Après mai 68, “Marseille est à la pointe des luttes féministes et homosexuelles”

Interview
le 10 Mar 2018
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Alors que la France va fêter dans quelques semaines les 50 ans de mai 68, une équipe de chercheurs en sociologie publie un ouvrage qui traite de ce mouvement, non pas à Paris, qui a longtemps monopolisé cette part de l'histoire, mais à Marseille, dont les événements, pourtant riches, sont  moins connus. Marsactu vous propose en exclusivité les bonnes feuilles de ce livre, et revient sur l'étude qui l'a précédée avec l'un de ses auteurs Olivier Fillieule.

Marseille, 20 juillet 1978, manifestation des ouvrières de la navale CGT sur la Canebière. Photographie : Pierre Ciot.
Marseille, 20 juillet 1978, manifestation des ouvrières de la navale CGT sur la Canebière. Photographie : Pierre Ciot.

Marseille, 20 juillet 1978, manifestation des ouvrières de la navale CGT sur la Canebière. Photographie : Pierre Ciot.

Dans sept semaines, la France célébrera les cinquante ans d’un mouvement social contestataire qui a marqué durablement l’histoire de France : mai 68. La mémoire collective a retenu la Sorbonne, les pavés parisiens, les barricades dans la capitale, Jean-Paul Sartre, Daniel Cohn-Bendit… Mais qu’en est-il du mai 68 en dehors de Paris, dans le reste de la France, à Marseille par exemple ? C’est la question à laquelle ont tenté de répondre une équipe de chercheurs en sociologie et sciences politiques menée par Olivier Fillieule de l’université de Lausanne et Isabelle Sommier, de Paris 1.

Pendant cinq ans, ces universitaires ont ainsi épluché des archives – dont celles, précieuses et pour la première fois ouvertes des Renseignements généraux – à la recherche d’éléments sur les événements de mai 68 à Nantes, Lyon, Lille, Rennes et Marseille et ce qui a changé ensuite. L’étude porte sur une échelle de temps qui débute dans les années 1960 et se termine dans les années 1980. Ils ont tiré un livre de quelques 600 pages et édité par les Presses de Sciences Po : Marseille années 68.

Marsactu vous propose en exclusivité les bonnes feuilles de ce livre qui paraît jeudi 15 mars. Avant cela, Olivier Fillieule revient en détail sur cette étude passionnante, qui redonne à Marseille une part de son histoire, que la capitale avait jusqu’ici occultée.

Marsactu : On connaît mai 68 comme un événement de contestation sociale qui s’est déroulé essentiellement à Paris. Quelle est donc la réalité du mai 68 marseillais ? 

Olivier Fillieule : Dans la mémoire de 68 telle qu’elle fut constituée au fil des commémorations, mai 68 est essentiellement un événement parisien. Il n’en est bien sûr rien et c’est un des premiers intérêts de notre enquête que d’avoir déplacé le regard vers des métropoles régionales, dont Marseille. En résumé, disons que le mai parisien a occulté les mai de province, ce qui a eu notamment pour conséquence de placer au second plan la dimension ouvrière, usinière et populaire de mai 68 et des mobilisations qui suivirent tout au long des années 68.

Avant de parler de ces mobilisations, peut-on dire que c’est parce qu’ici le mouvement a été moins fort, moins violent qu’à Paris, qu’on en parle si peu ?

Ce n’est pas parce qu’il est moins fort. Le mai 68 marseillais a été occulté parce que la mémoire de mai 68 a été construite par les têtes d’affiches parisiennes. Principalement, on peut dire que ce sont les militants ordinaires qui ont été effacés de la geste de 68, au profit du petit groupe, parisien, d’origine plutôt bourgeoise et poursuivant de brillantes études au moment des événements. On retrouve les biographies de ceux-là dans le fameux Génération de Hamon et Rotman. Or cette quarantaine de personnes est aux militants ordinaires ce que le bottin mondain est à l’annuaire téléphonique…

Quelle est donc la spécificité du mai marseillais ? 

Précisons d’abord que le mai marseillais ne se distingue pas particulièrement sur le plan du tempo ou de la chronologie, des groupes mobilisés, des répertoires d’action et des modes de gestion répressifs. Le groupe 66 qui rassemble des militants révolutionnaires alors étudiants, surtout à Saint-Charles,  au cœur de l’agitation étudiante, lycéenne et des collèges d’enseignements techniques.

Côté mobilisations ouvrières, tout démarre le 13 mai à Sud Aviation [devenue Airbus Helicopters, à Marignane, ndlr]. Ce qui peut-être distingue Marseille d’autres villes, c’est d’une part l’ampleur et la durée des grèves ouvrières, dans un contexte de crise économique déjà présente avant la fin de la décennie et d’autre part le fait – souligné par les rapports de bilan établis par les Renseignements généraux – que les choses se seront finalement passées sans violences, avec des syndicats qui conservent plus ou moins efficacement la maîtrise de leurs troupes et une auto-limitation des mouvements étudiants et lycéens.

À noter aussi que la manifestation gaulliste du 31 mai à Marseille est particulièrement forte, rassemblant plus de 30 000 personnes, soit la plus forte mobilisation de rue depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.

Ces événements de mai 68 arrivent ici dans un terreau social, économique et politique particulier. Pouvez-vous le décrire ? 

Marseille, en 1968, est déjà entrée dans la crise économique, le chômage devient visible, nombre d’entreprises petites et grandes ferment les unes après les autres. Cette donnée importe pour comprendre les luttes de concurrence qui vont se développer entre CGT et CFDT, entre gauches alternatives et CGT mais aussi entre PC, gauches alternatives et pouvoir municipal.

Ce pouvoir municipal, justement, qui constitue l’autre spécificité marseillaise, avec son système de gouvernement que l’on peut qualifier de clientélisme généralisé et qui s’appuie sur un syndicat -FO- aux ordres de Gaston Defferre, hégémonique alors dans les personnels municipaux, mais aussi certains secteurs comme la fonction publique hospitalière.

Comment ce terreau va-t-il influencer les événements de mai 68 ?

De par cette situation économique, on comprend pourquoi en 68 il y a à Marseille des mobilisations ouvrières très fortes et qui écrasent le mouvement étudiant et lycéen. L’inverse de la situation parisienne en quelques sortes. Quant au système politique, l’émergence de ce mouvement gauchiste va créer un troisième acteur, qui va se mettre au milieu et troubler le jeu. Ces mouvements gauchistes vont se retrouver pris en tenaille entre, d’une part, le PC et la CGT et d’autre part la majorité municipale et FO, qui essayent d’empêcher l’émergence de ces mouvements contestataires.

Peut-on dire que ce contexte a freiné à Marseille le vent de révolution qui soufflait à cette époque ?

Il n’est pas possible de répondre brièvement et définitivement à une telle question. Et surtout, ce contexte évolue tout au long des années 68, avec bien sûr l’aggravation de la crise économique et l’accélération des fermetures d’entreprises, le déplacement de nombre d’activités en dehors du territoire marseillais (je pense à la pétrochimie et au développement de Fos, etc), la montée aux extrêmes sur la question du racisme anti-maghrébin et en réaction de l’antiracisme politique, tout particulièrement en 1973-1974 [lire notre interview de la sociologue Rachida Brahim sur le sujet, ndlr].

Mais ce qu’il faut dire, c’est que mai-juin 68, la crise elle-même, c’est un feu de paille. Ce n’est qu’un mois et demi. On se souvient de ça, des barricades etc… mais il faut arrêter de focaliser sur cet événement. Ces quelques semaines vont être déterminantes pour la suite, c’est vrai, mais en réalité c’est dans les années 70 que se développent vraiment les mouvements gauchistes, féministes… 68 à Marseille inaugure une période qui va durer une bonne dizaine d’années. Il s’agit d’une période de mobilisation intense, d’émergence de luttes, de mouvements gauchistes qui vont tenter de contrer les pouvoirs.

À la lecture de votre livre, on se rend compte effectivement compte que dans les années qui suivent mai 68, il y a un foisonnement des gauches alternatives à Marseille. Qui sont-elles et surtout, quels thèmes les animent ?

Oui, mais cela n’est pas propre à Marseille. Mai-juin 68 débouche sur une décennie d’insubordination politique et de multiplication des mobilisations portées par les gauches alternatives. Les thèmes défendus sont les mêmes qu’ailleurs, avec en tête toute les formes de solidarité internationale, du Vietnam au Chili en passant par l’opposition au régime franquiste, favorisées peut être à Marseille par l’importante présence d’enfants issus de diverses vagues d’immigration.

À ces luttes tournées vers l’actualité internationale, il faut ajouter les mobilisations contre le service militaire et les comités de soldats, le mouvement féministe via surtout l’investissement dans les groupes MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), le mouvement homosexuel, dont Marseille sera un des fers de lance de la renaissance avec la création des Universités d’été homosexuelles en 1979, etc. À ce propos il est intéressant de noter que Marseille a souvent été initiatrice dans ces luttes des années 68. Un autre bon exemple est celui de SOS femmes battues créée dès 1976 et qui sera la première des SOS à mettre en place une structure d’hébergement. Cela amène à réévaluer la prééminence, parfois supposée plus que réelle, de Paris dans l’histoire de ces années. En réalité, quand on regarde Marseille, par exemple sur la question des homosexuels ou des foyers pour les femmes battues, et bien cette ville est en tête, alors même que Paris n’a pas encore obtenu les financements pour un seul centre. C’est important de souligner que sur pas mal de sujets, Marseille a été à la pointe.

Enfin dans les luttes emblématiques de ces années, il y a les mobilisations anti-racistes, qui prennent un relief tout particulier étant donné la forte présence après 1962 des rapatriés, la concentration des restes déliquescents de l’OAS et plus généralement -comme ailleurs dans la région- la force des groupuscules d’extrême droite, notamment à la faculté de droit d’Aix-en-Provence.

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué personnellement dans les événements de mai 68 à Marseille et les années qui suivirent ?

En ce qui concerne les événements de mai 68, je dirais que c’est le fait qu’à Marseille, c’était plutôt calme, il n’y a pas eu de mort. Les rapports des RG sont clairs sur le fait qu’ici “ça se passe bien”, que “la CGT et les communistes ont la situation en main”. Les leaders de l’agitation étudiante et lycéenne sont considérés comme “raisonnables et pas jusqu’au-boutiste”. Le premier trait marquant de mai 68 à Marseille, c’est donc ce calme relatif, ce conflit pour le moins pacifié, avec peu de violence.

L’autre point marquant, relève du fait du tissu industriel, du type d’entreprises, c’est-à-dire les dockers, le port… et de la présence de la CGT. Tout cela engendre un caractère massif et durable des grèves ouvrières. D’ailleurs, lorsque le travail va reprendre, que tout cela va se terminer, cela va être difficile à Marseille : les ouvriers vont avoir du mal à rentrer dans leurs usines. Parce que la radicalité des ouvriers marseillais est forte, comparée à d’autres villes.

Plus généralement pour “les années 68”, je soulignerais le caractère initiateur à maints égards des mobilisations locales, la force et l’ampleur des MLAC en 1974, le rôle crucial des universités d’été homosexuelles dans le développement du mouvement homo, l’importance de groupes comme Révolution ! et le Parti communiste marxiste-léniniste alors que le Parti socialiste unifié, lui, reste très faible tout du long de la période et parallèlement, les chrétiens marxistes qui sont très présents et sur de très nombreuses luttes.


Les bonnes feuilles

Marseille années 68

 

Sous la direction d’Olivier Fillieule et Isabelle Sommier. Lucie Bargel, Charles Berthonneau, Rachida Brahim et Laure Fleury ont également contribué à cet ouvrage.

Chapitre 2 – Marseille est dans la rue

Sous-chapitre : Le Mai marseillais

« Les grèves de mai-juin 1968 à Marseille et dans les Bouches-du-Rhône frappent par leur caractère extrêmement massif et leur durée : à compter du vendredi 17 mai, elles touchent les principaux secteurs et entreprises pendant quatre semaines, et débordent sur une cinquième pour les dockers marseillais. Elles se caractérisent aussi par l’importance de la vague d’occupation des lieux de travail: usines, entreprises, équipements (dépôts, gares, port…), administrations et services23.» Ainsi commence l’article d’Emmanuel Arvois, l’un des seuls consacrés aux « événements» de mai-juin 1968 dans la région. Rien à Marseille comme ailleurs ne semblait le présager. Le printemps s’est déroulé avec quelques manifestations en soutien au peuple vietnamien organisées par le Mouvement de la paix le 16 mars et 28 avril et les 8 et 11 mai, à l’appel de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) et du mouvement antinazi contre «la renaissance du nazisme en  Allemagne ». Les rangs ont nettement grossi entre ces deux dates puisque les manifestant.e.s du monument des Mobiles jusqu’au quai des Belges ont grimpé de 250 à 1200 personnes, lesquelles rejoignent les 2800 présent.e.s au défilé organisé par le Parti communiste français (PCF), la CGT, la CFDT, l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), le Syndicat national de l’enseignement supérieur (SNESUP), la FGDS et la Fédération de l’Éducation nationale (FEN) pour la libération des étudiant.e.s emprisonné.e.s, la cessation des poursuites et l’amnistie, la réouverture des facultés, le retrait de la police du quartier latin et enfin les libertés syndicales et démocratiques. Ce 11 mai signe la première manifestation unitaire du moment 68 à Marseille, après le 1er Mai défilant sur la Canebière, interdite depuis 1954.

Comme à Paris, le mouvement est impulsé par les étudiant.e.s qui se mettent en grève le 7 mai à l’instigation du «Groupe 66» conduit par Samuel Johsua, dans une ambiance particulièrement houleuse. Les rassemblements universitaires du même jour regroupent 2500 personnes à Marseille et 400 à Aix. Une manifestation se tient le lendemain en soutien aux étudiant.e.s de Paris à l’appel de l’Association générale des étudiants de Marseille (AGEM) et du SNESUP; on y compte 2 500 personnes. Les étudiant.e.s occupent l’ancien kiosque à musique de la Canebière et le transforment en « centre culturel» où se tiennent une permanence et leurs meetings avant que la faculté des sciences ne soit occupée. Lors de son évacuation, la police y trouvera un imposant matériel de résistance (pavés, boulons, barres d’échafaudage, manches de pioche, etc.) resté intact, aucun incident n’ayant eu lieu au cours de ces semaines.

Apparaissent les premiers signes d’agitation dans les lycées et collèges techniques qui resteront très forts dans la capitale phocéenne tout au long de la période, ainsi que le souligne un rapport des RG: «Une agitation permanente a régné dans le milieu des élèves des lycées et collèges techniques, avec rassemblement devant les établissements, occupation de certains de ces derniers, cortèges sur la voie publique. Le mouvement lycéen a été incapable de trouver son unité. Il s’est fait remarquer par son incohérence, ses mots d’ordre contradictoires, parfois ses “chahuts” et son manque de discipline […]. Une observation mérite d’être signalée particulièrement: il s’agit de l’action des groupes motorisés de lycéens, qui, partant d’“établissements pilotes”, ont propagé les mots d’ordre et l’agitation dans tous les autres lycées et collèges, réalisant des liaisons rapides et efficaces. Ces groupes ont contribué dans une large part, par les distributions de tracts dans les différents quartiers, à la diffusion des mots d’ordre et des consignes au sein de la population. Ils se sont également fait remarquer par leur turbulence, interpellant ou molestant parfois les automobilistes et les passants25.» Le PCF s’en inquiète également d’après un document «secret» du 14 mai 1968 établi par les RG où l’on peut lire : « L’agitation dans les milieux des jeunes lycéens continue d’inquiéter les responsables du PCF. […]. On prétend que ce sont les “gauchistes” qui empêchent les élèves d’entrer notamment aux lycées Denis-Diderot et Anatole-France. On a attiré l’attention également sur un tract “particulièrement odieux” à l’égard des communistes représentant une sorte de garde rouge qui tire un jeune enchaîné. Le tract dénonce le PC comme ayant noyauté la manifestation du 13 mai et appelle les lycéens à ne pas se laisser manœuvrer par la CGT et à continuer leur action. La fédération du PC essaye de mobiliser ses militant.e.s notamment dans les établissements d’enseignement pour s’adresser aux jeunes et “les encadrer”. Un militant estime que l’on va sûrement vers “une épreuve de force”26.»

Le 13 mai ont lieu comme partout grève générale et manifestation «contre la répression»  de la Canebière jusqu’au palais de justice avec 16000 participant.e.s dont 2500 étudiant.e.s et 1000 lycéen.ne.s. Quatre orateurs prennent la parole aux Mobiles: pour les jeunes CGT, l’AGEM, la CFDT et le CAL (Comité d’action lycéen). On compte 300 manifestant.e.s à La Ciotat, 200 à Gardanne, 1 700 à Arles. Le taux de participation à la  grève générale dans les Bouches-du-Rhône est imposant: 98% dans l’enseignement, 95% chez les communaux et hospitaliers, 75% aux PTT, 72% dans les régies financières, 30% à la préfecture. Dans le secteur semi-public: 89% chez les mineurs, 80% à l’EGF, 64% à la SNCF, 100% dans les transports urbains et les taxis. Dans le secteur privé, ce sont la réparation navale et la métallurgie qui sont les plus affectées avec respectivement 80% et 90%, puis la chimie et la pétrochimie avec 80%, les banques 50%. Enfin, le port de Marseille est entièrement paralysé avec 100 % de grévistes chez les dockers et les marins, 65% pour le personnel du Port autonome et 50% pour le personnel sédentaire des compagnies de navigation27 (illustration 2).

Les grèves débutent avec une forte implication de l’Union départementale CGT le 17 mai, d’abord à Sud-Aviation Marignane (6 000 personnes), à l’appel de la CGT et de FO, où se tient un meeting suivi de la décision d’organiser « un référendum » sur l’action. Le directeur est « consigné » dans son bureau pendant qu’une plateforme commune aux organisations syndicales est adoptée. Le lendemain, l’Union départementale CFDT estime que la lutte doit déboucher sur «une société pleinement démocratique » et «une économie de caractère socialiste ». Selon un relevé établi par Emmanuel Arvois à partir d’un travail sur les télégrammes biquotidiens du cabinet du préfet au ministre de l’Intérieur, « on constate une impressionnante extension du mouvement à partir du 21 mai: grève totale ou quasi totale à la SNCF, aux Postes et Télécommunications, à la RATVM et à EDF ; grève totale sur le port et chez les marins (les équipages débrayent au fur et à mesure de l’arrivée des bateaux); grève quasi totale dans la métallurgie, la chimie, la pétrochimie et le bâtiment, avec approfondissement en direction des plus petits établissements; enfin, extension à de nouveaux secteurs: transports, alimentation (fabrication et distribution), commerce, fonction publique (éducation et hôpitaux), banques, compagnies de navigation et aériennes, administrations publiques (sécurité sociale, CAF…), etc.28 ».

Les grèves semblent se dérouler dans un climat tendu, si l’on en croit un télégramme du Service régional des renseignements généraux (SRRG) de Marseille à la Direction des RG  (DRG) à Paris et au préfet de la région en date du 19 mai 1968 faisant état à la fois des protestations de l’Union régionale et de l’Union départementale de la CGC contre les séquestrations illégales de directeurs et de cadres d’entreprise, mais aussi d’un appel de la CGT et de la CFDT à destination de leurs militant.e.s leur conseillant de rester en contact avec les organisations syndicales de base, et enfin d’un tract du PCF intitulé « Travailleurs, le PC vous parle » en date du 18 mai, tiré à 60000 exemplaires, et dans lequel «le parti rappelle ses exigences dans le domaine politique et social, dénonce la réaction anticommuniste du pouvoir et condamne les manœuvres de l’anarchiste Cohn-Bendit 30 ». Bientôt la fédération du PCF va chercher à prendre langue, sans succès, avec la FGDS locale pour constituer une «union populaire ».

Les grèves sont fortement perturbatrices pour la vie quotidienne. Le 21 mai, le chef de service interdépartemental du commerce intérieur et des prix de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et Corse dresse ainsi pour le préfet l’état des approvisionnements par secteur de production: «fruits et légumes (approvisionnement normal, etc.), lait (normal), pâtes alimentaires (sur le point d’être épuisé), sucre (encore un mois), farine (24 heures de stock de farine et 8 jours de stock de blé), biscottes (24 heures car usines Prior arrêtées depuis hier), riz (normal), poissons (ça va mais dépend du carburant, de l’absence de barrages et de grève du personnel routier) et viandes (normal, mais difficultés prévues pour le bœuf car importations d’Allemagne) 31 ».

La situation semble rétablie pour ces produits le 27 mai 1968. Télégrammes et rapports journaliers suivent jour par jour l’évolution des grèves. Les RG signalent à partir du 21 mai que «l’opinion publique commence à manifester quelque hostilité à l’égard du mouvement en raison de la gêne profonde qu’il occasionne 32 ». L’Union départementale CGT annonce 300 000 grévistes dans les Bouches-du-Rhône le 23. La journée du 24 mai, veille de l’ouverture des négociations de Grenelle, est particulièrement chargée en manifestations. L’UNEF et le Mouvement du 11 mai se retrouvent aux Réformés (400-500 personnes), puis descendent la Canebière pour se rendre place de la Joliette où un meeting d’environ 700 à
800 ouvrier.e.s grévistes est prévu, lesquel.le.s partent à leur tour en cortège (au moment où les étudiant.e.s arrivent) à 18h 45 par la rue Forbin, place Marceau, place Jules-Guesde et boulevard Nédelec jusqu’à la nouvelle Bourse du travail. La CGT manifeste avec 1 000 personnes à Châteaurenard, 600 à Arles, 400 à PortSaint-Louis-du-Rhône, 350 à Aix-en Provence, 400 à Istres, 3500 à Martigues, 400 à Aubagne. Près de 700 ouvrier.e.s métallurgistes défilent à Marseille à l’appel de la CGT-FSM, du boulevard Ordo à la raffinerie de sucre de Saint-Louis, avec une prise de parole de Marius Colombini, secrétaire général de l’Union départementale CGT. Les paysan.ne.s aussi, à l’occasion d’une journée nationale d’action : à Châteaurenard, ils et elles sont 400 (organisé.e.s par la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles – FDSEA), à Orgon, 200 (Mouvement de défense des exploitants familiaux – MODEF), à Aix-en-Provence, 100 (FDSEA), à La Ciotat, on note un défilé de 18 tracteurs et 50 voitures particulières venant du Var, sans incident.

Le 27 mai, 2 500 étudiant.e.s manifestent à Marseille et 1 000 à Aix à l’appel de l’AGEM, de l’UNEF, du Mouvement du 11 mai dans le cadre de l’appel lancé sur le plan national par l’UNEF. Les RG en font la synthèse : « Le premier rang des manifestants serait anodin, mais il serait suivi d’un deuxième et troisième rangs représentant un commando armé. Les étudiants ne prendront pas l’initiative de l’attaque, mais ils ne seraient pas fâchés que des heurts se produisent. L’itinéraire envisagé est de descendre la Canebière et d’investir un moment le palais de la Bourse […]. Le PC, dans un communiqué, publié dans La Marseillaise, met en garde ses adhérents contre les manifestations organisées aujourd’hui par l’UNEF. Ce communiqué laisse entendre qu’une provocation se prépare et fait mention d’une cinquantaine de voitures descendues de Paris pour amener des commandos33

Le conseil général des Bouches-du-Rhône saisit le préfet d’une demande de réunion en session extraordinaire. Le 29 mai a lieu la dernière grande manifestation unitaire (CGT, CFDT, FEN, UNEF); elle rassemble 15000 personnes dont 2500 étudiant.e.s de la Canebière
jusqu’à la place Sadi-Carnot. La rue va en effet être occupée par un nouvel acteur: le Comité de défense de la République qui constitue le 31 mai, à l’instigation du professeur Comiti, la plus importante manifestation de masse depuis la Libération avec 30000 personnes défilant de la Canebière au mémorial du fort Saint-Nicolas. L’extrême droite suit. Une contre-manifestation réunit 400 jeunes à Marseille, 150 à Port-de-Bouc à l’appel de l’Union des femmes françaises (UFF) et 400 à Aubagne à l’appel du PCF.

Ce n’est pas la première intervention des partisans du gouvernement. Le 17 mai, un «Comité provisoire de défense des étudiants de l’Université Aix-Marseille » avait appelé à un rassemblement aux Mobiles puis à un défilé sur la Canebière jusqu’au quai des Belges. Mais étant donné le peu de monde (100 à 120 personnes dont le mouvement «Restauration nationale »), il avait été décidé de ne pas défiler et de se rendre devant la faculté de médecine, où des affrontements ont régulièrement lieu entre étudiant.e.s d’obédiences opposées34. Après l’entretien radiophonique du général de Gaulle du 30 mai, le reflux va s’amorcer. Un télégramme du SRRG de Marseille à la DRG de Paris et au préfet de la région en date du 8 juin 1968 en fait ce curieux compte rendu: «D’après les premières réactions en général, l’opinion aime la formule du dialogue et a manifesté une attention certaine aux propos du chef de l’État dont la bonhomie, voire la malice, a quelque peu fait oublier le ton sévère et ferme de son dernier appel au pays. En dehors des militants de toutes catégories engagés, on constate que son tableau sur l’évolution de la société moderne et son analyse sur la participation est le signe d’une volonté de réformes profondes notamment dans le domaine universitaire. On peut craindre cependant que le survol des problèmes, selon l’habitude du chef de l’État, fasse que la résonance de son exposé ne soit pas suffisante chez les jeunes surtout encore sensibilisés par le mouvement qu’ils ont lancé. Chez les jeunes comme dans les syndicats, on manifeste une réticence certaine à toute formule de réforme “octroyée”35

Le 2 juin se déroulent deux manifestations opposées. L’une de 1200 personnes à Avignon, organisée par le Comité de défense des libertés républicaines et régionales favorable au général, l’autre à Marseille à l’appel du PCF, de la FGDS, du PSU, de la CGT, de la CFDT, du Syndicat général de l’Éducation nationale (SGEN), de la FEN, du Syndicat national des instituteurs (SNI), de l’UNEF et du MODEF, qui réunit 3 500 à 4 000 manifestant.e.s, «rappelant les résultats sociaux obtenus qui doivent être complétés par des résultats politiques».

Dès le lendemain du discours de De Gaulle, la police commence à évacuer les piquets de grève. Elle commence par ceux de la recette principale des PTT Colbert, du centre de tri, du central téléphonique et télégraphique, des dépôts pétroliers et convoiement des camions-citernes. Le 1er juin, c’est au tour des piquets de grève de la  gare d’Arenc et, trois jours plus tard, de ceux du Centre de chèques postaux. Mais la résistance à la reprise semble forte sur Marseille où l’on note «dans les secteurs clés de la métallurgie, du bâtiment et des dockers […] un durcissement de la situation» selon un télégramme du 6 juin au ministre de l’Intérieur qui poursuit: «Le climat est tendu à l’usine Sud-Aviation à Marignane, effectif 6 000, où l’accès de l’usine a été interdit à la direction et aux cadres, hier 5 juin. Le climat est également très dur au chantier naval de La Ciotat, chez Coder et à la SPAT36.» Même constat dans une synthèse départementale : «Dans la chimie, n’ont pas rouvert leurs portes: Péchiney à Gardanne (700) ; Organico à Marseille (450); Khulmann à Marseille et Port-de-Bouc (350 et 150). Dans le bâtiment n’ont pas repris: Les Grands Travaux; FGTH; les établissements Chagniaud qui représentent environ un effectif de 10000 sur 3000037.» Les reprises du travail se font dans la douleur.

Les RG arrêtent au 12 juin 1968 leur rapport sur «les manifestations survenues au cours des mois de mai et juin 1968» établi le 23 juillet38. Dans leur bilan, ils signalent l’absence d’incident et «la volonté évidente de ne pas rechercher, dans la mesure du possible, un affrontement avec les forces de police ». Ils poursuivent: «De puissantes manifestations, rassemblant un nombre important de participants, ont eu lieu sur la voie publique. Elles se sont déroulées dans l’ordre et la discipline, les manifestants répondant aux appels au calme lancés par les responsables des organisations syndicales. Le service d’ordre de la CGT, important et efficace, a toujours su faire respecter les consignes des organisateurs. Au cours des rares manifestations communes ouvriers-étudiants, la CGT a conservé le contrôle du mouvement, et les responsables syndicaux n’ont pas cessé de lancer des conseils de modération, principalement aux lycées rassemblés devant la Bourse du travail. Leur service d’ordre est intervenu à plusieurs reprises pour inviter les étudiants et lycéens à retirer les casques dont ils étaient coiffés, ou pour empêcher, au besoin par la force, l’action d’étudiants extrémistes qui voulaient continuer une manifestation après l’ordre de dispersion. À l’occasion des grèves et des occupations de lieux de travail, les piquets de grève mis en place ont fait preuve de détermination pour aboutir à une cessation complète du travail par l’ensemble du personnel des entreprises. Cependant, ils n’ont pratiquement opposé aucune résistance aux forces de police lors de l’évacuation forcée de certains établissements publics ou industriels39.» Ils concluent sur l’état d’esprit positif des forces de l’ordre durant ces semaines éprouvantes ayant occasionné « un horaire journalier de travail de douze à quatorze heures» et sur la nécessité de leur attribuer 300 bâtons supplémentaires qui s’ajouteraient aux 400 existants.

23. Emmanuel Arvois, «Mai-juin 1968 à Marseille et dans les Bouches-du-Rhône : grève ouvrière de masse, grève prolongée, grève continuée », Bulletin de Promémo, «Mai 68», 8, octobre 2008, p. 7.
25. Rapport sur «les manifestations survenues au cours des mois de mai et juin 1968» établi le 23 juillet 1968 (AD-BDR, 135 W 350).
26. AD-BDR, 135 W 35, Événements de Mai 68 (1968).
27. AD-BDR, 135 W 351, Télégramme du préfet de région au ministre de l’Intérieur du 13 mai 1968.
28. Emmanuel Arvois, « Mai-juin 1968 à Marseille et dans les Bouches-du-Rhône », art. cité, p. 8. 29. Établie à partir des archives des RG (en particulier AD-BDR, 135 W 350) et celle réalisée par Jean-Claude Lahaxe pour le Bulletin de Promémo, «Mai 68», 8, octobre 2008, p. 40-43.
30. AD-BDR, 135 W 350.
31. AD-BDR, 135 W 351, Événements de Mai 68 (1968).
32. AD-BDR, 135 W 349, Situation dans les Bouches-du-Rhône le 21 mai 1968 au matin (nota : un second rapport est fait à 15 heures).
33. AD-BDR, 135 W 349
35. AD-BDR, 135 W 350
36. AD-BDR, 135 W 349. 37. AD-BDR, 135 W 350. 38. Ibid.

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