[26 siècles d’engatses] Marseille contre Marseille

Chronique
le 20 Avr 2024
0

Pour cette nouvelle série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Ici, il est question de lutte foraine.

Illustration : Michea Jacobi.
Illustration : Michea Jacobi.

Illustration : Michea Jacobi.

On a beau s’appeler Marseille, on n’en est pas pour autant citoyen. Ni même originaire.

Henri Marseille était né à Lapalud dans le Vaucluse. Il exerça d’abord dans ce village la profession de meunier. Il était grand, il était délié, il était fort. À force de se coltiner des sacs de farine, de manœuvrer sa meule et de se suspendre, pour rigoler un peu, aux ailes de son moulin, il devint plus fort encore. Un jour de congé, à la fête de Pont-Saint-Esprit, il s’arrêta devant une baraque ornée de portraits d’hercules bombant le torse. Sur l’estrade, un aboyeur au torse nu annonçait les plus terribles combats qu’on ait jamais vus dans le pays. Il invitait même les hommes les plus courageux de l’assistance à venir se mesurer aux lutteurs professionnels. “Ces messieurs respecteront naturellement les règles internationales et sauront arrêter le combat s’il y a le moindre danger de blessure. Allez ! Pour trois sous, venez montrer vos qualités athlétiques aux Spiripontains !

Henri avait bu un coup. Il était en compagnie de son frère cadet. “Vas-y frérot, lui souffla le petit.” Les trois mots suffirent. Henri fouilla ses poches, en tira les trois pièces et rejoignit la scène. Monsieur Loyal lui serra la main, tâta ses biceps puis, ayant déjà choisi l’adversaire, s’adressa à la foule :

– Le colosse qui vient de répondre à notre défi mérite d’être opposé au meilleur de nos athlètes. Quel est votre nom, mon brave ?

– Marseille. Henri Marseille. Je suis meunier.

– Marseille, vous m’avez l’air d’un sacré gaillard. Je vais vous donner du grain à moudre. C’est Bonnet, le Bœuf des Basses Alpes qui va vous donner la leçon.

Bonnet était un sacré combattant. Mais il tournait depuis des années à travers la France, il était fatigué. Il évalua en outre très mal la qualité de son adversaire du jour. “C’est une brute, se dit-il, je vais l’avoir à la technique.” Or la technique intéressait particulièrement Marseille. Dans son métier, il avait appris à économiser ses forces : il prenait même un vrai plaisir à exécuter ses gestes quotidiens, comme si la meunerie eut été un pur exercice de grâce. Quand Bonnet le coinça une première fois, il comprit en une seconde comment il avait été pris et sut en même temps déjouer la prise et la faire sienne. Puis il s’offrit à la prise suivante, à une autre encore, pour que son adversaire lui montre d’autres figures ; et commence à douter. Quand il se fut ainsi approprié tout le répertoire du Bœuf (il était assez limité), il n’eut plus qu’à lui réciter sa leçon. En trois mouvements, Bonnet avait les deux épaules au tapis.

Le soir même, Marseille était engagé dans la troupe. Il s’appelait désormais Le Meunier de Lapalud.

Et sa vie d’athlète forain commença. Le salaire n’était pas mirobolant, les voyages étaient pénibles et le métier répétitif. Marseille essayait de l’exercer de son mieux, écrasant un à un ses adversaires, avec le même soin qu’il mettait jadis à écraser le grain. Quand il vainquit Arpin, l’Hercule de La Tarentaise à Paris, salle Montesquieu, sa réputation fut définitivement établie. On augmenta ses émoluments, on diminua le nombre de ses combats, on lui attribua un rôle de superviseur. Il forma James, le Terrible noir de la Jamaïque, Crest, le Taureau de Provence, Deschamps, le Porteur d’Avant-train. Entre autres collègues, entre autres adversaires d’un soir.

Tout allait bien pour lui. Il aimait enseigner son art, il savait éviter les gros pépins, il revenait de temps en temps à Lapalud.

Ce n’était pas un saint. Il aimait quand il rentrait au pays, exhiber sa richesse, aller au café, non pour picoler, mais faire, avec sérieux et retenue, le récit de ses plus beaux combats. Son auditeur le plus fidèle et le plus passionné était son petit frère.

Petit, si on peut dire. Maurice était aussi carré, aussi puissant et aussi poilu qu’Henri. Mais, si, au physique, les deux se rassemblaient exactement, il en allait tout autrement pour le tempérament.

L’un était silencieux, secret, même sombre. L’autre était enjoué, extraverti, volontiers braillard. L’un, l’aîné eut préféré, s’il avait été toxicomane, s’injecter méthodiquement de l’héroïne dans les veines ; l’autre, entraîné sur la même pente, aurait préféré tirer pépère sur son joint. L’un, si les temps étaient venus, eut été cabanon, pétanque et pointu. L’autre opéra, escalade et course au large. Et si les deux frangins avaient pu choisir dans une anthologie de la chanson marseillaise, Henri aurait sans doute pris :

“Marseille, tais-toi Marseille tu cries trop fort

Je n’entends pas claquer les voiles dans le port.”

quand Maurice se serait régalé d’Une partie, de pétanque ou même du subtil et délicat refrain de Jul et les rappeurs associés :

“Nique ta mère sur la Canebière,

Nique tes morts sur le Vieux-port.”

Le petit se croyait doté d’une force exceptionnelle et se battait pour un oui ou pour un non. Il rappelait en toute occasion qu’il avait réglé son compte à tel ou tel costaud d’Avignon ou du Pontet. C’était À jamais les premiers et Marseille Trop Puissant avant la lettre. Il disait que sa vie, c’était la castagne. L’autre ne donnait jamais un coup en dehors des foires et voulait bien concéder, quand on le cherchait bien, qu’il avait un véritable amour de la lutte gréco-romaine Si les deux eussent été transportés plusieurs siècles en arrière, dans la ville dont il portait le nom, l’un eut été un sage Phocéen et l’autre un gladiateur furieux.

Naturellement, Maurice rêvait de devenir un bretteur de profession, comme son frère. “Tu sais ce que je vaux. Nous sommes du même sang. Dis au patron de ta baraque de m’engager, ne cessait-il de seriner.” Henri freinait de deux fers. Il savait que les relations entre les membres de la troupe, Meissonier d’Avignon, Quiquine, Mazard d’Uzès, étaient quelquefois tendues. Il craignait que Maurice provoque de nouvelles disputes, ou qu’il abîme un des zigotos qui osaient affronter les professionnels. Il voulait protéger son petit frère en quelque sorte. Mais il l’aimait aussi beaucoup. Il finit par céder. Maurice intégra la troupe. Manquant d’inspiration, on le baptisa le Lion de Lapalud.

Le Meunier et le Lion prirent ensemble le chemin des foires et des salles de combat. Maurice se tenait, Henri veillait au grain. Ils allèrent montrer leur force et leur habileté à Lyon, à Toulouse, même dans les arènes de Nîmes. Ils s’étaient juré de ne jamais combattre l’un contre l’autre.

Ils arrivèrent à Marseille. C’est une ville où aucun serment ne tient.

Surtout si l’on promet à deux lutteurs déjà fatigués une belle récompense. Surtout si l’on imprime pour l’occasion une belle affiche portant en grandes lettres ce titre emphatique :

POUR LA PREMIÈRE FOIS

À MARSEILLE

MARSEILLE CONTRE MARSEILLE

Le combat s’annonçait homérique. Il fut morne et interminable. Les deux clients se connaissaient à fond. Maurice voulait battre son frère “à la régulière”, Henri voulait défaire son cadet “pour l’honneur du métier“. Ils donnèrent un récital de prises, de clés et de retournements. Ce n’était pas une bataille, c’était une dissertation : “Comment battre son frère sans lui faire de peine.

Le public, d’abord enthousiaste, décrocha peu à peu. Il était presque indifférent quand le grand mit le petit au tapis. Personne alors ne remarqua que le bouillant Maurice ne put, en se relevant, retenir son dépit : il cracha au visage de son frère.

Puis il disparut. Définitivement.

Même Mme Wikipédia, incollable archiviste à l’Université du Monde Entier ne sait ce qu’il est devenu.

Henri, lui, continua le métier. On trouve sa trace dans un beau texte de Jules Vallès de 1866 intitulé Les Saltimbanques :

Il reste comme lutteur de profession, sérieux et fort, Marseille ; mais Marseille se fait vieux : il a le front ridé, l’air sombre, le teint blême, il est maigre poilu, taciturne. On peut dire de lui pourtant que c’est, parmi tous les lutteurs célèbres, celui qui a le plus d’âme : le mot est d’Arpin, je le tiens de lui. Tous ses collègues en force s’accordent à le répéter. Mais Marseille n’est pas même le propriétaire de la baraque où il travaille. Il est en représentation chez les autres. Où finira-t-il ?

Cet article vous est offert par Marsactu

L’équipe de Marsactu vous offre cet article pour que vous puissiez découvrir notre contenu. Si vous souhaitez nous soutenir, abonnez-vous pour ne rien manquer de l’actualité de Marseille et la région.

Si vous avez déjà un compte, identifiez-vous.

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.

Vous avez un compte ?

Mot de passe oublié ?


Ajouter un compte Facebook ?


Nouveau sur Marsactu ?

S'inscrire