Michel Samson vous présente
Chronique du Palais

Les mots de la fin

Chronique
le 5 Juil 2016
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Les mots de la fin
Les mots de la fin

Les mots de la fin

Depuis des mois, Michel Samson se rend tous les jours au Palais. L’ancien correspondant du Monde, journaliste et écrivain, y enquête sur la justice au quotidien, sur ses réalités multiples et les images qu’elle renvoie. Cette semaine, il tire le bilan de quatre mois de chroniques pour Marsactu.

Seize semaines pour quinze chroniques, c’est le moment de conclure cette collaboration hebdomadaire. Me vient alors l’idée d’écrire ce que j’ai compris – ou plutôt mieux compris – en essayant de rendre compte de ce que je voyais, entendais, comprenais en fréquentant quotidiennement le palais de justice de Marseille. Plus précisément ses chambres qui jugent pénalement. Me viennent alors à l’esprit, ce n’est pas ordinaire dans une chronique, quelques citations qui m’ont inspiré. Et que j’ai repérées parce que je travaillais sur la justice. La première :

Les mots. Nous sommes dans un procès de mots. Pour accuser, ici, il n’y a que des mots ; l’interprétation des mots placés les uns à côté des autres dans un certain ordre. Pour défendre également (…) Entendons-nous : ce n’est pas de là que surgira une erreur judiciaire. Nous verrons cependant qu’en déplaçant un petit pronom, ou en mettant au pluriel ce qui est au singulier, on anéantit complètement une phrase accusatrice et terrible. Et je le répète, c’est un procès de mots.”

Voilà ce qu’écrivait Jean Giono dans ses Notes sur l’affaire Dominici en décembre 1954. Évidemment, la justice à Marseille en 2016 n’a pas les défauts qu’on lui a reprochés quand il s’est agi de condamner (à mort) le patriarche de Lurs (Alpes-de-Haute-Provence), finalement gracié puis libéré. La police non plus, dont l’enquête sur la mort des touristes anglais que Dominici aurait assassinés fut tellement bâclée. Mais ces phrases de l’écrivain qui suivit le procès pour Arts restent majeures : oui, les juges travaillent – et ils travaillent beaucoup – avec et sur des mots. Ceux des mis en examen, ceux des victimes, ceux de la police, ceux de l’instruction, ceux des écoutes téléphoniques, ceux du procureur, ceux des avocats. Les juges assis passent l’essentiel de leur temps d’audience à écouter. Le ou la président(e) interroge et écoute les réponses ; ses deux assesseurs, qui restent le plus souvent totalement silencieux durant des heures ou des semaines, écoutent. Bien sûr ils/elles (les femmes magistrates sont très nombreuses) regardent aussi les auteurs de ces mots, et cela compte. Mais ils écoutent, lisent et réfléchissent à partir des mots. Quelques photos de temps en temps, manière d’établir un fait, ou de voir le lieu d’un délit, mais pas grand chose d’autre que des mots. Il n’y a (presque) que dans les films qu’on trouve l’ADN, les empreintes digitales et le couteau de l’assassin qui convainquent juges et spectateurs. Même dans un procès de sanglant règlement de comptes (assises d’Aix, décembre 2015), on trouve bien trois cadavres brûlés mais pas une balle, pas une image, pas une trace ADN. Mots contre mots, 22 ans de prison pour les trois jeunes hommes accusés d’avoir tué trois jeunes hommes.

Dans Le courage de juger (2014), Denis Salas, magistrat et essayiste, écrit :

Les juges sont les auteurs d’un récit officiel mais ils sont rudement concurrencés par des écritures plus ou moins sauvages, qui viennent raturer, biffer, voire réécrire complètement leur œuvre. Tout se passe comme si chacun aspirait à être l’auteur du récit qui fera de lui le sauveur d’une société en péril.

La phrase est d’autant plus convaincante que les procès sont racontés par des journalistes, qui écrivent ou parlent eux avec leurs urgences, leurs priorités, leur talent, leur compétence, leurs convictions, leurs habitudes, leur concurrence, leur planning éditorial, qui n’ont rien à voir avec ceux des juges. Et ce sont leurs récits qui font parler de la justice. En particulier les acteurs politiques, grands producteurs de mots à propos de procès auxquels ils n’assistent à peu près jamais, eux qui font les lois et doivent les appliquer – et surtout les faire appliquer. Quand ils sont mis en examen, ces acteurs politiques deviennent alors des grands pourfendeurs de la justice qu’ils sont censés défendre. Et ses infatigables accusateurs s’ils sont condamnés. Ils ont aussi d’autres priorités, d’autres échéances, d’autres préoccupations que l’appareil judiciaire qu’ils prennent justement à partie.

Les mondes de la justice et de la presse se côtoient, se connaissent, s’estiment, se jalousent, se critiquent, se méprisent même parfois ; mais ils ont besoin l’un de l’autre. La justice, dans notre démocratie, est publique : elle doit donc être connue, racontée, décrite. Comme elle juge publiquement, elle réserve des bancs (inconfortables) pour la presse. Celle-ci apprend de la justice mille choses sur ce monde qu’elle a pour mission de décrire. Les délices de la presse ce sont en effet les scoops, les exclusivités, les ratés de l’ordinaire puisque comme on l’apprend dans les écoles de journalisme, “un article c’est un train qui arrive en retard, pas un train qui arrive à l’heure”.

Et puisque je conclus à propos de mots, des adjectifs maintenant. On évoque la justice sans préciser s’il s’agit de la justice debout ou de la justice assise. La première, celle des procureurs accuse, la seconde juge. Les journaux préfèrent souvent raconter ce que lui dit la justice debout, celle qui dévoile, attaque, accuse, celle qui cherche et trouve le noir du monde, ce que Balzac appelait “l’envers du monde contemporain”. La justice assise hésite, écoute la défense, elle doit même instruire durant l’audience avant de se retirer, et de trancher. C’est souvent ennuyeux et tellement moins spectaculaire que les scoops…

Le problème, singulier à la France avec sa justice inquisitoriale, c’est que ce sont des gens du même corps, issu de la même école et pouvant passer d’un rôle à l’autre qu’on appelle, au singulier, LA justice…

PS : écrire pour Marsactu est un privilège que je suis heureux d’avoir eu. Merci à cette fine équipe.

Commentaires

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  1. Regarder2016 Regarder2016

    Les maux de la faim oui! On reste sur sa faim .

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  2. barbapapa barbapapa

    Merci pour la délicieuse chronique !

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    • Michel Samson Michel Samson

      Un remerciement flatteur : merci !

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  3. Joël Gombin Joël Gombin

    La fin est très intéressante et très juste, même son peut ajouter que le juge d’instruction, qui parle lui aussi parfois à la presse, est un juge du siège, ce qui ajoute encore à la confusion quant aux institutions judiciaires…

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