[Ma mosquée va craquer] Des imams marseillais à la fois notables et précaires

Série
le 27 Juil 2018
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En partenariat avec la Street School, Marsactu vous présente Ma Mosquée va craquer, une série réalisée par les apprentis journalistes de cette formation intensive. Après cinq histoires de mosquées, zoom en cinq questions sur les imams marseillais, leurs parcours et leurs rôles.

Portraits d
Portraits d'imams. Dessin : Malika Moine.

Portraits d'imams. Dessin : Malika Moine.

L’imam est la figure centrale de la mosquée. Reconnu par ses pairs pour ses connaissances théologiques, il cumule le rôle de guide religieux et d’interlocuteur à l’échelle du quartier ou vis-à-vis des pouvoirs publics. Un rôle extérieur à la mosquée nécessaire pour asseoir sa légitimité mais difficile à assurer, en raison de l’hétérogénéité des parcours et la précarité de son statut. Qui sont vraiment les imams marseillais ? La réponse en cinq questions.

Comment devient-on imam à Marseille ?

“Il y a ceux qui ont un cursus d’imam, qui viennent d’Algérie, du Maroc, de la Tunisie. Et il y a beaucoup d’imams qui sont issus d’une vague d’étudiants arrivés en France dans les années 90 avec une connaissance religieuse supérieure à la moyenne des gens qu’il y avait ici. Donc ils pouvaient facilement faire imam et ils ont appris à être imam ici”, résume Haroun Derbal, l’imam de la mosquée Rissala à Belsunce.

Déjà imam avant son arrivée en France dans les années 90, Haroun Derbal fait partie de ces imams marseillais qui revendiquent une formation approfondie. “J’ai commencé très tôt, bien sûr, j’ai suivi une formation à la mosquée. Mon cheikh [personne respectable du fait de ses connaissances notamment religieuses ndlr.] était un élève de l’union des savants musulmans d’Algérie. Ensuite, en 1991 je me suis inscrit à l’université islamique à Constantine, pour consolider mon savoir et avoir au moins un diplôme.”

Salim, imam à la mosquée Ali Hacène Blidi, dans le 3e arrondissement, combine une éducation religieuse renforcée ensuite par un parcours académique “J’ai étudié depuis mes sept ans avec de grands savants. Après, en 1991 je suis parti pendant cinq ans en Syrie, puis à la Mecque où j’ai étudié à l’institut supérieur du hadith, puis j’ai étudié par correspondance dans une université islamique où j’ai obtenu un master.”

À l’inverse, le parcours de Smaïn, imam de la mosquée des Bleuets, dans le 13e arrondissement, est celui de ces imams de circonstance qui ont répondu à un besoin de la communauté.

Je suis un peu imam malgré moi. En 2003 j’ai commencé des remplacements puis je suis devenu titulaire en 2007. J’ai étudié en Égypte, pour le plaisir d’étudier, parce que comme beaucoup de prédicateurs, je n’avais pas de véritable formation.

Cette combinaison d’imams “d’appoint” et de théologiens plus pointus s’explique en partie par un nombre insuffisant d’imams comme l’exprime Haroun Derbal. “Il y a quelques temps on nous disait qu’il y avait 2200 mosquées en France pour 1700 imams. Selon moi il faut deux imams minimum par mosquées. Un imam pour les cinq prières et un imam pour le prêche du vendredi. Il n’y a déjà pas le minimum syndical de 2200 imams. Donc ce qui se passe c’est qu’on va prendre n’importe qui pour faire imam. Enfin pas vraiment n’importe qui : quelqu’un qui peut lire le coran, parler en arabe un peu couramment…”

Concrètement, que fait l’imam ?

Cette pénurie oblige les imams à cumuler des tâches habituellement occupées par différents référents religieux. S’ils sont responsables d’assurer les prières, les imams font aussi de la consultation juridique, règlent des questions rituelles, donnent souvent des cours de religion ou d’apprentissage de la langue arabe.  “On est dans une situation ou il n’y a pas de hiérarchie, si vous allez dans un pays musulman, en Algérie, Maroc en Tunisie, il y a des degrés, on a pas tous le même grade. C’est organisé, mais ici, non”, poursuit Haroun Derbal.

À Marseille, seuls les imams comoriens bénéficient d’une autre autorité religieuse depuis la nomination en 2011 d’Ali Mohamed Kassim comme mufti, jurisconsulte en droit islamique. Avant d’être officialisé par décret du président comorien, il a d’abord été reconnu par les fidèles comme référent religieux. “Quand j’étais à la Castellane, je n’étais pas encore mufti, je n’avais pas d’autorité pour décider, mais les gens venaient chez moi pour me demander conseil”, se souvient-il.

Il prend l’exemple de la famille d’une jeune femme dont le médecin préconisait une réduction mammaire afin d’éviter des problèmes de dos et qui souhaitait savoir si c’était autorisé dans l’islam. En tant que mufti c’est à lui de confirmer les nouveaux imams comoriens. “Ici, il y a plus de quarante imams avec nous, j’ai déclaré par écrit leur nom chez le préfet, parce que ce sont des gens en qui j’ai confiance.” Il poursuit : “Par exemple, celui qui a fait le Adhan (l’appel à la prière) aujourd’hui : il est à Marseille depuis deux ou trois ans, il a commencé à venir ici pendant le ramadan. Pour l’instant, c’est que le Adhan, c’est pas grand-chose, mais s’il doit faire un discours, je vais faire des recherches, lui demander où il a fait ses études, de quel village il vient, pourquoi il a changé de mosquée etc.”

À la mosquée Taqwa, avenue Camille Pelletan (3e). Dessin : Malika Moine.

Le rôle de la mosquée doit être social et non seulement religieux, ça ne sert à rien d’avoir un grand bâtiment comme ça, une coquille vide, il faut l’utiliser” affirme Amar Messikh, président de la mosquée des Cèdres. En effet, le rôle de l’imam ne se limite pas au domaine religieux. “L’imam en France c’est un peu comme un couteau suisse, il est devenu l’homme à tout faire de la communauté. Il a des tâches extrêmement diversifiées pour lesquelles il n’a pas été préparé“, affirme Franck Fregosi, directeur de recherches au CNRS et spécialiste des questions d’organisation du culte musulman. “On prend parfois le rôle de l’institution, un peu comme une mission locale”, explique Smaïn, imam à la mosquée des Bleuets, pour qui cette problématique est renforcée dans les quartiers où le manque de structures publiques se fait ressentir. “Le rôle social et éducatif est important car il y a un vrai problème de délinquance alors on essaie de moraliser les jeunes pour les réintégrer à la vie normale”, avance-t-il.

C’est dans ce cadre qu’il aimerait, en s’inspirant de l’initiative d’une mosquée de Massy (Essonne), organiser un forum de l’emploi. “Ce sont des lieux indispensables à la vie du quartier, ils aident les personnes en difficulté à se réorienter. Le temps que l’assistante sociale les voie, le lieux de culte les a vus avant”, témoigne Yamina Benchenni, travailleuse sociale. L’imam Salim Hacène Blidi confirme avoir déjà “orienté des fidèles vers des psychologues ou d’autres structures associatives”. Il ajoute :“Pour moi, les jeunes qui commencent à avoir des idées radicales, ils sont dépressifs, ils sont atteints psychologiquement. La plupart du temps, les confronter aux textes et les rassurer quant à leur accès au paradis suffit mais j’ai déjà vu des gens vraiment mal en point.”

L’implication sociale des imams est aussi source de désaccord. Ces conflits souvent d’ordre intergénérationnel, opposent les partisans d’une implication sociale de la mosquée à ceux qui voudraient qu’elle se cantonne à son aspect religieux. Leila Ngazou, directrice du rassemblement annuel des musulmans du sud nuance :

À la base, la mosquée a un rôle social, si c’est un lieu fermé dans le quartier, c’est qu’il y a un problème. Mais ce n’est pas au religieux d’apporter une solution. Ça peut être une rustine, mais ça ne suffit pas.

Quelles sont les conditions de vie d’un imam ?

“L’imam est sollicité 24h/24, il faut qu’il ait réponse à tout, n’importe quand. C’est épuisant, c’est pour ça que certains imams préfèrent le bénévolat. De ce fait, ils ne sont pas obligés d’être à la mosquée au quotidien comme les imams salariés, corvéables à merci”, note Franck Fregosi.

Si être imam confère une influence religieuse et sociale, le processus de désignation par la base le rend dépendant de sa communauté. Ce sont les pratiquants d’une mosquée qui font et défont l’imam. S’ils estiment que celui-ci n’est pas assez impliqué ou n’est pas suffisamment savant, il peut être remplacé ou être réorienté vers une autre mosquée. En France, où l’hétérogénéité des formations et des statuts rendent la légitimation de l’imam plus compliquée, il doit s’investir d’autant plus pour satisfaire à ses besoins.

Cette double attente, à la fois sociale et religieuse, nécessite une implication difficile à concilier avec un emploi et une vie de famille. “Travailler dans des conditions de précarité, ce n’est pas normal. Je n’avais pas de statut, parfois au noir, parfois des contrats courts, on doit travailler à gauche à droite, répondre aux exigences et en plus, s’occuper d’une famille”, confie Haroun Derbal, à propos de ses conditions de travail à la mosquée Islah, la précédente mosquée où il officiait. “Quand vous voyez les rémunérations des imams, ils sont dans des situations aussi précaires que certains de leurs fidèles. En dehors des imams détachés, ils sont souvent payés de la main à la main, 300 euros par-ci, ils ne touchent pas des sommes mirobolantes”, décrit Franck Fregosi.

L’entrée de la mosquée Tahara, avenue Camille-Pelletan. Dessin : Malika Moine

Quelle est sa relation aux pouvoirs publics ?

“Souvent les pouvoirs publics disent qu’il faut que l’imam soit au devant, devienne une sorte d’auxiliaire de la force publique. Le problème, c’est que pendant des années on les a suspecté de favoriser la contestation, d’alimenter le communautarisme. Aujourd’hui il y a un décalage intéressant, on est passé de l’imam comme suspect à l’imam comme solution”, analyse Franck Fregosi.

Ce rôle de relais avec les institutions s’inscrit dans une volonté des pouvoirs publics d’une plus grande structuration du culte musulman en France. Or, beaucoup d’imams ne se sentent pas représentés par le CFCM, conseil français du culte musulman, à l’instar d’Haroun Derbal, pour qui les divergences de courants sont amplifiées par une conception communautaire du culte. “Le CFCM, c’est une coquille vide. Il a été fait sur des critères ethniques. Il y a des grandes fédérations : Grande mosquée de Paris, c’est l’Algérie. FNMF, Fédération Nationale des Musulmans de France, c’est que des Marocains. À l’époque il n’y avait qu’une trentaine de mosquées turques sur le territoire, mais ils ont leur fédération. Ensuite, les Comoriens et les Sénégalais ont leur fédération, décrit-il.

Or, les différentes instances représentatives de l’islam en France sont les interlocuteurs principaux de l’état au détriment des imams. “On parle beaucoup de l’organisation de l’islam de France, mais les imams n’ont jamais été associés à toutes ses délibérations. Tous les présidents de fédérations à quelques exceptions près n’ont jamais exercé la fonction d’imam”, note Franck Fregosi. Une absence de dialogue que confirme Smaïn, ça nous concerne mais personne ne nous a contacté. On ne se sent pas représentés. Jean-Pierre Chevènement [président de la fondation pour l’islam de France, ndlr] n’a rien à voir avec l’islam.”

Quels sont les enjeux de la formation ?

Le manque de légitimité des instances représentatives du culte complique les discussions autour de la formation des imams et des cadres religieux musulmans. La nécessité d’une formation adaptée au contexte français est un point d’accord de principe parmi la communauté, bien que les solutions proposées ne fassent pas encore l’objet de consensus. “Qu’il n’y ait pas de véritable formation c’est problématique, mais en même temps c’est aussi problématique que l’État s’immisce sur le plan théologique parce qu’il n’est pas possible de réunir tous les musulmans sur une certaine pensée. On est tous d’accord pour dire qu’il faut une formation, l’islam en France n’est pas le même qu’en Algérie ou en Arabie, on ne peut pas importer les fatwas, car le modèle socioculturel est différent”, résume Smaïn.

Depuis la signature d’un accord entre le Maroc et la France en 2015, l’Institut Mohamed VI de Rabat ouvre ses portes aux futurs imams français pour une formation sur trois ans dont les premiers diplômés sont attendus en 2019. L’UMF, Union des mosquées de France, qui sélectionne les candidats à la formation marocaine, a annoncé l’ouverture à la rentrée 2018 d’une formation en France, assurée par des professeurs marocains dans un premier temps. Ali Mohamed Kassim, favorable à cette démarche, prévoit d’envoyer en formation à Rabat les imams de la mosquée Guichard. Sur les six imams qui travaillent ici, il y en a deux qui ont fait leurs études en Arabie saoudite, deux en Égypte et deux qui n’ont rien fait sauf aux Comores et ici. Je n’ai pas de problème avec eux, mais je veux une sécurité quand même pour être rassuré, qu’ils soient reconnus en France comme des imams par la République, comme ça je serai tranquille.” Pour Haroun Derbal en revanche, la formation au Maroc n’est pas la bonne solution. “Moi j’ai toujours parlé d’islam bleu, blanc rouge et on peut le faire avec la formation des imams et des cadres religieux ici. J’ai même proposé aux autorités algériennes de former les imams algériens sur la laïcité.”

Chloé Morisset et Romane Jolivet

Cet article est issu de la série “Ma mosquée va craquer”. Vous pouvez lire ici les autres épisodes.

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