Une vague #MeToo chamboule l’école des Beaux-Arts de Marseille
En 2018, un dispositif contre les discriminations à l’école des Beaux-Arts de Marseille a permis de faire émerger des témoignages de violences sexuelles qu'auraient subies des étudiantes. Ces témoignages ont fait l’objet d’un signalement à la procureure de la République, procédure qui a été classée sans suite. L'émergence de cette parole et la réponse institutionnelle apportée ont créé tensions et incompréhensions au sein de l’école.
L'entrée des Beaux-Arts. Photo par Cécile Braneyre/flickr.
Cachée au cœur des Calanques, sur le campus de Luminy, l’école des Beaux-Arts de Marseille pourrait presque se faire oublier. Et c’est sans faire de vagues que l’établissement a été secoué par une libération de la parole autour des violences sexistes et sexuelles.
En mars 2019, Pierre Oudart, directeur des Beaux-Arts de Marseille depuis un an et demi, reçoit une lettre ouverte d’un groupe d’étudiantes. Elles lui demandent de signaler à la procureure de la République des faits d’harcèlement sexuel qu’aurait commis un professeur. Deux mois plus tard, il transmet à la justice trois témoignages d’élèves, portant sur des faits présumés d’harcèlement et d’agression sexuelle qui incriminent deux professeurs. Après enquête, le parquet a classé la procédure sans suite, en novembre 2020.
Pour aboutir à ce signalement, les étudiantes se sont mobilisées pendant plus d’un an. À l’arrivée, face au jaillissement de leur parole, la complexité et la lenteur des mécanismes institutionnels et judiciaires les ont déçu.
La soudaine libération de la parole
Retour en arrière. En février 2018, deux professeures lancent des réunions sous le nom “Égali’thé”. Leur but est d’aborder le sujet des discriminations avec les élèves. Très vite, la teneur des réunions les dépasse. Les témoignages de propos et comportements sexistes qui auraient eu lieu au sein de l’école se multiplient. Certains évoquent même des violences sexuelles qui auraient été commises par des professeurs.
Très vite, même sans citer de noms, on s’est rendu compte que les deux mêmes enseignants étaient toujours visés.
Lucie, ancienne étudiante.
“À la cafétéria, un professeur m’a collée par derrière, avec le bassin en avant, puis il a fait semblant de prendre du sucre, mais il aurait pu se mettre à côté. Il n’y avait aucune raison qu’il se mette derrière moi, témoigne Emma*, une ancienne étudiante. C’est quand une prof a commencé à faire des réunions Égali’thé que j’en ai parlé.” Emma fait partie de celles dont le témoignage a été transmis à la procureure.
“Très vite, même sans citer de noms, on s’est rendu compte que les deux mêmes enseignants étaient toujours visés”, raconte Lucie*, également ancienne étudiante. À ce moment-là, l’administration n’est pas au courant de ces premiers témoignages. “Je sais qu’il y a des réunions, je trouve que c’est bien mais je n’y participe pas, je n’ai pas de compte-rendu”, explique le directeur Pierre Oudart.
Un dispositif contre les discriminations opportun
Ces réunions s’arrêtent rapidement mais les étudiantes continuent de se réunir entre elles pour parler discriminations et violences sexuelles. Au début de l’année scolaire 2018, la bibliothécaire de l’école est nommée “référente zéro discrimination”, dans le cadre d’un programme lancé par le Ministère de la Culture dont dépendent les Beaux-Arts. Elle reçoit dans son bureau tout élève qui souhaite témoigner.
Il m’a raconté qu’il a eu une relation de couple avec une ancienne étudiante et il m’a dit “tu vois si j’avais dix ans de moins ça aurait pu être toi“.
Aline, étudiante.
À ce moment-là, Aline*, décide de parler. “Je me suis rendu compte que je n’étais pas la seule à subir des remarques déplacées. J’ai pris rendez-vous avec la bibliothécaire et le directeur et je leur ai raconté.” Elle rapporte les propos qu’elle aurait subis de la part d’un professeur. “C’était des petits trucs comme me dire que je suis belle quand il me croise dans un couloir, ou “tu ressembles à une poupée”. Il m’a raconté qu’il a eu une relation de couple avec une ancienne étudiante et il m’a dit “tu vois si j’avais dix ans de moins ça aurait pu être toi“. Un jour, on inaugurait le nouveau four de l’atelier terre. Je lui demande comme il veut l’appeler, et il me dit “on a qu’à l’appeler Aline, comme ça on pourrait dire Aline est chaude, on peut l’enfourner““, développe-t-elle. Au départ, l’étudiante veut voir une procédure interne se mettre en place, mais ne souhaite pas porter plainte pour harcèlement sexuel.
Pendant le premier semestre 2018-2019, la mobilisation des étudiantes s’intensifie. Quelques victimes présumées et des étudiants engagés essayent de faire remonter d’autres témoignages auprès de la bibliothécaire. Démunies, les élèves essayent de se former elles-mêmes sur les procédures administratives et judiciaires liées aux violences sexistes.
Le signalement à la justice
En mars 2019, ne voyant pas de procédure interne se mettre en place, Aline envoie une lettre ouverte au directeur. Elle lui demande de la recevoir elle et toute personne souhaitant témoigner, pour transmettre leurs témoignages à la justice. Quelques jours plus tard, Emma décide de parler au directeur, accompagnée d’Aline. Une troisième étudiante témoigne de son côté.
Ce courrier déclenche une enquête interne menée par le directeur. “Il y a eu une première forme d’impatience avec un courrier signé à plusieurs me disant “allez maintenant il faut signaler à la procureure”. On a reçu avec la bibliothécaire les plaignantes et j’ai reçu individuellement les enseignants mis en cause. Ils ont nié tout en bloc”, détaille Pierre Oudart.
En juin 2019, le parquet ouvre une enquête et Aline dépose son témoignage devant la police. Contactée à la même période, Emma manque l’appel et rappelle plusieurs fois sans succès. Elle est finalement recontactée fin septembre 2020 et est entendue à ce moment-là. La troisième étudiante a refusé de témoigner dans l’enquête. Début novembre 2020, l’ensemble du dossier est classé sans suite. Nous avons contacté les deux professeurs mis en cause. L’un n’a pas souhaité s’exprimer, l’autre n’a pas répondu à nos sollicitations.
Professeurs, élèves et administration remués
Cette libération de la parole a créé des tensions au sein de l’équipe pédagogique et dans les relations élèves-professeurs. “Il y a surtout eu de l’inquiétude au début de la part de beaucoup d’enseignants. (…) Ils avaient l’impression que tous les professeurs hommes étaient pointés du doigt. On leur a expliqué que c’était une ouverture de parole et qu’on ne voulait pas blâmer tous les enseignants”, relate Lucie.
Certaines élèves choisissent de ne plus se rendre dans les cours des deux professeurs mis en cause, voire de ne plus leur adresser la parole. “J’avais arrêté de leur parler, de les regarder. Dès qu’ils entraient dans une pièce, je me tournais. Un des professeurs m’a fait la réflexion un jour, il le savait très bien”, se remémore Aline.
Pierre Oudart rapporte que les enseignants étaient partagés sur l’émergence de ces témoignages et leur transmission à la procureure de la République. “Il y a ceux qui ont dit qu’il fallait que les choses changent, et ceux qui ont dit “c’est un scandale, qu’est-ce que ça veut dire ?”“. À l’inverse, il explique avoir eu le plein soutien de l’équipe administrative. “Il y a eu bloc. Ils m’ont dit “c’est bien, il faut parler de ces choses-là”“, ajoute-t-il.
Fin de mobilisation sur fond de désillusion
Après leur mobilisation, les élèves affirment avoir fait remonter à l’administration un ensemble de 17 témoignages. Elles-mêmes n’en connaissent pas le contenu car le dispositif zéro discrimination garantit l’anonymat des étudiantes. Elles savent seulement que la plupart relèvent de sexisme et qu’une partie concerne les deux professeurs en question. Elles espèrent le déclenchement d’une procédure disciplinaire. Lors d’une réunion en septembre 2019, elles demandent au directeur ce qu’est devenu ce dossier. Il leur dit n’en avoir jamais eu connaissance.
On a créé un collège, avec cinq référents, dont des enseignants, qui vont être rejoints par des étudiants à parité. Ça fonctionne comme une autorité administrative indépendante.
Pierre Oudart, directeur des beaux-arts.
Pierre Oudart explique avoir eu en sa possession seulement trois témoignages au début de l’année civile 2019, ceux qu’il a transmis à la justice. “Les jeunes disent qu’il y a un dossier constitué par la bibliothécaire. Je lui ai dit : “vous m’apportez tout ce que vous avez en votre possession, je dois le savoir” et je n’ai pas eu. Je n’ai jamais rien eu d’écrit”, détaille-t-il. Le coup de massue est difficile pour les élèves qui ont eu la sensation de s’être mobilisées en vain. “On s’est rendu compte qu’il jouait sur le mot dossier, comme quoi il n’avait pas eu un dossier constitué avec des témoignages sous forme de plainte. Mais nous on parlait de témoignages qu’on avait porté à sa connaissance. Après ça on s’est un peu découragées”, rapporte Lucie, déçue.
Le directeur explique ne pas avoir engagé d’action disciplinaire devant le peu d’éléments en sa possession et la lourdeur de la procédure à mettre en œuvre. Il n’en avait également pas l’obligation légale. “Je me suis dit, si on va devant le conseil de discipline du centre de gestion départemental dirigé par un magistrat avec ce dossier-là ce n’est même pas la peine de penser qu’il va se passer quelque chose. Et à mon avis, ce que j’ai dit aux jeunes aussi, ça aurait été un signal contreproductif. J’ai agi par rapport à la situation, en me disant : “Est-ce qu’il y a danger ?”. J’ai conclu que non, et l’avenir ne m’a pas donné tort, j’espère qu’il continuera”, conclut-il.
Un nouveau dispositif contre les discriminations
Pour rendre plus efficace le dispositif de récolte d’éventuels témoignages, Pierre Oudart a souhaité le faire évoluer pour l’année scolaire en cours. “Faire reposer ces questions sur une seule personne ce n’est pas suffisant. Donc on a créé un collège, avec cinq référents, dont des enseignants, qui vont être rejoints par des étudiants à parité. Ça fonctionne comme une autorité administrative indépendante. Ils ne sont pas sous l’autorité hiérarchique et ils ont des décharges horaires pour faire ça”, détaille-t-il. Ce dispositif en cours de construction devrait également porter des actions de prévention et de formation autour des discriminations.
J’ai arrêté l’école à la fin de la quatrième année. Ça m’a dégoutée, je n’avais plus envie de venir. Surtout à cause de la manière dont l’école a géré.
Emma, ancienne étudiante.
Les suites de cette première libération de la parole n’ont pas réussi à écarter la défiance chez les élèves. Camille*, un-e étudiant-e non-binaire, mobilisé-e sur les questions de sexisme aux Beaux-Arts, explique que témoigner à visage découvert auprès de l’administration peut être difficile. “Beaucoup de personnes ont peur du retour de flamme, explique l’élève. Il y a une loi du silence avec des profs qui se serrent les coudes. Ils ont nos études dans leur main, on peut se sentir en danger pour son dossier ou sa bourse”. Les deux étudiantes ayant témoigné ont expliqué ne pas s’être senties assez soutenues par l’administration. “J’ai arrêté l’école à la fin de la quatrième année. Ça m’a dégoutée, je n’avais plus envie de venir. Surtout à cause de la manière dont l’école a géré”, raconte Emma, amère.
“Ce dispositif peut être extrêmement positif ou être juste une façade”, analyse Laurie*, une étudiante. Pour elle, la présence des élèves dans le nouveau dispositif est indispensable, car ils sont plus au fait des discussions et expériences des étudiants. “J’attends de voir si on serait vraiment écoutés. On a besoin d’être impliqués dans le processus de A à Z”, souligne-t-elle.
Mais élèves et anciens élèves n’ont pas attendu la mise en place de ce nouveau dispositif pour poursuivre leurs témoignages. Un compte Instagram intitulé “Balance ton école d’art Marseille” publie des récits anonymes de discriminations. Libérée, la parole déborde jusque sur les réseaux sociaux.
*Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interviewées.
Commentaires
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Situation bizarre qui semble gérée de façon honnête par un directeur dont il faut saluer la volonté de mettre en place des « contre-mesures ». Par contre, la réunion d’un groupe sur les réseaux sociaux autour de ce thème pourrait bien ouvrir la porte à des excès qui peuvent nous rappeler « les risques du métiers » (réalisé par André Cayatte en 1967). Ceci dit, il y a des profs qui seraient bien inspirés en évitant des comportements douteux, indignes de ce que l’on peut attendre d’un enseignant.
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Je crains que dans l’enseignement supérieur, nous n’en soyons qu’au début d’un sordide mais nécessaire inventaire des dérives de certains enseignants : https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/12/09/harcelement-sexuel-une-figure-montante-de-la-gauche-intellectuelle-mise-en-cause_6062688_3224.html
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Seulement deux commentaires sur cet article, il y avait pourtant de quoi dire ! Sur la défense incroyable du directeur qui se demande « Est-ce qu’il y a un danger ? ». On n’est pas loin du classique « il n’y a pas mort d’homme ». On le sent plus concentré sur la façon dont il va pouvoir se sortir de la situation que sur son rôle de protection des étudiantes. Depuis André Cayatte la loi a progressé. On a défini ce que sont des agissements sexistes et les procédures disciplinaires qui y sont attachées (avec notamment un volet intéressant sur la charge de preuve qui n’incombe pas totalement à l’accusatrice). Et contrairement à ce qui est écrit, l’employeur a une obligation légale de prévention et d’action face aux agissements sexistes et au harcèlement sexuel.
Enfin un mot pour souligner le courage de ces jeunes femmes qui ont osé parler et aller jusqu’au bout. Elles sont du bon côté de la force, face aux gros lourds, aux vrais porcs, et aux esprits rabougris occupés à calculer la chaleur de la flamme.
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