[Retour au Plan d’Aou] La naissance des mastodontes de béton du projet Foresta
Le Plan d'Aou fait partie des grandes cités du Nord de Marseille. Depuis près de 30 ans, elle fait l'objet d'une intense transformation pour réparer l'urbanisme brutal des années 60. Alors que les dernières opérations débutent cet été, Marsactu revient sur l'histoire de cette cité, prototype de la rénovation urbaine avant l'heure. Pour ce deuxième épisode, une genèse en béton.
Photo du chantier du Plan d'Aou. (Archives Dunoyer de Ségonzac/Archives départementales des Bouches-du-Rhône)
À quel moment naît une cité ? Quand les premiers locataires posent leurs valises ? Quand les bulldozers creusent les fondations ? Sur un coin de table à dessin, dans le bureau des architectes ? Ou quand son nom apparaît dans les colonnes des quotidiens locaux, à la rubrique des faits-divers, de la culture ou de l’urbanisme suivant l’actualité ?
Depuis plus de 30 ans, le Plan d’Aou, la grande cité des hauts de Saint-Antoine n’en finit plus de se transformer dans le cadre d’un des plus anciens projets de renouvellement urbain de la ville. Des quelque 900 logements du début des années 70, il n’en reste qu’une poignée, répartis dans deux immeubles encore debout de l’époque. Ils ont été rejoints par d’autres, plus petits, plus confortables, moins amiantés. La dernière tranche de construction vient de démarrer, mettant fin au projet global initial.
Cela fait un demi-siècle que les pouvoirs publics tentent de réparer cette ville hâtive construite au Nord de la Marseille. Pour trouver un des points de départ de la cité du Plan d’Aou, il faut ouvrir quelques cartons sous le galet rond des Archives départementales, à Arenc. L’architecte André-Jacques Dunoyer de Segonzac y a déposé ses archives professionnelles, quelques années après avoir pris sa retraite, en 1987. Parmi ses faits d’armes, il y a le Plan d’Aou.
Élève d’Eugène Baudouin et grand professeur
Pédagogue respecté de l’école d’architecture de Marseille, Dunoyer de Segonzac est l’auteur de plusieurs réalisations dans la ville, dont l’hôtel la Réserve sur le Vieux-Port. Il était alors un des collaborateurs d’Eugène Baudouin qui a dessiné le plan d’urbanisme de Marseille, avec ses autoroutes et ses rocades. Après la débâcle, il était allé chercher ce grand nom de l’architecture française pour créer un atelier. À l’instar de Fernand Pouillon autour du Vieux-Port, ils ont participé à la reconstruction de Marseille meurtrie par la guerre. Dans un registre plus contestable, l’architecte est aussi l’auteur de la tour Bel-Horizon dont la rénovation, ou la démolition, est toujours un sujet pour les autorités locales, voire nationales.
Dans les centaines de cartons que constitue son legs, une trentaine de boîtes ont trait à ce qu’on nomme à l’époque “l’opération Foresta”. Au début des années 60, le comité interprofessionnel du logement, le CIL fondé par l’union patronale, y a acquis des terrains des anciennes tuileries de la vallée de Séon pour le compte d’un groupement de sociétés HLM, toujours propriétaires. Dans le cadre du concours national lancé par la Caisse des dépôts dits des “4000 logements”, elle projette d’y construire une “unité de voisinage” pour loger les centaines de familles contraintes de survivre dans des taudis insalubres, voire des bidonvilles. L’opération comprend un millier de logements sur un plateau qui fait face au quartier du Verduron et surplombe les villages de Saint-Henri et l’Estaque. La CIL, aujourd’hui Unicil, a déjà expérimenté ce type de construction à Air-bel à l’Est de la ville et s’apprête à réitérer au Nord, à la Castellane et au Plan d’Aou. Les trois cités ont toujours en commun les trois bailleurs : Erilia, Logirem et Unicil.
Croquis et milliers d’habitants
Au milieu des années 60, l’architecte Dunoyer de Segonzac pose les bases du raccordement viaire de la future cité, s’inquiète de la présence de blockhaus et d’abris souterrains, avant de poser là des immeubles en coquilles emboîtées, face au vent. Parmi les dossiers, courriers, stencils et autres papiers pelures rangés dans les boîtes des archives, on trouve quelques notes jetées sur un brouillon avec un dessin hâtif de grandes masses.“CSTL” correspond au projet de la cité Castellane,”PLDO” a celui du Plan d’Aou. Sur un autre brouillon, il est fait mention de 7000 à 8000 personnes.
L’invention des grands ensembles
Le 20 janvier 1964, l’architecte Pierre Meillassoux et ses trois collègues produisent un document d’ensemble posant les éléments généraux de la future cité, “communs à tous les ensembles du même ordre“. Le document est transmis à l’architecte du Plan d’Aou. La cité idéale qu’ils décrivent fait un peu frémir rétrospectivement, tant elle évoque un imaginaire totalitaire digne du roman de George Orwell, 1984 :
“Les habitués doivent pouvoir, selon leur humeur, trouver des facilités d’intimité, de repos, d’isolement ou bien de communion et d’activités sociales, avec maximum de fantaisie. Faire en sorte que les personnes s’intègrent normalement dans leur habitat. Réaliser l’ordre dans la liberté avec le minimum d’interdits et le maximum de choix. (…) La synthèse des besoins de l’homme se trouve non seulement dans la fonction de l’habitation mais dans le caractère de la composition architecturale des habitations, c’est-à-dire dans la forme et l’ambiance de l’Ensemble, bâtiments et espaces extérieurs”.
Cet “Ensemble urbain” est une “fraction de la ville” qui doit être conçue à “l’échelle humaine“, dans laquelle chacune des “entités intégrées” doit disposer des mêmes “équipements collectifs“. L’architecte doit veiller à “permettre à l’imagination des habitants de s’exercer. Éviter l’uniformité, la monotonie des bâtiments et des espaces“.
“Blocs, lettres et chiffres”
Les concepteurs préviennent ; il faudra prendre soin de donner des noms aux places et rues “dès l’origine” pour éviter la désignation par “blocs, lettres ou chiffres“. À la Castellane, la consigne fait long feu. Les bâtiments portent encore des lettres pour seules dénominations.
Mais, au Plan d’Aou, les sociétés HLM qui acquièrent ensuite les logements ont le souci du détail. Ils choisissent de filer la métaphore marine : ce sera les Surcoufs, Galions, Corvettes et autres Frégates. En 1967, le journal spécialisé Travaux et bâtiments du midi se félicite du projet et annonce en titre que la cité urbaine de Foresta “n’aura rien d’une cité dortoir“. Ironie de l’histoire, dans la liasse suivante, on trouve un texte produit par la CIL qui résume mot pour mot les éléments de langage reproduit dans l’article.
Le dessin d’un escargot
Dans une note non datée “relative à la conception de l’Ensemble du Plan d’Aou”, Dunoyer de Segonzac, défend la formule de “petits immeubles organisés autour de places personnalisées [qui], par leur taille et leur organisation, correspondent à l’attente d’une part prépondérante des habitants“. Lui et son collègue, Roger Dabat, disent rejeter “toute formule d’organisation générale rigide et monumentaliste dont on sait toute la médiocrité dès que la richesse des moyens ne vient pas atténuer leur brutalité“. Ils imaginent des immeubles organisés en cercles qui s’emboîtent comme des coquilles d’escargots.
Dans leurs échanges avec les architectes de la Castellane comme du Plan d’Aou, les représentants de la CIL insistent sur le prix des futures constructions. Dans la région parisienne, des “Ensembles que nous venons de visiter se construisent actuellement à un prix nettement inférieur“, insistent-ils. Un effort devra être fait “avec messieurs les architectes du Plan d’Aou” pour “permettre l’application de procédés de construction et de matériaux qui assurent les prix et la qualité voulue“, sous peine de devoir “mutiler arbitrairement la conception architecturale“.
Le plan masse proposé pour les deux cités donne l’impression que le CIL a gagné son bras-de-fer. La Castellane organise ses barres de manière orthogonale, tandis que sur le plateau, les grandes barres du Plan d’Aou sont construites en cercles pour se protéger du vent.
Procédés industriels de construction
Autre élément déterminant, les deux cités sont construites sur le même principe “de procédés constructifs industrialisés“. Grossièrement, des éléments de structure sont préconçus pour gagner en temps et en coûts dans des chantiers aux allures titanesques.
Dans un courrier au Centre technique et scientifique du bâtiment (CSTB) André-Jacques Dunoyer de Segonzac s’inquiète d’un tel usage qui conduit à “une quasi destruction du tapis végétal particulièrement difficile à reconstituer sur le plateau aride de l’opération Plan d’Aou“. Il pointe également des problèmes “très sérieux d’adaptation des habitants à leur nouveau cadre de vie : reconstitution de relations de voisinage, difficile puisqu’il n’existe pas de population d’accueil où s’insérer“.
Même si les architectes se défendent de l'”habituelle monotonie” des façades, les dessins des immeubles du Plan d’Aou posés par Roger Dabat, sont d’une régularité mécanique qui tend à l’abstraction.
Les photos d’archives témoignent de la brutalité du chantier.
Des malfaçons sans fin
Quelques années plus tard, André-Jacques Dunoyer de Segonzac et Roger Dabat participent à la réception provisoire des bâtiments. Trois ans plus tard, en 1973, d’importantes malfaçons se font jour du fait du procédé de construction avec des panneaux de façade préconçus, sensibles “aux variations de température“. Dans une forme de sinistre métaphore, les architectes utilisent la régularité des façades comme un tableau à double entrée sur lequel ils pointent aisément les défauts.
Dans une note associée à son legs, l’architecte rédige son testament professionnel où il juge sévèrement ses propres réalisations : “C’est plutôt du côté de mes travaux que le bât blesse, non en raison de leur nombre limité que de leur qualité. Travail aux limites du misérable – toujours – ce dont je me suis fait souvent un point d’honneur que je trouve aujourd’hui ridicule, en considérant ce que cette pauvreté entraîne de gênes et de dépenses“. Le seul paradis dans “ce purgatoire professionnel” aura été, à ses yeux, la réalisation de la basilique Altagracia à Saint-Domingue.
Quant à la cité du Plan d’Aou, elle va montrer très vite ses limites : certains logements, trop mal fichus, ne seront jamais habités et la démolition d’un tiers des bâtiments interviendra quelques années plus tard. À la fin des années 80, la moitié des 580 logements restants sont vacants. La Ville et l’État lancent alors le grand chantier de sa rénovation. Ils promettent de le boucler en cinq ans. Ils se poursuit toujours.
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