[Petites histoires de résidences fermées] Des Alpilles à Cadenelle, la colline a des yeux
Certaines copropriétés choisissent un matin de fermer un accès, puis un autre, quand d'autres sont vendues sur plan avec barrières et portails dernier cri. Mais ces choix, privés, ne sont pas sans conséquences pour l'espace public. Depuis deux mois, les onze immeubles de standing des Alpilles, sur la Corniche, sont gardiennés nuit et jour, avec un filtrage strict des accès, une tendance qui a gagné plusieurs copropriétés de la colline Périer.
[Petites histoires de résidences fermées] Des Alpilles à Cadenelle, la colline a des yeux
La série d’articles consacrée aux résidences fermées a été réalisée en partenariat avec une équipe de chercheurs du Laboratoire population environnement développement (LPED) de l’université Aix-Marseille, sous la direction d’E.Dorier, déjà évoqué dans Marsactu. Retrouvez au bas de cet article un décryptage de cette situation par Elisabeth Dorier, chercheuse en géographie.
“C’est un jeune, assez bien habillé, un peu chauve…” Au téléphone avec un collègue, le gardien des Alpilles est embêté. Depuis juin, un employé de la société CHR sécurité est présent 24 heures sur 24 pour filtrer les accès à cette copropriété de la corniche Kennedy (7e). Et le nom du résident à qui nous voulons rendre visite ne figure pas sur son listing. Que l’on se rassure, Marsactu ne cherche pas là à apercevoir du coin de l’œil le président Macron, censé être en vacances au parc Talabot, lui aussi gardienné par CHR et situé dans un vallon en contrebas.
“C’est quel bâtiment ? Alpilles 1 en plus, on l’a refait hier avec le conseil syndical !” Posté à 400 mètres de là, au niveau des onze bâtiments des Alpilles 1 et 2, son collègue n’a pas plus la lueur qui nous ouvrirait le passage. Pendant la conversation, les voitures des habitants se succèdent en cette fin d’après-midi. adossé à son véhicule siglé avec gyrophare, le gardien déplace la petite barrière de chantier installée à ses côtés et déclenche avec une télécommande l’ouverture du lourd portail coulissant. Bientôt, une barrière levante, comme celle des péages, sera installée.
Liste des invités
Quant à nous, il va falloir appeler notre contact, pour qu’il certifie qu’il nous a bien invité. Et si possible pour qu’il vienne compléter le listing, dont il est impensable qu’il reste incomplet. “Eh non je ne l’ai pas rempli, lance en souriant André Dahan, en débarquant à pieds depuis les hauteurs de la colline. Ils nous ennuient, maintenant il faut renseigner les numéros de nos cousins jusqu’à la troisième génération !” Le gardien, qui l’a reconnu, grimace. Il ne fait qu’appliquer les consignes… Son formulaire comprend en effet une liste de visiteurs fréquents, afin d’éviter qu’ils subissent la même attente que nous. Une rigueur qui vire parfois au cocasse, lorsqu’il s’agit de vérifier les allées et venues des petits et petites ami(e)s des enfants des propriétaires…
À l’échelle des quelques 1500 résidences fermées de Marseille, ces dispositifs sont encore très minoritaires. Mais ils sont particulièrement développés dans les grandes enclaves du Roucas Blanc et de la colline Périer, qui ont la particularité d’être plus anciennes et surtout plus riches. À Super Cadenelle, imposante résidence des années 60, le documentaire En toute sécurité diffusé sur France 5 en 2014, montrait un filtrage similaire aux Alpilles opéré par la société Sécurité industrielle. Plaques d’immatriculation, heure d’entrée, heure de sortie, nom du visiteur et du résident : tout était consigné.
“Cela fait au moins une quinzaine d’années qu’on est sécurisés comme cela”, témoigne Olivier Cornubert, président du syndicat du parc Talabot. On a un peu été pionniers, mais pas mal de résidences commencent à faire comme nous.”
Christian Riportella, patron de CHR sécurité, qui gère aussi la Réserve, voisine au nord des Alpilles, n’exclut pas que le mot passe de l’une à l’autre. “Si vous roulez en Peugeot et que vous en êtes content, vous allez en parler à vos amis, image-t-il. Après avoir été garde du corps “d’hommes politiques, ainsi que celle de familles richissimes de la région Côte d’azur”, comme il l’explique sur son site, puis responsable de la sécurité d’un casino, il s’est tourné avec CHR vers les résidences de luxe, les cliniques, les maisons de retraite… “Ce n’est qu’un début. Les résidences sont de plus en plus obligées“, affirme-t-il.
Trois-quarts du budget du parc Talabot
Fer de lance de l’évolution sécuritaire à Super Cadenelle, Gérard-Philippe Avimelac, un résident, met en avant dans le documentaire En toute sécurité des car-jacking, home-jacking, parfois avec saucissonnage, au milieu des années 2000. Cette dureté des faits se retrouve dans l’inspiration qu’il revendique pour la décoration de la modeste Twingo qui assure les rondes pour le compte de Sécurité industrielle : Mégane de la brigade rapide d’intervention de la gendarmerie pour les zébras jaune et bleu, police de Nashville pour le flanc… Dernièrement, Super Cadenelle a investi dans “un système que la police aimerait avoir” vante une page Facebook non officielle de la résidence : “une vidéo embarquée dans notre voiture de patrouille”.
Une course à l’équipement qui s’accompagne d’une augmentation des moyens et des frais. “Les gens sont très demandeurs et à chaque assemblée générale, on évoque des renforcements de la sécurité : plus de caméras, plus de rondes”, constate Olivier Cornubert du syndicat du parc Talabot, qui y consacre les trois-quarts de son budget. À Super Cadenelle, en 2014, la facture était évaluée par le président du conseil syndical entre 300 000 et 350 000 euros, dans le reportage En toute sécurité. “Moi ça me coûte à peu près 1000 euros [de charges], calculait un résident. 1000 euros par an pour la sécurité à Marseille je pense pas [que ce soit beaucoup].”
Aux Alpilles, André Dahan grimace devant le montant du contrat signé par sa copro : 225 000 euros par an, pour moins de 300 logements. “À l’origine, il y avait un portail à codes. Et puis ils ont mis des caméras un peu partout, des barbelés sur un mur de séparation, et puis maintenant un gardien 24h/24”, raconte ce résident, qui avait mené il y a plusieurs années la fronde contre la construction des quatre immeubles des Alpilles 2. Lesquels nouveaux résidents auraient, selon lui, poussé pour un renforcement de la sécurité, tout en ne contribuant qu’à hauteur de 15 000 euros. Et si certains pourraient y voir un meilleur standing, il considère que le poids sur les charges peut au contraire diminuer la valeur des appartements.
Drogue, armes et prostitution ?
“Le contrat a évolué (…) Comme la délinquance et les désagréments ont évolué, ils sont obligés de rajouter de la sécurité parce qu’ils sont de moins en moins tranquilles”, formule Christian Riportella, le patron de la société de sécurité. Aux Alpilles, “on avait jusqu’à présent du petit délinquant, qui rentre avec un scooter. Ça on gère. Et on s’est aperçus qu’il y avait autre chose. Eh bien on gère aussi”, justifie-t-il. Invité à préciser, il explique que “tout le monde avait le code d’accès et donc on avait de gros trafics. Ils ont compris là où il y avait de l’argent…” Au cœur du problème, se trouverait un parking construit en même temps que les Alpilles 2 afin d’absorber le surplus de véhicules. Situé tout au sommet de la colline, il est plutôt isolé même si certains appartements ont vue sur lui.
Lors de notre passage sur place, les lieux semblaient aussi nets et soignés que le reste de la voirie interne de la résidence. Mais dans une note aux résidents datant d’avril 2016, dont Marsactu a obtenu copie, la présidente du conseil syndical Brigitte Fossard décrit un paysage apocalyptique :
Au fil du temps, ce parking est devenu le théâtre de mini rave-parties la nuit, de trafics de drogue (haschich et cocaïne), de trafic d’armes, et très probablement, de prostitution. (…) Le commissaire de police a prévenu le conseil syndical : si des mesures ne sont pas prises rapidement pour mettre un terme aux intrusions, les bandes qui ont pris la nuit le contrôle du parking du haut sont en passe d’étendre leur contrôle à l’ensemble de la résidence.
La missive de Brigitte Fossard, que nous n’avons pas réussi à joindre, justifie ainsi la “mesure d’urgence” prise par le conseil avec un filtrage la nuit. Et invite les copropriétaires à valider le passage au gardiennage 24 heures sur 24 lors de la prochaine assemblée.
Des kalachs au Roucas Blanc ? De source policière on balaie ces faits, de même que la prostitution. Par contre, certains ont pu trouver les lieux propices à du petit trafic de drogue. “On a effectivement eu des problèmes sur ce parking mais c’est surtout interne et pas des centaines de véhicules. C’est la jeunesse dorée des 7e et 8e arrondissements qui se réunit, qui vient faire la fête et embête un petit peu les riverains, qui sont parfois leurs propres parents.”
Quelles urbanités pour une ville fragmentée ?
Ecrin de verdure et panoramas privatifs, exclusivité défendue sur des territoires dotés de très fortes aménités de site et réservés aux hauts revenus : la colline Périer peut être considérée comme un « laboratoire » d’une fragmentation sociale et spatiale comparable à celle des beaux quartiers de condominiums d’Amérique latine. La défense de l’entre-soi dessine ici deux vastes agrégats composés au total de 15 résidences fermées sécurisées de haut standing, jointives, dont les murs partent du sommet de la colline pour descendre jusqu’à la corniche. Jointives mais séparées : même les passages entre ces résidences ont été verrouillés. Au total, c’est une enclave de 80 hectares, traversée par une unique voie piétonne publique ouverte qui permet encore au promeneur de descendre de la colline à la mer. Il reste un stade municipal au milieu de cet ensemble, accessible par une rue en impasse. Le statut (public ou privé) de plusieurs rues de la colline reste incertain. Jusqu’à quand ces quelques espaces publics résiduels seront-ils préservés ?
Le “cas” Périer conduit les géographes à mesurer la “diffusion spatiale” de la fermeture résidentielle dans les quartiers sud. A Marseille, les enclosures privées semblent se diffuser de proche en proche comme solution (supposée) à tous les problèmes urbains (problèmes de stationnement automobile, crainte de l’insécurité, mauvais entretien de la voirie publique, manque d’espaces verts publics…). Au point que la plus de la moitié des copropriétés fermées sont collées à d’autres , formant des “agrégats” non traversables par piétons et véhicules, et dont les éléments sont étanches entre eux.
Mais depuis 10 ans, on constate que ces agrégats d’enclosures sont sources de nouvelles difficultés: mobilités piétonnes entravées (Relire notre épisode sur le chemin de l’école Vaccaro vers épisode), notamment pour les enfants ; détours et renforcement du “tout voiture” (Relire notre épisode “le tramway sud avancera en terres résidentielles); montée d’un sentiment d’injustice spatiale par “privatisation de la vue” et des accès piétonniers aux espaces de nature (Relire notre épisode “mixité sociale avec vue sur mer”)… sans pour autant résoudre les problèmes de fond comme le montre la surenchère actuelle en matière de sécurisation privée sur la colline Périer. Quels modèles d’urbanité et de gouvernance se dessinent ici ?
E.Dorier, avec la collaboration de S.Bridier, J Dario et D.Rouquier
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