Lili Sohn raconte les mille histoires du Grand domaine, immeuble atypique de la porte d’Aix
L'autrice de bandes dessinées fait le récit singulier de son immeuble, le Grand domaine, situé dans le centre de Marseille. De voisins en voisins, elle réussit à tresser petites et grandes histoires qui font la beauté fragile du vivre-ensemble.
L'autrice Lili Sohn dans un des couloirs du Grand domaine. (Photo : BG)
Assise à la table de la cuisine de Souple, le grand atelier partagé où elle travaille, Lili Sohn est à deux doigts de battre des mains et taper du pied d’excitation. Ce mercredi,vient de paraître une nouvelle bande dessinée signée de sa plume. Titré Chroniques du Grand domaine, l’ouvrage paru chez Delcourt raconte par le menu le lieu où elle vit et travaille et les humanités qui s’y croisent.
Les beaux volumes de l’atelier donnent un aperçu de la singularité de l’endroit : des beaux carreaux de terre cuite au sol, de longues poutres épaisses comme des mâts de navire au plafond, des tables réparties près des fenêtres et deux mezzanines où se nichent des créatrices (autrices, graphistes, plasticiennes), dont certaines ont rangé leur vélo dans l’entrée.
Ce n’est là qu’un petit bout d’une histoire universelle qui prend corps dans cet immeuble dont beaucoup de Marseillais ont un jour foulé les couloirs, pour une fête anthologique, un apéro dans un atelier ou une visite à une asso. Vu de la rue, le 23, boulevard des Dames n’accroche pas forcément le regard. Une belle façade beige avec œil de bœuf et fenêtres régulières. Un rez-de-chaussée avec parking, “service vidange” et l’atelier “cuirs et peaux” de la maison Varjan encadrent l’entrée à porte épaisse où est inscrit le nom du lieu.
Lili Sohn y pose les pieds pour la première fois “il y a sept ou huit ans“. L’autrice débarque de Montréal où elle vivait avec son amoureux marseillais. Elle s’installe dans une ville qu’elle connaît peu, si ce n’est que comme “pièce ajoutée” d’une grande famille d’entrepreneurs venue d’Alep dont la ville a le secret. “Nous vivions au Panier et on cherchait à acheter dans ce coin de Marseille“, raconte-t-elle. Elle tombe sur une annonce sur Leboncoin pour un grand espace au dernier étage d’un immeuble dont elle n’a jamais entendu parler.
De Montréal à Marseille
“J’ai tout de suite craqué pour cet immeuble qui avait le charme des vieux entrepôts transformés en habitations qui abondent à Montréal“, poursuit Lili Sohn. L’appartement est dans son jus, tout y est à refaire, mais cela n’effraie pas le jeune couple. Pas plus que le quartier de la porte d’Aix qui, pour une partie des Marseillais, a mauvaise réputation.
Et puis l’appartement du 5ᵉ a abrité le dramaturge Wladyslaw Znorko, le fondateur de la gare franche, disparu en 2013. “Cela me plaisait assez de m’installer dans un lieu où avait vécu un créateur.” Très vite, elle découvre que l’endroit lui-même est une suite sans fin de récits entremêlés.
“Je n’ai jamais habité un lieu avec autant d’histoires“, écrit-elle dans une page de carnet, présenté en ouverture du livre. Tout part de la visite de Gula le jour de l’emménagement. La voisine du 5e vient passer une tête et entrouvrir pour eux le monde du Grand domaine. “Ce n’est pas le fil d’une pelote que j’ai tiré, mais plutôt un tissage de liens qui s’est constitué peu à peu au fur et à mesure des rencontres“, formule l’autrice. Conçu sur cinq plateaux reliés par un large escalier, l’immeuble forme un mini-quartier. “Peut-être parce que les couloirs y sont larges, peut-être parce que beaucoup de gens travaillent ici en journée ou sont retraités, on a le temps de se parler.”
Tissage d’humanités
L’histoire qu’elle tisse, étage après étage, est tout à la fois intime et universelle. Elle raconte le monde et Marseille dans le même mouvement, embrassant. Et comme souvent dans les récits choraux, la foule des petites histoires croisent la grande, celle qui, de sa grande hache, assassine ou sépare. Dans les ateliers de confection qui succèdent au stockage des pains de sucre, on retrouve beaucoup de survivants du génocide arménien du début du siècle. L’expulsion du pasteur qui dirigeait la Cimade dans la décennie noire des années 70 a lieu là. La “movida” culturelle des années 90 se déploie aussi dans ces ateliers d’artistes. Quelques groupes mythiques du rock marseillais venaient y répéter.
“Il faudrait quatre ou cinq tomes si je voulais raconter ou explorer toutes les histoires qu’on m’a racontées“, sourit-elle. Dans un dessin très simple, rehaussé d’aplats de couleurs, de collages de photos ou de gravures, Lili Sohn réussit à donner vie à cette foule de voisins et voisines. “L’immeuble fonctionne comme un palimpseste d’humanités. Le sujet n’est pas l’immeuble lui-même, mais le récit intime de sa découverte. Au fond, il raconte une histoire de vivre ensemble et c’est de cela dont on a besoin en ce moment.”
Curieusement, la dimension algérienne du quartier apparaît comme effacée dans le récit, alors que l’immeuble est situé à quelques mètres de la porte d’Aix et de la rue du Bon-Pasteur. “Mais quand nous sommes arrivés, il n’y avait déjà plus le souk en plein-air, j’ai dû croiser une fois un étal avec deux chaussures gauches et un chargeur de téléphone fixe, explique-t-elle. Et puis, les rues ont longtemps été en chantier, bloquées par des échafaudages. On est plus naturellement tournés vers le centre-ville, le port, la crèche du petit, l’école du grand“. L’Algérie arrive par les résidents, artistes comme Mohamed El Guettaa, militants comme Alain Castan ou marins comme Jean-Robert, un de ses voisins.
Histoires intimes
Forcément, sa propre histoire se trouve prise dans ses nœuds. Ou plutôt celle de son conjoint, descendant de la famille Daher, à l’origine d’une dynastie entrepreneuriale encore florissante. “J’ai découvert son nom dans une copie du règlement de copropriété, tapé à la machine et photocopié des dizaines de fois. Quand j’ai trouvé ça, j’étais tout excitée par la coïncidence, mais mon compagnon a accueilli ça avec un petit côté blasé qui est sans doute la conséquence d’avoir grandi dans une grande famille.”
Lili Sohn ne laisse rien de côté dans son récit, y compris son propre statut de “néo-marseillaise” forcément suspectée de participer à la gentrification du quartier. En cela, le Grand domaine est exemplaire du mouvement, déjà documenté dans bien des métropoles : des grands espaces dédiés au travail ouvrier dans des quartiers populaires, bientôt occupés par des artistes en recherche de grands volumes, qui laissent place ensuite à des investisseurs. “Forcément, c’est un sujet qui m’interroge et que j’interroge à mon tour, analyse-t-elle. Il y a la gentrification et la gentrification à Marseille. Tout ne se passe pas ici au même rythme qu’ailleurs“.
De la BD au podcast
Une telle complexité narrative ne pouvait tenir à elle seule dans le recueil même épais d’un album de bandes dessinées. En sus de ce récit, Lili Sohn a construit une série de quatre podcasts, mis en son par Théo Boulenger, avec l’entremise de Justine Perez, de 13 Productions * : “j’avais très envie de toucher à un nouveau médium en plus de celui que je maîtrise déjà“.
“Il y a deux ans, j’ai entendu Lili raconter à une amie commune à quel point le lieu où elle vivait avait quelque chose de singulier, raconte Justine Perez. Il m’a paru immédiatement qu’il y avait là matière à podcast. Lili m’a dit qu’elle allait en faire une BD. À partir de là, on s’est demandé comment travailler le projet comme une œuvre bimédia.”
La productrice a donc installé un dialogue entre ces deux créateurs qui débouche sur un huis clos en quatre actes, construit autour d’elle et de ses voisins. Le projet se déplie ainsi en plusieurs dimensions, livresque, sonore, mais aussi muséale puisque le musée d’Histoire de Marseille consacre une exposition à l’immeuble et au livre qui l’explore. “On est allées les voir pour leur présenter le double projet, et ce que ça racontait de l’histoire de Marseille, et de la façon de faire l’histoire”, poursuit la productrice. Depuis plusieurs années, le musée s’inscrit justement dans un dialogue immédiat sur ce qui fait patrimoine, en accueillant notamment les objets mémoires du drame de la rue d’Aubagne. Le Grand domaine entre ainsi dans la grande histoire commune, où se mêlent l’intime et le collectif.
Ce vendredi 24 mai, les Chroniques du Grand domaine pourront être découvertes sur place, à l’atelier Souple, à partir de 18 heures, au 23, boulevard des Dames. L’exposition au musée d’Histoire de Marseille consacrée au projet s’ouvre du samedi 25 mai au 9 juin. Enfin, le festival Oh les beaux jours propose une rencontre avec Lili Sohn et Théo Boulenger, le dimanche 26 mai à partir de 15 heures.
Commentaires
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J’étais jeune et si ma mémoire est bonne il y avait dans les années 60/70 une “cantine” arménienne où l’on dégustait une cuisine familiale, une pure merveille. Un véritable voyage au pays du mont Ararat.
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Merci, très chouette article !
J’étais par là au moment de l’expulsion du pasteur de la Cimade,
Il y avait beaucoup de chaleur humaine, et je suis bien contente de savoir que ça con
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Ça a coupé. .
bien contente de savoir que ça continue !
Merci Marsactu
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oui, merci Marsactu pour cet article qui redonne foi en la sociabilité marseillaise multiculturelle.
Quelques faits supplémentaires sur le Grand Domaine :
à sa construction, il aurait été décidé que les marches d’escaliers seraient suffisamment basses et suffisamment larges pour que des ânes puissent les gravir avec leur chargement ( déjà sur leur dos depuis la zone portuaire).
Longtemps après, dans les années 1970, certains groupes d’extrème-gauche auraient eu leur grand local dans ce Grand Domaine.
Puis dans les années 1980, ce furent certaines radios associatives, notamment Radio Provisoire ( qui deviendra ensuite Radio Galère )
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La vie mode d’emploi en somme
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