Les experts judiciaires remontent aux causes des effondrements du 5 novembre

Décryptage
le 10 Juil 2020
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Le 17 juin dernier, les deux experts mandatés par les juges d'instruction qui enquêtent sur les effondrements de la rue d'Aubagne ont rendu leur rapport. Ils donnent notamment leur avis sur les causes de ce drame.

Le lieu des effondrements, en cours de déblaiement fin 2018. (Image VA)
Le lieu des effondrements, en cours de déblaiement fin 2018. (Image VA)

Le lieu des effondrements, en cours de déblaiement fin 2018. (Image VA)

Le 5 novembre 2018, deux immeubles se sont effondrés sans faire de bruit ou presque. C’est ce qu’indique un agent de la Ville, qui s’affairait sur une borne, à 50 mètres à peine des 63 et 65 rue d’Aubagne. Il a vu un morceau se détacher du toit puis les immeubles s’écrouler en s’affaissant sur place. “Ce qui m’a surpris entre autres, c’est que cet effondrement n’a fait aucun bruit”, explique-t-il aux policiers. Une passante qui assiste à la même scène décrit pour sa part “des bruits comme des travaux” et les immeubles qui s’affaissent en quelques secondes.

Ces témoignages font parties des milliers de données que Fabrice Mazaud et Henri de Lépinay ont épluchées et synthétisées pour rédiger le rapport d’expertise remis aux juges d’instruction, le 17 juin dernier. Un rapport mentionné par Le Monde le 3 juillet. Au fil de ces 463 pages que Marsactu a pu consulter, les deux hommes de l’art dissèquent avec minutie les causes multiples qui ont amené à ce drame. Pour y parvenir, ces experts ont embrassé large. Ils se sont outillés d’une expertise historique et patrimoniale qui remonte aux origines de la rue, soit au XVIIIe siècle. Ils ont également fait procéder à une reconstitution en 3D des trois immeubles effondrés pour modéliser leur rupture.

Une cloison devenue “support intermédiaire fortuit”

Jour par jour, puis heure par heure, ils ont reconstitué le fil des évènements et des manquements qui ont provoqué l’irréparable. En introduction, ils prennent garde à user du doute, comme méthode pour appuyer une vérité qui se conjugue rarement au singulier. Ils élaborent plusieurs scénarios qui expliqueraient selon eux les effondrements et finissent par en retenir un.

Il écartent ainsi la possibilité que les effondrements aient pu démarrer des deux immeubles adjacents, le 63, propriété de Marseille Habitat, et le 67, propriété du cabinet Berthoz, tous les deux vides de tous habitants. Pour eux, la chaîne de causalité qui a débouché sur le drame du 5 novembre se concentre sur le n°65. C’est dans cet immeuble qu’ont eu lieu de nombreux évènements, qu’on peut lire aujourd’hui comme autant de signes avant-coureurs.

Le 18 octobre 2018, la cloison du couloir d’entrée du n°65 se fend de manière inquiétante, pour finir par rompre. Le service des périls de la Ville saisit le tribunal administratif qui nomme un expert, Richard Carta. Celui-ci ne visite qu’une partie de l’immeuble et met en cause la présence d’une hotte métallique dans le local commercial attenant à cette entrée pour expliquer cette rupture. Une thèse battue en brèche par les experts qui s’appuient notamment sur le témoignage d’ouvriers qui ont travaillé sur place. Ces derniers étaient missionnés pour mettre fin au péril constaté  dans les parties communes et dans un seul appartement du premier étage, côté cour, dont le locataire sera évacué.

Pour les experts judiciaires, la cause de cette rupture est plutôt dans les étages. Ils constatent ainsi un tassement en haut du mur au droit d’une poutre qui soutient le plancher supérieur. Cette cloison est “devenue au fil du temps un support intermédiaire fortuit”. Or, pour les experts des “transferts de charge” ont eu lieu sur cette partie de la structure des immeubles. Ils notent également des “arrivées récurrente d’eaux en fuite” venues des salles de bains toutes situées à cet endroit de l’immeuble, qui ont dégradé les pièces en bois, poutres et planchers. À cela s’ajoutent la modification des planchers avec la pose de carreaux, de chape de béton, augmentant encore le poids qui repose sur la cloison de l’entrée et son plancher, lui-même modifié.

Des travaux qui aggravent les désordres

En réponse à ces désordres, Richard Carta recommande notamment la dépose de la hotte, la reconstruction de la cloison et l’installation d’un étais pour soutenir le plancher du premier.

Or, pour les experts judiciaires, le remède proposé par leur confrère a augmenté le transfert de charges sur le plancher du rez-de-chaussée. Pire, dans les jours suivants les travaux achevés le 23 octobre, les locataires constatent de nombreux désordres. Les portes palières ne s’ouvrent plus. Le compagnon d’une des propriétaires intervient à la scie sauteuse pour libérer des locataires. Le 2 novembre, une des locataires assiste à l’explosion des pavés de verre qui sont situés au-dessus de la porte d’entrée.

Ces désordres s’intensifient jusqu’à la nuit du 4 au 5 novembre. Une locataire appelle les marins-pompiers pour signaler des craquements et l’agrandissement soudain de fissures. Le 5 au matin, Abdelghani Mouzid filme son appartement traversé de fissures, apparues dans la nuit.

L’autre pan du scénario développé par les experts se situe au sous-sol. Il concerne la visite d’un autre expert, Reynald Filipputti, nommé par le tribunal administratif dans le cadre d’un différend qui oppose le propriétaire du 67 à ceux du 65, le premier accusant les seconds d’être responsables des désordres que rencontre son immeuble.

Au sous-sol, un pilier “qui se désagrège”

Le 25 octobre, Reynald Filipputti réunit l’ensemble des parties au sous-sol du n°65. Depuis de longs mois, il tente d’établir les causes de la présence d’eau dans cette cave. Il s’agit également de comprendre l’origine des désordres qui affectent ces trois immeubles liés.

Lors de cette réunion, le compagnon d’une des propriétaires du n°65 constate qu’un poteau situé le long de l’escalier qui descend à la cave est dans un piteux état. Il le prend en photo. Le poteau est éventré, le mur sur lequel il s’appuie et qui soutient l’escalier est fendu.

La scène est parfaitement éclairée par des projecteurs de chantier. L’ensemble des experts et des sachants passent devant ce poteau sans s’émouvoir de son état. Ils ne sont pas plus inquiets de l’état du mur de la cave qui soutient les n°63 et 65. Il est pourtant effondré. Le compagnon de la locataire s’en émeut auprès des nombreux intervenants qui se pressent dans cette cave :

“Je dis que c’est grave, que c’est un morceau du mur porteur qui manque. Eh bien ! À ma grande surprise, ça ne semble pas les intéresser plus que cela. M. Filipputti ne semblait focalisé que sur le mur mitoyen avec le 67, celui du cabinet Berthoz.”

Les experts notent, cinglants : “l’attention des experts était donc apparemment concentrée sur d’autres sujets que celui d’un poteau de structure très fortement et très visiblement dégradé”. Le syndic Liautard se fendra d’un message à son maçon pour réparer “ce pilier qui se désagrège”. Quant à Richard Carta, il n’a pas pris le temps de se rendre dans le sous-sol, juste en dessous de l’endroit où il préconisait de poser un étais.

Les deux experts ne se sont pas plus alarmés de l’état désastreux du mur porteur des 63 et 65. Pourtant, il est très visible sur les photos prises lors de la réunion du 25 octobre. Dans les jours suivants, le même cortège se rendra au n°63. Reynald Filipputi constate que le mur présente une déformation importante.

Canalisations cassées, de l’eau partout

À ces problèmes de structures, s’ajoutent d’autres causes historiques. Les experts notent ainsi que les immeubles de la rue d’Aubagne comme beaucoup de ceux construits à la même époque reposent sur deux murs porteurs, dans lesquels sont fichés les poutres qui supportent les différents planchers. Il n’y a pas donc de mur en fond de parcelle qui supporterait une partie des charges. D’autre part, au fil des siècles, un étage a été ajouté à chacun des immeubles, ajoutant un poids supplémentaire sur ces murs. Mais, comme le soulignent, les experts, “les fragilités d’origine, si elles sont importantes, ont permis toutefois aux immeubles d’être habités et adaptés pendant 350 ans pour l’un d’entre eux et plus de 300 ans pour les deux autres”.

Une autre cause, circonstancielle, parcourt le rapport de bout en bout. Il a également un fort écho politique après un communiqué de la Ville, le 5 novembre, citant le rôle de la pluie. De l’eau, dans cette histoire, il y en a partout. On la retrouve dans le sol, où de nombreuses canalisations sont cassées. Dans la cave du n°65 où elle fait l’objet d’une procédure judiciaire étalée plusieurs années.

Pour les experts judiciaires, ces eaux font partie des facteurs aggravants et non un facteur déclenchant des effondrements. Même si le seul mois d’octobre a enregistré une pluviométrie de 291% supérieure à la moyenne des mois d’octobre précédents, les précipitations ne peuvent expliquer à elles seules ces effondrements. On peut de nouveau l’écrire : non, ce n’est pas la pluie.

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Commentaires

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  1. Pitxitxi Pitxitxi

    Complètement halluciné de lire que les experts n’ont pas été inquiets de constater différentes dégradations qui semblent pourtant avoir joué un rôle majeur dans ce désastre. C’est vraiment pas rassurant quant à leur rôle dans toute cette histoire, et dans les nombreux cas que l’on croise depuis…

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  2. Bertrand LAVILLE Bertrand LAVILLE

    et maintenant, les suites judiciaires seront-elles à la hauteur de cette faillite collective ?

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