La Ville caresse l’espoir de remettre de l’ordre dans le oaï des buvettes de stades

Ce sont 23 buvettes de stades municipaux qui sont concernées par cette remise à plat (Photo : CM).

Le soleil cogne fort, en ce premier samedi de septembre. Alors que les minots s’éreintent à courir derrière le ballon, de nombreux parents partent en quête de fraîcheur à la buvette de ce stade municipal du sud de la ville. Là, une grosse bouteille de pastis trône bien en évidence sur le comptoir. En toute illégalité : sans licence, les tenanciers ne peuvent pas proposer d’alcool à leur clientèle. Et il est de toute manière en théorie interdit de vendre de l’alcool dans une enceinte sportive, en vertu de la loi Évin. En pratique, ils sont aujourd’hui plusieurs à se délecter d’un petit jaune, agrémenté de quelques glaçons.

La même scène se répète dans un autre stade, quelques kilomètres plus loin. “Ah, vous êtes journaliste ?”, s’enquiert un jeune serveur aux yeux inquiets, tout en rangeant discrètement une bouteille de vodka bien entamée sous le comptoir. Un groupe d’hommes rassemblé en cercle à l’intérieur de la buvette termine une partie de cartes, alors que la fumée d’une demi-douzaine de cigarettes stagne au niveau du plafond.“On fait partie du club de pétanque, explique un grand gaillard torse nu, une clope coincée au coin des lèvres. La buvette, en théorie, elle est fermée“, conclut-il en écrasant son mégot dans un cendrier déjà bien rempli.

Une exception marseillaise

Entre vente illégale d’alcool, revenus non déclarés et gestion opaque, les buvettes municipales sont hors des clous depuis bien longtemps. “Historiquement, ça a toujours été comme ça”, confie un gardien de stade. Une spécificité marseillaise à laquelle la Ville, pour qui le folklore a ses limites, a décidé de s’attaquer. “Ça dure depuis des années, et Marseille fait partie des très rares villes de France où ça continue”, déplore Sébastien Jibrayel, l’adjoint au maire en charge du sport. Contacté par téléphone, il assène : “Maintenant, ces buvettes doivent être réglementées et déclarées.” Le 14 août dernier, un appel à manifestation d’intérêt (AMI) sur la mise à disposition des buvettes a été lancé par la Ville pour tenter de remettre tout ça à plat. L’ex-directeur général des services Jean-Claude Gondard s’y était déjà cassé les dents en 2020 : juste avant le changement de mandature, il avait demandé dans une lettre la libération des locaux avant l’instauration d’une mise en concurrence, “comme un cadeau empoisonné”, grince-t-on dans les couloirs de la mairie. Le projet n’avait finalement jamais vu le jour, et la nouvelle équipe municipale tente aujourd’hui de rationaliser les choses.

Marseille fait partie des très rares villes de France où ça continue”

Sébastien Jibrayel

Officiellement, la tenue des buvettes des stades municipaux devrait être assurée par les clubs de foot, pour leur seul profit. Mais dans les faits, ces petits locaux sans prétention proposant snacks et boissons fraîches sont bien souvent tenus par les gardiens de stade, agents municipaux de la Ville. Qui, en tant que salariés de la fonction publique, ne sont pas autorisés par la loi à cumuler deux emplois à temps plein. Sur la dizaine de stades que nous avons visités, aucun ne prenait la carte bleue. Tout se règle en espèces, qui finissent par former de grosses liasses, comme entre les mains de ce tenancier de buvette qui compte la recette du jour. “Certains font plus du double de leur salaire avec cette activité”, glisse notre source municipale.

le règne de l’omerta

Cette activité peut en effet rapporter gros, du moment qu’elle passe sous les radars. De fait, pas facile d’établir le contact : dans le cadre de cette enquête, Marsactu se sera pris autant de vents qu’une éolienne un jour de mistral. Une petite dizaine, en tout. “Je n’ai rien à vous dire“, lâche ce gardien, qui dément tenir la buvette de son stade, avant de raccrocher sèchement. “Je n’ai pas envie de discuter”, poursuit un autre, avant de s’engouffrer dans les vestiaires. “Désolé, j’ai reçu ordre de ne pas parler”, lance de derrière le comptoir un tenancier d’un ton bourru, après avoir assuré ne pas être un agent municipal. Ordre de qui ? “Ça, c’est le deuxième truc que je n’ai pas le droit de vous dire”, nous répond-il, visiblement embarrassé. Car si les gardiens de stade sont des agents municipaux soumis au devoir de réserve, il n’en est rien pour les particuliers. L’omerta règne, par peur “de passer pour une balance”, et surtout “parce que ça arrange tout le monde”, à en croire un agent de la Ville.

On fait du 8h-22h, avec un seul jour de repos par semaine ” 

Un gardien de stade

Rares sont ceux qui parlent, mais un gardien de stade nous confie voir cet argent comme une sorte de “récompense” pour les heures passées sur place. “Vous vous rendez compte ? On fait du 8h-22h, avec un seul jour de repos par semaine”, confie-t-il, sous couvert d’anonymat. Un planning qui joue avec la légalité, en dehors de la réglementation sur le temps de travail. “Ce sont des horaires de dingue, les gardiens parlent d’une cage dorée. Bref, ça arrange tout le monde”, glisse notre source municipale citée plus haut. Accoudé au comptoir d’une des buvettes, un des clients se montre plus loquace que le patron : “Avec les horaires qu’ils se tapent, ça ne sera jamais rentable pour une autre personne qu’un gardien de tenir une buvette.” Tous les buveurs opinent du chef.

remise à plat

Récemment, le sujet est donc revenu sur le tapis, avec la publication le 14 août dernier par la Ville d’un appel à manifestation d’intérêt (AMI) sur la mise à disposition des buvettes. Les dossiers sélectionnés obtiendront un titre d’occupation temporaire du domaine public pour une durée de quinze mois, renouvelable une fois. Ce sont ainsi 23 buvettes, réparties en 22 lots, qui sont concernées : “On a voulu faire un lot par équipement sportif pour favoriser le tissu associatif de proximité”, détaille Sébastien Jibrayel. Un même candidat ne pourra se voir attribuer plus d’un lot. Sont éligibles à candidater les sociétés, les associations dites “loi 1901” et les auto-entrepreneurs. “Ça pourrait avoir un effet bénéfique si ce sont les associations sportives ou les clubs qui reprennent la gestion, concède Sylvain Souvestre, ancien adjoint aux sports et actuel maire des 11ᵉ et 12ᵉ arrondissements. Cela permettrait pour eux de compenser la baisse des subventions allouées par la Ville.”

Ça pourrait avoir un effet bénéfique, si ce sont les associations sportives ou les clubs qui reprennent la gestion”

Sylvain Souvestre

Autre nouveauté présentée dans l’AMI : les tenanciers seront désormais “redevables du paiement d’une participation forfaitaire pour l’accès aux fluides”. Auparavant, les gardiens des buvettes ne payaient ni l’eau, ni l’électricité. Le document établit également une redevance fixe indexée sur le nombre de mètres carrés de la buvette et une redevance variable. Cette dernière sera assise sur “l’ensemble du chiffre d’affaires annuel hors taxes réalisé par les buvettes, suivant un pourcentage proposé par les candidats et qui ne pourra pas être inférieur à 5%”. 

Écarter les gardiens de stade

Sera-t-il possible, alors, pour un gardien de stade de se déclarer en tant qu’entrepreneur individuel ? Pas vraiment : “Le contrôle du fonctionnement des buvettes relève de la seule Direction des Sports, peut-on lire dans le document. En aucun cas le personnel municipal ne peut intervenir dans la gestion et l’exploitation d’une buvette.” Pas possible non plus pour les gardiens, du moins en théorie, de faire candidater un de leurs proches : un paragraphe entier de l’AMI s’attarde sur la notion de conflit d’intérêts. “Chaque candidat devra fournir une déclaration sur l’honneur attestant qu’il ne se trouve pas dans une situation de conflits d’intérêts pour laquelle il pourrait être exclu de la procédure.”

Mais comment déceler le conflit d’intérêts ? Comment savoir si certains gardiens ne se sont pas “constitués en auto-entrepreneurs, voire l’ont fait pour leur femme”, comme certains bruits de couloir à la mairie le laissent entendre ? L’adjoint au maire en charge des sports, qui ne fera pas partie de la commission d’attribution, se veut rassurant : “Le choix sera fait dans le strict respect de la réglementation et en totale impartialité.” La commission chargée de l’ouverture des plis devra être constituée d’agents de divers services de la Ville, de juristes, et d’inspecteurs de l’Inspection générale des services. Les intéressés ont jusqu’au 20 septembre à 16h pour déposer leurs dossiers, qui seront examinés dans le courant du mois d’octobre. D’ici là et depuis la fin de l’été, des contrôles sont opérés dans les stades par des agents de la Ville pour dresser un état des lieux. De quoi agacer un peu plus les gardiens.