La Savine, la politique entre deux tours

Reportage
par Lisa Castelly & Djenaba Diame
le 6 Mai 2017
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Marquée par un passé douloureux avec le Front national, la cité de la Savine a placé Jean-Luc Mélenchon en tête au premier tour, quand les quartiers qui l'entourent votaient pour Marine Le Pen. Pour autant, entre les tours, la cité reste plongée entre désillusion et souvenirs d'un engagement antiraciste encore vivace.

La Savine (LC)
La Savine (LC)

La Savine (LC)

Le mistral bat la Savine ce jour-là. Citadelle à laquelle on accède par une unique route qui serpente dans une pinède, la cité est presque vide. Quelques jeunes hommes en jogging semblent mollement faire le guet, ou discutent. Trois petits filent vers le centre social poussés par le vent. Comme d’autres grands ensembles des quartiers Nord, la Savine, qui toise le reste de la ville depuis sa butte, a sa propre histoire dans laquelle elle continue de baigner. Une histoire marquée notamment par la mort d’un de ses enfants, Ibrahim Ali, tué en 1995 par le coup de fusil d’un colleur d’affiches du FN. Aujourd’hui encore, on continue d’honorer sa mémoire.

Ce passé explique sans doute les résultats du premier tour de l’élection présidentielle dans le secteur : quand Marine Le Pen remportait les bureaux des vallons, plus cossus, qui l’entourent, la Savine, teintée de rouge sur les cartes, a porté Jean-Luc Mélenchon en tête, à 46,67%. Mais l’abstention y est aussi particulièrement importante : 45,19% des inscrits ne se sont pas déplacés, 13% de plus qu’en 2012. À cette même époque, François Hollande remportait presque la moitié des suffrages au premier tour. En cinq ans, les vents ont tourné. Et, à gauche, le vote utile a changé de sens.

Les résultats au bureau de vote de la Savine pour le premier tour de l’élection présidentielle.

Le soir du 23 avril, nulle explosion de colère à l’annonce de la qualification du Front au second tour. Comme ailleurs en France, tout le monde s’y attendait. Lassitude, résultat de la dédiabolisation du FN, désengagement militant ? Sofiane*, Savinois de naissance, la vingtaine et un esprit critique qui tourne à mille à l’heure, est effaré par ce score. “Au FN, ils sont quand même arrivés deuxième [à Marseille, ndlr], s’exclame-t-il. Ici, la plupart des jeunes se foutent de la politique”. À l’image de sa génération, Sofiane se joue des frontières politiques, mais il conserve un interdit moral enraciné. “Même s’il y a de bonnes idées chez eux, le FN à la Savine, c’est pas possible. On a grandi avec, on a participé aux commémorations, pour nous c’est pas possible”. Lui croyait à Mélenchon, “la personne qu’il fallait”. Le choix qui s’annonce au second tour le laisse encore perplexe, et notamment la personnalité d’Emmanuel Macron. “On sait pas trop ce qu’il est”, souffle-t-il. Une semaine avant le vote du second tour, il hésitait encore.

Peut-être se sont-ils croisés dans leur enfance ? Aspirant politicien marseillais né à la Savine, Hassen Hammou [dont Marsactu avait fait le portrait en 2016, à lire ici] est passé par Les Républicains, mais soutient aujourd’hui Emmanuel Macron. Lui aussi se sent “héritier de la mémoire d’Ibrahim Ali”. “Cela ne veut pas dire qu’on vote forcément Mélenchon, mais cela nous empêche de voter FN” , explique-t-il. Bon joueur, il reconnaît au candidat de la France insoumise d’avoir su parler à une partie des électeurs désabusés dans les quartiers. “Tous les minots que j’ai croisés avaient voté Mélenchon, affirme-t-il. Malgré sa défaite, sa candidature a permis aux jeunes qui votaient pour la première fois et à ceux qui étaient en rupture politique de vivre une bonne expérience.

“Ni oubli, ni pardon”

C’est à la Sound musical school, siège du groupe de hip-hop le B-Vice et “centre culturel à l’usage de la rue” que nous avons croisé Sofiane. À la fois studio d’enregistrement et association culturelle et d’insertion, l’endroit est animé, les couleurs vives. À l’entrée, un mur en hommage à Ibrahim Ali est recouvert de mots, “ni oubli, ni pardon”, de photos, de dessins et d’articles anciens ou récents. Chaque 21 février, le collectif Ibrahim-Ali organise un rassemblement à l’endroit du meurtre, carrefour des Quatre-chemins. Depuis vingt ans, des membres du B-Vice, auquel appartenait la jeune victime, militent pour que son nom soit donné à une rue de la ville, sans succès. Pour l’heure, seul le rond-point au pied de la Savine s’appelle Ibrahim Ali. “Nous, on se dit que comme c’est un noir, ça ne bouge pas. Ils ont oublié”, lâche Sofiane, qui prend l’abandon des pouvoirs publics comme un fait acquis.

Soly M’Baé, directeur de la Sound musical school. (LC)

Soly M’Baé couve le fougueux Sofiane d’un regard bienveillant. Directeur de la Sound musical school il est aujourd’hui la figure principale de cet héritage militant. Ce quadragénaire d’origine comorienne se dévoue à la vie du quartier depuis sa jeunesse. Ibrahim est mort parce qu’il était noir… On mène un combat chaque année pour le rappeler”, martèle aussi Soly. La qualification du Front National au second tour résonne comme un énième affront à la mémoire d’Ibrahim, comme un coup de couteau dans un plaie encore béante, l’image est parlante. “Je suis le premier à aller voter et à dire que les idées du FN ont tué Ibrahim Ali. Cela fait 22 ans que je suis sur ce terrain-là, et à côté le Front National décolle.” Il impute la responsabilité aux autres partis qui traitent aujourd’hui le Front national comme un parti normal et aux médias qui lui donnent une caisse de résonance trop importante.

“Plus personne ne se plaint”

Il se remémore l’entre-deux tours de l’année 2002. La vague d’indignation qui a embrasé la France, et la Savine. Finalement, on n’a rien appris de ce qui s’est passé cette année-là”, déplore-t-il. Malgré la culture anti-FN du quartier”, que Soly constate toujours, la conscience politique n’est plus aussi forte qu’avant, petit à petit cela s’est essoufflé”, regrette-t-il. Cette année, le taux d’abstention à la Savine a été de 46,67%. Les gens sont déçus, ils sont toujours dans la même mouise, rien n’est fait pour eux depuis des années. Depuis 1989, la situation n’a cessé de se dégrader. Ici, il n’y a pas un seul commerce, plus de centre médical, les lieux de rencontres et les événements ont été abandonnés par les politiques… Et plus personne ne se plaint.” 

Devant l’arrêt de bus de la Savine, des commerces aux rideaux fermés. (LC)

Même si Soly a vu au fil des années le désespoir s’installer, sa détermination reste intacte. “Le combat n’est pas perdu. Je dis aux jeunes que le vote est un droit et que s’ils ne votent pas, d’autres se chargeront de le faire à leur place”. Sa première satisfaction est d’avoir vu ces dernières années une nouvelle génération s’approprier cette mémoire qu’il défend. “Aujourd’hui, je peux me reposer, je laisse les jeunes s’organiser pour sauvegarder sa mémoire. Mais, au-delà de nous, habitants du quartier, je ne sais pas si les gens l’entendent…

Autour de la Savine, les pavillons votent pour le Front

Perchée sur sa petite colline, la Savine peut aussi se définir par ce qui l’entoure. Ces vallons qui l’enserrent et où la population a porté son choix électoral sur Marine Le Pen, qui y dépasse allègrement les 35% des voix. Ce grand écart entre la cité et son environnement fait aussi partie de son identité, de cette image d’une irréductible cité populaire entourée de quartiers pavillonnaires et bourgeois. La réalité est un peu plus nuancée, évidemment.

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Le projet de rénovation urbaine en cours sur le secteur compte parmi ses objectifs celui de désenclaver la cité, de la relier aux quartiers qui l’entourent. Un défi qui ne va pas sans heurter. Le jeune Sofiane parle de “la zizanie” créée par le projet et pose ce principe :”le vallon des Tuves c’est le vallon des Tuves, la petite Savine c’est la petite Savine, la Savine c’est la Savine”. Pas question pour lui de gommer ces singularités. Pourtant le gommage aura lieu, radical. Après avoir découvert de l’amiante dans tous les bâtiments de la cité, celle-ci doit être entièrement démolie et, en partie reconstruite sur place, toujours au-dessus du vallon.

Dans les vallons du bas, pourtant, une femme a à cœur de faire les allers-retour entre tous ces petits mondes qui se côtoient. La présidente du CIQ, Catherine Frèche-Gristi, tente depuis plusieurs années d’inclure la cité dans les projets de son équipe, avec un succès mitigé, mais quelques victoires qu’elle savoure.  

Au delà de la Savine, confirme-t-elle, le ton grave, “le nom d’ibrahim Ali parle aux gens, mais parce que c’est le carrefour qui s’appelle comme ça”. Elle ne s’étonne donc pas franchement du vote Front national, habituée à dénoncer l’idée selon laquelle “pauvres et nantis n’auraient rien à faire ensemble”. Et encore, se reprend-elle, “dans les vallons, personne n’a beaucoup de pognon”. “Quand j’ai été élue présidente du CIQ, il y avait uniquement des gens des vallons. Je souhaitais qu’on travaille avec la Savine. Il y a eu beaucoup de résistance dans les vallons, on m’a reproché cette ouverture.” Même “en haut”, cette main tendue n’a pas été très bien accueillie. “Il a fallu beaucoup de temps”, reconnaît-elle.

“L’esprit est un peu resté, mais chacun est chez soi”

Si aujourd’hui, les adhérents au CIQ résidant à la Savine se comptent sur les doigts de la main, elle se réjouit de voir de simples citoyens participer aux différentes réunions, et ne désespère pas d’organiser la fête des voisins sur les pentes de la Savine l’année prochaine. “La Savine c’est des gens qui vivent plus dans la mouise que les autres dans le vallon. Mais à la Savine comme ailleurs, 90% des gens veulent vivre en famille, tranquillement.” Celle qui se définit ironiquement comme “soixante-huitarde attardée”, a observé comme beaucoup le démobilisation des initiatives citoyennes dans le secteur en voyant se réduire le nombre de ses interlocuteurs. Tout ça s’est dilué. Des associations ont disparu, certaines se tirent dans les pattes, il y a des enjeux de pouvoirs, des enjeux politiques. Et les gens sont blessés, déçus de tout. L’esprit est un peu resté, mais chacun est chez soi”. 

Catherine Frèche-Gristi, présidente du CIQ du vallon des Tuves, au pied de la montée qui mène à la Savine. (LC)

En cela, la rénovation urbaine, a, aux yeux de beaucoup, participé à détricoter le maillage social. Avec les premiers relogements d’habitants hors de la Savine, “beaucoup de gens très actifs sont partis”, reconnaît Catherine Frèche-Gristi. “Les grandes familles sont parties, a aussi remarqué Sofiane. Y a plus d’ambiance, y a moins de monde, c’est moins solidaire, moins familial. C’est le monde d’aujourd’hui, c’est dommage”. Pour Hassen Hammou aussi, ces déménagements ont “entraîné un éclatement de la population”. Il y a des liens qui se perdent. Cela ne permet pas de faire une mobilisation”, justifie-t-il. Pourtant, pas question pour lui de parler de “désintérêt” des habitants pour la chose politique.

“La cité a été achetée par les élus”

Visage des mobilisations citoyennes de la cité, Rachida Tir, qui préside l’Alliance savinoise, constate, elle, une vraie démobilisation générale. Militante associative, elle était aux premier rangs du meeting d’Emmanuel Macron récemment, mais assure ne pas avoir voté pour lui au premier tour, pas vraiment convaincue. “Il parle de renouveau, mais duquel ?”, interroge-t-elle, dubitative. Au racine du désengagement des habitants des cités, elle pointe notamment le clientélisme des élus locaux. “La cité a été achetée par les élus. Depuis des années, c’est ça qui a gangréné les cités. Des militants, il n’en reste pas beaucoup”. Sofiane, le minot de la Savine, ne dit pas mieux. “Ils viennent, ils disent “tu veux un appart, t’inquiète !”, “Vous voulez un tournoi de sport, c’est bon”. On a grandi avec ça, dessine-t-il à grands traits, dépité.

Pour Rachida Tir tous ces constats vont de paire avec la misère sociale. “Les gens sont lassés, fatigués. Il faut travailler plus pour des salaires toujours plus bas. Il y a tellement de soucis qu’on ne regarde plus autour. Nous sommes enclavés, isolés, abandonnés.” Soly M’Baé approuve. “L’anti-racisme, c’est devenu notre ADN, avec les petits et les grands que l’on retrouve dans les actions. Mais au-delà, les gens sont aussi dans des urgences, le chômage, la précarité, les réseaux de drogues. Ils n’ont plus le temps de s’asseoir pour parler. J’ai l’impression que ces urgences étaient moins fortes avant…”

 

*Le prénom de cet interlocuteur a été changé à sa demande.

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Lisa Castelly
Journaliste
Djenaba Diame

Commentaires

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  1. VitroPhil VitroPhil

    Excellent titre pour un article intéressant !
    A travers quelques beaux portraits on s’aperçoit :
    1) Que rien ne change dans ces quartiers au point de lasser les meilleurs volontés.
    2) Que le vote FN n’est pas si “populaire” que cela. Cela est à croiser avec l’autre article de marsactu du jour.

    Signaler
  2. neplusetaire neplusetaire

    Que dire, merci a marsactu pour cet article dommage je veux laisser un commentaire mais pas trop le temps, plus tard certainement, après le résultat de notre futur(e) président(e).

    Signaler

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