“Je ne crois pas en la politique” : des Néréides à Frais-Vallon, les raisons de l’abstention
De Frais-Vallon à la Capelette, en passant par la Rose et les Néréïdes, Marsactu est allé à la rencontre des abstentionnistes de ces quartiers populaires marseillais où le désintérêt pour le vote est encore plus prégnant qu'ailleurs. Et recueilli leurs témoignages, entre colère et désillusions.
Un militant de gauche décolle des affiches du RN à la Rose. (Photo : Mazigh Bouroubi)
La terrasse de la boulangerie la plus proche de l’arrêt de bus “HLM Néréides”, dans le 11e arrondissement de Marseille, commence à se remplir. Karim, Mouhyeddine et Roger*, eux, sont là depuis plusieurs heures. Comme souvent, ils occupent une table un peu à l’écart. Parler politique, en revanche, ne fait pas partie de leurs habitudes. Karim assume pourtant avoir voté, dimanche dernier, “pour le front populaire”, lance d’emblée cet homme d’une quarantaine d’années sans que l’on ne lui pose la question. À sa gauche, Mouhyedinne ne peut pas en dire autant. Il avoue ne pas s’être préoccupé des modalités nécessaires.
Vérifier qu’il est bien inscrit, où voter, retrouver ses papiers d’identité… “C’est facile, je t’aide si tu veux”, lui propose Karim. De quoi énerver le troisième larron. “Non mais ça va pas ! Ne fais pas ça !”, lui lance Roger qui se lève carrément de sa chaise. Pour ce dernier, mettre un bulletin dans l’urne revient seulement à “voter pour un salaire”. Celui d’un député, beaucoup trop payé à son goût. “Ouais, ça on le sait, mais ils votent des lois quand même !”, lui rétorque le premier. Le ton monte, les arguments restent les mêmes.
Comme Mouhyeddine et Roger, 33 % des Français inscrits sur les listes électorales n’ont pas fait le déplacement dans un bureau de vote ce dimanche 30 juin. Dans les Bouches-du-Rhône, ce pourcentage est sensiblement le même, soit 33,5 %. Un pourcentage qui recoupe 482 011 personnes dans le département. Surtout, un pourcentage qui ne prend pas en compte les personnes non inscrites. Si on parle d’une “forte mobilisation”, il s’agit là d’une constatation relative aux scrutins précédents. Dans les faits, à Marseille, quelque 200 000 personnes inscrites sur les listes électorales n’ont pas voté, dimanche dernier, soit 37 % des inscrits. Si l’on considère la totalité de la population majeure, autour de 60% des Marseillais ne sont pas passés par un bureau de vote la semaine dernière.
“Je n’ai pas l’élan”
Dans le bureau de vote des Néréïdes, cette petite cité au pied des collines du Sud de la ville, le taux d’abstention s’élève à 53 %, des inscrits. À quelques pas de la table qui s’engatse, Ahmed attend son patron. Les mains et le pantalon tachés de plâtre, ce sexagénaire se roule une cigarette avant de faire part de sa vision de la politique. Ahmed ne vote pas, il ne l’a jamais fait, et ne le fera sûrement jamais.
Ce Franco-Algérien estime que la politique telle qu’exercée aujourd’hui en France ne pourra rien changer. “Il y a des gens consciencieux, la preuve, ils ont réussi à faire une union. Mais franchement, je me dis que ce n’est pas la peine, je n’ai pas l’élan. Et puis, tout se décide à Bruxelles”, lâche-t-il, désabusé. Ahmed pointe “la déconnexion” des hommes et femmes politiques avec la réalité. “Le matin, ils montent dans leur voiture avec chauffeur quand moi j’ai les yeux rivés sur la jauge d’essence et que je me demande ce que je vais manger”, ajoute celui qui se présente comme “un enfant de la DDASS qui travaille depuis qu’il a 14 ans”.
La montée du Rassemblement national ? Même s’il fait partie des “premiers concernés”, il ne ressent pas de crainte vis-à-vis de ce constat. “Ils n’auront pas de majorité et puis même, qu’est-ce qu’il vont faire ?” Supprimer le RSA, les allocations familiales, l’accès aux postes stratégiques pour les binationaux… “Avec ou sans le FN, il y a déjà un plafond de verre”, conclut ce père de famille. Celui du Rassemblement national a encore été repoussé dans cette 6e circonscription de Marseille, où son candidat comptabilise plus de 38 % des voix exprimées devant la candidate du Nouveau front populaire qui en décroche 28,2 %.
“Je travaille même le dimanche”
Comme les Néréïdes, la Capelette – qui fait aussi partie de la 6e circo – comptabilise dans certains bureaux de vote les taux d’abstention les plus importants de la ville. Dans le bureau 1002 de ce quartier du 10e arrondissement, par exemple, 49 % des inscrits se sont abstenus. Agathe fait partie de ceux-là. Les bras chargés de sacs remplis de courses, cette “femme de ménage remplaçante” explique ne pas avoir eu le temps de voter dimanche dernier. “Je remplace des femmes de ménage qui partent en vacances l’été, je suis comme une saisonnière et donc, je travaille même le dimanche”, détaille-t-elle en s’épongeant le front. Arrivée du Congo à Marseille il y a 10 ans et au vu des résultats de ce premier tour, Agathe dit regretter de ne pas s’être exprimée par les urnes dimanche dernier. Et le second tour ? “Si j’ai le temps, là, je vais y aller”, lance-t-elle avant de reprendre la route.
J’ai l’impression que mon vote ne servira à rien, et je ne saurai même pas pour qui voter. En fait, je ne crois pas en la politique, peu importe qui est au pouvoir.
Margaux, 20 ans
Ne pas avoir le temps, ou ne pas le prendre. Margaux, 20 ans, robe moulante et lèvres refaites, le dit sans détours : “Voter ? La flemme”. Cette auditrice financière qui vit également dans le quartier explique ne pas voir l’intérêt du geste. “J’ai l’impression que mon vote ne servira à rien, et je ne saurai même pas pour qui voter, répond du tac-au-tac la jeune femme en attendant son bus. En fait, je ne crois pas en la politique, peu importe qui est au pouvoir.” Le bus tarde et Margaux explique faire partie de la classe moyenne supérieure, et donc, dit-elle, ne pas être concernée par les mesures mises en avant par les différents candidats. “À part les impôts et la retraite, mais franchement, la retraite, je pense qu’on n’en aura pas d’ici 30 ans. Alors autant profiter de son dimanche.”
Des amis, des proches qui pourraient voir leur quotidien changer si les idées du Rassemblement national étaient portées à l’Assemblée ? Là encore, la jeune femme ne se sent pas concernée, voire, épouse les idées du parti : “Qu’ils renvoient les cassos, arrêtent les APL, le RSA… moi, je ne touche même pas la prime d’activité. Et puis, je ne vis pas dans le 15e, le 14e ou le 13e. Je ne connais pas de gens qui pourraient être concernés. De toute façon, les gens en difficulté sont souvent des débrouillards. Je dis pas, j’aimerais qu’on puisse aider tout le monde, mais est-ce que la France en a les moyens ? Je ne crois pas.”
“Dites-nous si le RN passe”
Bar des 4 chemins, Frais-Vallon. Dans ce secteur du 13e arrondissement, plus au nord de la ville, les taux d’abstention correspondent à ceux des Néréides et de la Capelette, et oscillent entre 47 et 50 % des inscrits. Accoudés au comptoir, Mathieu et Patrick* font une pause en tenue de chantier. Une vingtaine d’années les sépare, mais tous deux s’accordent pour répondre à nos questions. Voter ? Ils disent ne pas avoir le temps. “Nous, on se préoccupe de ce qu’on a dans notre assiette, pas de qui va passer”.
Là encore, si on pousse la discussion, ils finissent par donner un avis sur les forces en présence lors de ce second tour. Ce qui ne les mènera pas plus aux urnes. “Mais dites-nous si le RN passe. Au moins, les choses vont bouger. Et puis nous, on fera un commerce de valises et hop ! Tout le monde dans le bateau”, osent-ils. De l’autre côté du zinc, Ali* leur sert le café. Lui souffle avoir “évidemment” voté, mais coupe court à la discussion : “Dans un bar, on ne parle pas politique.”
J’ai fait une procuration à ma voisine en lui disant “tu votes pour qui tu veux, sauf le FN”.
Nadjia
Au salon de coiffure d’en face, on peut parler politique, mais on ne vote pas pour autant. “C’est tous les mêmes, je n’ai jamais vu de changement. Et même si Le Rassemblement national passe, je ne crois pas qu’ils feront grand-chose”, débute Marcelle, la coiffeuse qui vit et travaille dans le quartier depuis 40 ans. Nadjia se joint à la conversation. “La politique et moi, ça fait deux, et de toute façon, dans l’islam, c’est pêché de voter”, justifie la cliente qui poursuit : “Du coup, j’ai fait une procuration à ma voisine en lui disant ‘tu votes pour qui tu veux, sauf le FN'”. Sa nièce la rejoint, et va plus loin : “Je ne vote pas par conviction religieuse, seul Dieu a le pouvoir. Et personne ne pourra m’empêcher de porter ça”, justifie-t-elle d’un ton assuré, en montrant son abaya. Si aucun texte islamique n’interdit le vote, l’interdiction du voile dans l’espace public fait bien partie des rengaines du Rassemblement national. Une fois Nadjia et sa nièce parties, Marcelle se lâche :”Je n’ai rien contre elles, mais je ne suis pas contre certaines mesures du Rassemblement national. Il y en a marre qu’elles nous imposent leur tenue.”
“On sent un désintérêt total”
Méconnaissance des institutions, perte de confiance dans la classe politique, sentiment d’abandon, croyances religieuses auxquelles viennent parfois s’ajouter la stigmatisation d’une communauté et une xénophobie décomplexée. Foule de facteurs observés par les travailleurs sociaux notamment. La directrice du centre social de Frais-Vallon, par exemple, a un temps organisé des ateliers de “conscientisation au vote”. Interrogée par Marsactu, Andrée Antolini se pose cette fois-ci en observatrice. “J’ai vu une crainte chez certaines personnes issues de la population immigrée postcoloniale, cadre-t-elle. Mais ce n’est pas juste pendant les élections qu’il faut monter au créneau. Le reste du temps, les acteurs politiques doivent se mobiliser et ne pas laisser les acteurs sociaux seuls dans certains endroits.”
D’autres éléments pourraient, selon elle, expliquer l’abstention : “Ici, on est dans un quartier qui a été labouré par le clientélisme, ce qui a rendu opaques les fonctions et compétences des politiques. Ajoutez à cela la banalisation de certains propos et la porosité entre la droite et l’extrême droite, qui font que celle-ci ne fait plus peur.”
Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux notamment, on est dans une politique de l’image. Les idées passent au second plan et cela profite à l’extrême droite qui ne fait plus peur.
Louka, militant du NFP
Quelques jours avant le premier tour, des militants du Front populaire tractaient au métro la Rose. Tout comme leur candidat dans cette 3e circonscription, l’écolo Amine Kessaci arrivé en deuxième position derrière la candidate du Rassemblement national, beaucoup ont en tête l’importance de l’abstention. Ici le vote se fracture entre noyaux villageois acquis au RN et grandes cités en proie à l’abstention.
“Il y a dans le vote une surreprésentation des populations riches tandis que les populations précaires ont des problèmes plus urgents, comme remplir le frigo, analyse Louka, jeune habitant de Château-Gombert, qui tracte pour le candidat du Nouveau front populaire. Sans compter qu’aujourd’hui, avec les réseaux sociaux notamment, on est dans une politique de l’image. Les idées passent au second plan et cela profite à l’extrême droite qui ne fait plus peur.” “On sent un désintérêt total, en plus du fait que les gens se sentent délaissés. Le plus gros enjeu va être de faire se mobiliser ceux qui ne votent pas”, prolonge un autre militant. Des abstentionnistes souvent très éloignés de la politique. Tandis que le second tour lui, n’a jamais été aussi proche.
*Ces prénoms ont été modifiés pour garantir l’anonymat des personnes interrogées
Commentaires
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“Robe moulante et lèvres refaites” : était-ce une précision indispensable à la compréhension du point de vue de la jeune femme interrogée ?
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Si c’est vrai, c’est quoi le problème.
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Pareil… On a déjà eu droit aux lèvres repulpées dans l’article sur Cuges les Pins… Deux articles au demeurant aussi intéressants que glaçants.
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En effet. J’ai suggéré à Marsactu d’utiliser le même procédé pour décrire les hommes interrogés. Il n’y a aucune raison de les traiter différemment.
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Bonjour, je comprends votre préoccupation mais le reportage doit donner à voir autant qu’à lire et c’est aussi le cas pour “les mains et le pantalon tachés de plâtre, ce sexagénaire se roule une cigarette”…
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D’accord avec Julien Vincent. C’est quoi ce procès ?
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Où voyez-vous un procès là où il y a une question ? Je me borne à remarquer que les précisions sur le physique concernent uniquement les femmes citées dans deux articles, et je me demande en quoi le fait de dire qu’elles ont les lèvres refaites peut nous aider à comprendre leurs opinions personnelles, ni plus, ni moins. Je constate que s’agissant des hommes, il n’y a jamais d’allusion à leur physique ; tout au plus leurs vêtements sont-ils décrits. Oui, cette asymétrie (très répandue) me surprend de la part de Marsactu.
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Robe moulante et lèvres refaites sont des marqueurs politiques de droite. Cheveux teints en vert (ou rose) et saroual sont des marqueurs politiques de gauche. Ceusses qui roulent en diesel et fument des clopes n’ont aucune conscience politique et sont abstentionnistes.
C’est pourtant facile à comprendre.
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