Safouane Abdessalem vous présente
Chronique pianistique

Vie et mort du piano de la gare Saint-Charles

Chronique
le 25 Mar 2016
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Deux pianistes, jeudi 24 mars, à la gare Saint-Charles.
Deux pianistes, jeudi 24 mars, à la gare Saint-Charles.

Deux pianistes, jeudi 24 mars, à la gare Saint-Charles.

Pendant un mois, Safouane Abdessalem était en stage à Marsactu. Étudiant à Sciences Po Aix et à l’école de journalisme de Marseille, il est aussi un pianiste confirmé. Dès les premiers jours, il nous a demandé s’il était possible d’écrire une chronique. La proposition est inhabituelle mais elle a fait son bout de chemin. Il a fini par nous convaincre en proposant un sujet sur le piano de la gare Saint-Charles, la communauté qu’il suscite, le destin tragique qui l’attend… 

 

A la gare de Saint-Charles, des voyageurs attendent leur train, d’autres en descendent. Certains courent pour ne pas le rater, d’autres guettent le suivant. Longeant la bordure des quais, la foule marche en direction de la grande allée centrale. Lumineuse, bordée d’arbres (morts) plantés devant les différents commerces, elle dégage une atmosphère qui relève d’avantage du centre commercial que de celui d’une gare. Dans l’attente de leur train, les gens s’installent dans les cafés alentours. Je suis le mouvement.

Situé en face d’une célébrissime chaîne de restauration rapide et à proximité d’une boutique de souvenirs provençaux, un piano droit, noir ébène, est à disposition du public depuis avril 2013, suite à l’aboutissement par la SNCF d’un projet d’installation de pianos dans les gares de France. L’idée vient de Londres et a été empruntée par la directrice de Gares et connexions qui l’a importée en France.

Depuis, ces pianos ont conquis leur public : voyageurs distraits, mélomanes attentifs et musiciens amateurs et professionnels qui ont créé autour de lui une vraie communauté. Depuis trois ans, j’en fais gpartie. Cette fois, j’ai de la chance, le piano est libre. Je ressens comme à mon habitude une forte attraction. Étudiant, je n’ai pas souvent l’occasion de pouvoir jouer sur un piano droit- et non électrique comme celui que j’ai dans mon appart’- il s’agit donc pour moi d’essayer de profiter au maximum de cette opportunité.

Effet cathartique

J’ai commencé le piano dès l’âge de 5 ans avec une pratique quasi-quotidienne depuis. À peine les premières mélodies jouées, un sentiment de plénitude m’envahit. Progressivement, tout ce qui était autour de moi disparaît. Les mélodies que j’exécute machinalement produisent en moi un effet de catharsis. Cela me sert à canaliser mon énergie. Ce moment-là me permet de m’échauffer au rythme d’improvisations.

J’ai toujours appris qu’on ne jouait jamais que pour soi mais aussi pour les autres. Devenant petit à petit un jukebox humain, j’entame des morceaux éclectiques, identifiables, de Ray Charles à Beethoven en passant par Dalida. Petit à petit, un cercle se forme autour de moi. Plus les extraits sont fantaisistes, plus il s’élargit. Une fois le morceau fini, je me lève et laisse la place au prochain soliste. J’en profite pour aller à la rencontre de “mon” public. Qui est plutôt celui du piano seul.

Nathalie Boucher, mère de famille, la cinquantaine, emmène souvent son fils de 4 ans à la gare pour lui donner goût à l’instrument. Cet éveil musical semble être apprécié par son enfant. “À chaque fois qu’on passe dans le coin il me demande de s’arrêter pour écouter les gens jouer”, me confie-t-elle en souriant. Je m’adresse ensuite à une autre femme, également la cinquantaine, qui semble particulièrement enthousiaste. Rose Mc Grégor, Hawaïenne, se dit ravie de cette mise à disposition de l’instrument. “C’est beau de voir à quel point cela peut rassembler les gens”, observe-t-elle en anglais. “J’ai entendu la musique depuis l’entrée de la gare et je l’ai suivie. L’atmosphère créée par le piano est agréable et relaxante, surtout pour quelqu’un de stressée comme moi”, se félicite l’Américaine.

Parmi la vingtaine de personnes réunies, je reconnais une petite bande qui attend son tour. Ils ont tous moins de vingt ans et forment une communauté autour de ce piano. Je laisse ma place au plus jeune, Nadir Ziane. Lycéen de 17 ans, il m’explique que n’ayant pas de piano chez lui, c’est à la gare qu’il fait son apprentissage. “S’il n’y avait pas de piano ici, je pense que je n’aurai jamais appris à jouer. Depuis, je ne peux plus m’en passer”, dit-il. Il y consacre son vendredi après-midi – de 15h à 18h- pour “jouer non stop”.

“On est tous devenus potes”

A l’instar de Nadir, Iksam Saïd,19 ans, étudiant en droit, est également un habitué du piano marseillais. Lui aussi fréquente quotidiennement l’instrument, après les cours, en compagnie d’une amie qu’il a, comme Nadir, rencontrée à la gare. “À force de se croiser au piano, on est tous devenus potes”, constate-t-il. Iksam est un garçon particulièrement touchant, tant par sa volonté d’apprendre que par sa faculté à progresser. Pourtant, son expérience est maigre.

Avant de jouer sur le piano de la gare, Iksam me certifie s’être entraîné pendant 3 semaines – une semaine pour comprendre la tonalité des notes et deux pour tenter d’élaborer des accords – sur le piano familial chez ses parents aux Comores. Il ne lit pas les partitions et n’apprécie guère les tutoriels que l’on peut trouver sur des plateformes en ligne. “J’écoute Beethoven, Mozart, Vivaldi, Chopin, Brahms, Haydn et un peu de Liszt”, me confie le jeune homme. Véritable amateur de musique classique, il me demande tous les jours de lui jouer le troisième mouvement de la sonate Clair de Lune de Beethoven.

“La guilde du piano”

Un groupe d’amis – un cercle de connaissances – est né autour de l’instrument. Désormais, ils communiquent par l’intermédiaire d’un groupe sur Facebook créé pour l’occasion, intitulé “la guilde du piano”. Sans surprise, ces ados y parlent plus de séries et de jeux vidéos que de musique classique.

Méline Valat, 17 ans, est étudiante en première année de médecine à la Timone. Elle fait également partie de ces jeunes habitués du piano marseillais. Elle “écoute de tout et joue ce qu’il lui plaît”. Elle habite avec sa soeur de 23 ans sur la Côte bleue, ce qui la contraint à prendre quotidiennement le train, direction Saint-Charles. Pourtant, Méline, qui dispose d’un piano droit à domicile, se refuse de jouer à la gare. “Je ne peux pas vraiment me produire en public. Je tremble et parfois même je pleure. J’y viens surtout pour voir les copains et parce qu’il y a une une bonne ambiance”, ajoute Méline.

Tout ces gens contribuent au quotidien du piano de Saint-Charles. D’autres sont plus discrets, ou moins bavards. Comme cet homme divorcé que je croise tous les matins. Il joue du Chopin aux alentours de 9 heures. Il y a aussi cet enfant d’une dizaine d’années en trottinette qui s’amuse à rabattre le pupitre sur les mains des pianistes (dont les miennes). Ou encore ce sans-logis, coiffé d’une chapka, qui tente un reggae dissonant en criant “police ! Police !” (pour une raison que j’ignore) tous les soirs vers 20 heures. Et puis tant d’autres que je n’ai jamais croisé.

Monsieur piano

Pour gérer l’instrument, la SNCF a son monsieur piano. Vincent Sevestre est à la fois pianiste et accordeur. Mais son vrai métier est “responsable du pôle valorisation et nouveaux services Gares et connexions Méditerranée”. Ce n’est donc pas lui qui vient accorder et même réparer l’instrument : “Nous avons un contrat de maintenance avec Yamaha qui réalise six accordages par an”, explique-t-il. Le piano est mal en point : trois notes sont muettes et il est complètement désaccordé. “Une fois, certains ont réussi à casser des cordes”, regrette Vincent Sevestre. Lequel est plutôt satisfait de la démarche. Il sort donc sa petite phrase de communicant : “la mise à disposition d’un piano encourage les jeunes à se diriger vers l’instrument, peu importe leur classe sociale ou leur catégorie socio-professionnelle”. Pourtant, un remplacement du piano en électrique est à l’étude afin de répondre aux problèmes d’accordage et de nuisance sonore. Une solution qui n’en est pas une. Certes, un piano électrique ne se désaccorde pas. Il comprend aussi un bouton de réglage du volume. En revanche, ils sont beaucoup plus fragiles et celui-ci risque d’avoir une vie beaucoup plus courte.

A Aix-en-Provence, le piano de la gare, bien qu’étant en meilleur état, connait, lui, un sort bien plus triste. L’instrument a été mis en sourdine depuis octobre 2015 afin d’étouffer définitivement le son. Le hall de gare est beaucoup plus petit que celui de Saint-Charles. Le piano est placé à équidistance du guichet SNCF et d’une petite surface commerciale. Dans cette dernière, la caissière renvoie aussitôt vers le personnel SNCF du guichet. “Ce sont eux qui étaient les plus dérangés par le piano car ils sont plus proches. Mais, entre nous, ça nous cassait les oreilles. Le problème n’est pas le volume mais la médiocrité des pianistes”. Les commerçants souffraient surtout de la reprise ad libitum de la Lettre à Elise de Beethoven.

Du côté du guichet SNCF, l’agent d’accueil confirme son agacement : “C’était devenu insupportable. On n’arrivait même plus à dialoguer entre nous. On a fait un rapide sondage interne et on en a fait part à la direction. Il a été question d’enlever le piano puis un compromis a été trouvé et ils ont mis la sourdine”. Ironie du sort, c’est au pianiste et accordeur Vincent Sevestre qu’a été confiée la mission de saboter l’instrument.

En bonus une vidéo de Safouane Abdessalem en plein blues filmé par Rémy Solomon.

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Commentaires

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  1. Lecteur Electeur Lecteur Electeur

    Merci pour ce très bel article !

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  2. picdelamirandole picdelamirandole

    Un bon petit papier, bien renseigné, bien structurè, bien écrit, intelligemment sensible ! Ça fait du bien! Bravo!

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  3. marseillais marseillais

    J’adorais ce son musical dans la cohue de la gare et la fréquentation permanente de ce petit espace perdu dans ce hall immense
    Je suis surpris que cela produise des nuisances sonores insupportables à certains alors que la saleté de la gare un dimanche soir ne fasse pas plus réagir.
    Peut-être que ces tas d’immondices revêtent pour ceux là une sorte de performance artistique.

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  4. VitroPhil VitroPhil

    Oh Yeah!

    Ce piano est un oasis d ‘ humanité dans cet espace tellement formaté.

    Merci de nous le rappeler.

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  5. Trésorier Trésorier

    J’adore venir ecouter les musiciens jouer du piano a la gare Saint Charles. C’est vrai que des qu’un des joueurs est bon, l’atroupement se forme rapidement.

    Article original, instructif et interessant. Felicitations.

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  6. ga li ga li

    Article sensible parfaitement accordé

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  7. JL41 JL41

    Bravo Safouane, c’était un vrai plaisir de vous écouter. Je ne savais pas qu’un piano faisait du « bruit ». Mais ce n’est pas insoluble pour ceux qui l’entendent du matin au soir, tout en faisant marcher leur machine à café ou en rendant la monnaie aux clients. C’est une question de disposition des lieux et de travail d’un acousticien pour orienter ou minimiser le « bruit » dans certaines directions. C’est en tout cas une merveilleuse idée que de mettre un piano dans les gares, Safouane réussit à nous en convaincre. On pourrait le faire aussi, occasionnellement si les riverains sont sourcilleux, sur certaines places, ou sous certains ponts, en général mal éclairés et sinistres.

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  8. catherine catherine

    Voilà notre jeunesse à Marseille : apprenti journaliste, apprenti pianiste… merci les gars, ça fait du bien de vous lire (article bien écrit, sensible) et et de vous écouter (artiste rayonnant ) !

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  9. eric scotto eric scotto

    ce piano qui est dans des conditions extrêmes prouve qu’il est nécessaire dans des lieux publics de récréer du lien perdu dans les bistrots d’antan. Scotto Musique l’a fourni et en assure autant que possible l’entretien. Nous allons essayer un piano numérique haut de gamme un peu modifié pour cet usage en souhaitant que cette magnifique initiative se reproduise ailleurs.
    PS: sur vous voulez jouer du piano, je connais un endroit 😀

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  10. Giulia Giulia

    Bravo Safouane ! Bel article et super morceau de piano !

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