J’ai mangé ma grand mère

Chronique
le 11 Nov 2016
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J’ai mangé ma grand mère
J’ai mangé ma grand mère

J’ai mangé ma grand mère

Un peu d’éclectisme dans Marsactu ne peut pas faire de mal. Une fois par mois, Ezéchiel Zérah nous propose une chronique gastronomique. Il part cette fois-ci à la recherche des saveurs de la cuisine sépharade à Marseille. Fricassée, couscous, etc.

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Initialement, cette chronique devait traiter de sandwichs-falafels et sandwichs-falafels uniquement. Mais il faut être réaliste : en la matière (pain pita, houmous, boulettes de pois chiches frites, salade de crudités, aubergines frites et crème de sésame), Marseille ne possède pas l’épaisseur suffisante, celle que l’on vit quotidiennement à Beyrouth, Jérusalem, Damas ou au Caire et ce ne sont pas les trop rares bonnes enseignes de la ville qui inverseront le cours des choses*. Alors, il a fallu faire différemment. Dépasser le cadre de l’icône disputée du Moyen-Orient pour un univers que je connais nettement mieux : la cuisine sépharade.

On le sait : chaque grand-mère prépare le meilleur couscous du monde et la mienne, qui le sert généreusement dans des assiettes creuses à bord fleuri, ne déroge pas à la règle. Il y a d’abord la graine, cuite le matin même dans un « lyane » et mouillée d’un bouillon légumier (poireaux, carottes, navets, pommes de terre, céleri, courge, chou vert, pois chiche). Mais il y a surtout ces boulettes de viande du vendredi, réalisées à partir de pain rassis trempé à l’eau, de bœuf ou volaille en provenance d’une boucherie de Saint-Just, d’un hachis de persil, d’œufs, de cannelle, de sel et de poivre. L’un de mes oncles, aujourd’hui exilé Outre-Atlantique, se damnerait pour ce plaisir carné qui chaque semaine fait son apparition sur la table maternelle de la Belle de Mai. C’est curieux : du lundi au vendredi, je déjeune ou dîne quatre fois au restaurant mais cette cuisine juive tunisienne (Papy et Mamie sont de Bizerte), je ne la cultive qu’en privé, avec mes proches. Madeleine de Proust oblige, je me rends régulièrement chez Zemmour cours Lieutaud pour un fricassé enveloppé dans du fin papier plastique mais ça ne va généralement pas plus loin. Il m’a fallu faire 889 kilomètres pour avaler le premier couscous autre que celui de la famille, à 18 ans… Fort heureusement, je peux compter sur mes grands-parents et leurs lieux fétiches, gravés dans la roche phocéenne.

C’est une enclave tranquille et paisible au début de la rue Pavillon, côté Paradis : Journo. On voudrait s’y rendre qu’on ne remarquerait pas ce salon de thé aux effluves de fleur d’oranger ouvert à la fin des années 60. C’est que l’endroit est masqué par la devanture rouge et allongée d’un snack turc. En terrasse, la poignée de chaises réunit les habitués en pleine discussion avec Roger Journo, crâne dégarni, pull sombre, petites lunettes, jean trop large et montre au poignet gauche. A 86 ans, toujours affairé à la pâtisserie dixit son petit-fils David en salle, l’homme frappe par sa bonhomie, sa joie de vivre. A l’intérieur, côté droit, les gâteaux orientaux (oreillettes « aussi légères qu’un voile » dixit ma grand-mère, croquants, guizadas, ghreibas, makrouds aux dattes, dattes farcies, yoyos, boulous, bricks aux amandes en forme de cigare, bouscoutous, zlabias, deblas, kaaks, cornes de gazelle) séduisent l’œil par leur brillance mielleuse tandis que des femmes à la voix de fumeuse bavardent et rythment la pause du midi d’un quadra concentré sur son plat du jour, une mloukhiya (plante proche de l’épinard qui donne son nom à ce ragoût de viande) qu’il sauce compulsivement. « Comment elle va Rebecca ? ». « Mon petit-fils, il s’appelle Harold ». « Je suis arrivé jeudi (de Bordeaux), je peux déjà plus voir Marseille ».  « J’aurais pu attendre 320 mais j’ai vendu 290 ». « Viens nous voir hein ! ». Chez Journo, pas de nourriture sophistiquée mais des encas solides et assiettes copieuses : bricks aux pommes de terre ou aux œufs à 2,50 euros (un peu plus sur place), copieux sandwich tunisien (les anciens disent casse-croûte) à cinq, soupe chaude de pois chiches le lundi, beignets au miel le dimanche, couscous de haricots et même harissa à emporter (deux euros les cent grammes). Sans oublier les boissons phares de l’enseigne, la citronnade de citrons doux de Tunisie d’abord, servie à la louche depuis le seau vert placé dans un bac réfrigéré près de l’entrée, et le sirop d’orgeat maison à rapporter chez soi (6,80 euros le demi-litre) que l’on vient chercher de loin. Retenez les horaires : 9h à 18h du lundi au jeudi, fermeture plus tôt le vendredi en fonction du Shabbat.

Chez Journo (crédit EZ)

Chez Journo (crédit EZ)

L’autre adresse, c’est Jackinot bien sûr, à proximité du collège-lycée Saint Joseph Les Maristes, aimant de la communauté juive marseillaise depuis 2004. Pas de chichis ici, on est dans l’esprit cantine avec de grandes nappes papier bon marché recouvrant les tablées noires. Tout le monde se connaît, débarque à trois/quatre/dix avec grand bruit. En semaine, même à une heure avancée de la soirée, les portes continuent de s’ouvrir et débitent sans cesse des visiteurs réguliers venus partager la « kémia royale » (pain pita tiède, pommes de terre mayo et harissa cumin, aubergines façon parmesane mais sans fromage, salade de tomates et concombres, petits poivrons cuits, ajlouke de courgette, chou râpé) avant de s’envoyer une viande grillée, grosse pièce ou brochettes. Moi, c’est plutôt keftas juteuses, haricots verts et frites maison en lamelle (comptez 15 euros le plat central, kémia comprise).

Toujours à la recherche d’adresses nouvelles ou attablé dans des restaurants préenregistrés dans mon répertoire gourmand, je n’avais jamais porté plus d’attention que ça aux deux lieux cités précédemment, peut-être parce qu’inconsciemment ceux-ci étaient inscrits au registre de la cuisine du foyer. Aussi ancrés dans la simplicité soient-ils, à l’instant où j’ai passé le portique de Journo et Jackinot, il y eut quelque chose. Une émotion. Une sensation de familiarité. C’est plus encore qu’une cuisine de restaurant : c’est une cuisine sincère. De mémoire. De souvenirs. De sentiments. Celle que l’on se plaît à cultiver des décennies durant, à transmettre à son fils pour qu’à son tour, il en fasse de même. Moi qui ne cuisine pas, c’est décidé, je vais me mettre à la pratique d’un ouvrage précisément conservé par ma grand-mère : 250 recettes classiques de cuisine tunisienne signées Edmond Zeitoun (éditions Jacques Grancher, 1977). L’un des lecteurs de Marsactu, avec qui je corresponds depuis quelques mois, sachant que je préparais quelques bons mots sur le sujet, m’avait d’ailleurs recommandé la lecture de Cuisine juive, ghettos modernes par Edouard de Pomiane paru en 1929 chez Albin Michel. Introuvable en ligne, ou à des prix prohibitifs (250 euros pièce). Je n’ai toujours pas mis la main dessus mais j’y compte bien. Parole de petit-fils.

*Les amateurs s’accorderont sur la seule adresse à fréquenter inlassablement : la sandwicherie du 5 rue Lulli (Au Falafel), ouverte voilà douze ans. Ne pas confondre avec le 352 avenue du Prado, lancé par le patron de la première adresse qui s’est depuis dégagé de l’affaire.

Commentaires

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  1. barbapapa barbapapa

    Je m’arrête quelques fois chez Journo pour acheter quelques pâtisseries dont je ne connais pas toujours le nom, quelle excellence ! et surtout avec souvent du “mastiss” qui me rappelle les gâteaux de ma grand-mère…

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    • The Sardinist The Sardinist

      Une vraie machine à souvenirs. Espérons que le lieu perdure…

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