Au Castellas, une marche des familles de victimes après “un bain de sang” du centre au Nord

Reportage
par Benoît Gilles & Coralie Bonnefoy
le 4 Avr 2023
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Samedi soir et dimanche dans la nuit, une vague d'assassinats a tué trois personnes et blessé six autres, dont plusieurs très gravement. Spontanément, l'association de familles de victimes Alehan a organisé une marche blanche au Castellas (14e). Elles dénoncent le silence qui accompagne ce déferlement de violence.

Une marche blanche organisée par l
Une marche blanche organisée par l'association Alehan en avril 2023 au Castellas. (Photo : C.B.)

Une marche blanche organisée par l'association Alehan en avril 2023 au Castellas. (Photo : C.B.)

Le petit cortège de mères, de tantes, de sœurs et de citoyens a rejoint la grande place vide qui tient lieu de centre au quartier du Castellas (14e). “Rejoignez nous ! Ne nous regardez pas ! “, hurle Laetitia qui tient la banderole blanche où on peut lire en lettres noires : “Justice pour les familles ! Stop à la mort de nos enfants“. “Vous nous demandiez pourquoi ça n’avance pas. Regardez !“, dit-elle à l’intention des nombreux journalistes, en montrant les balcons de la grande barre qui surplombe la place. Laetitia est la tante de Rayanne, ce jeune garçon tombé sous les balles d’une arme automatique en août 2021, à l’entrée de la cité des Marronniers. Depuis la grande barre du Castellas, beaucoup la regardent, personne ne la rejoint.

L’association Alehan qui porte la voix des familles et proches de victimes d’assassinats, a spontanément appelé à une marche, au lendemain d’une nuit mortelle, qui a ensanglanté la ville, du piémont de l’Étoile aux rues de la Joliette, en passant par le quartier voisin des Aygalades. En quelques heures, les tueurs ont laissé trois morts sur le bitume : deux aux Castellas, âgés de 21 et 29 ans, puis un autre de 16 ans, tombé sous les balles, avec deux copains de 14 et 15 ans, gravement blessés.

“Un bain de sang” pour la procureure de Marseille

Partout les tirs ont touché. La veille, samedi 1er avril, ils étaient quatre jeunes majeurs devant une épicerie, à proximité de Félix-Pyat (3e), à tomber sous les balles d’une arme à feu, blessés aux jambes. “Un bain de sang”, dira Dominique Laurens, procureur de Marseille lors d’une conférence de presse à l’issue de cette série de drames.

Quatre personnes en garde à vue
Après ces trois assassinats et multiples tentatives d’assassinats dans plusieurs quartiers de la ville, la procureure de la République de Marseille, Dominique Laurens, a annoncé le placement en garde-à-vue de quatre personnes. Celles-ci sont entendues dans le cadre des investigations liées aux tirs survenus rue Vincent-Leblanc (2ème): un jeune homme de 16 ans y a trouvé la mort et un adolescent de 15 ans qui l’accompagnait se trouve toujours dans un état très grave. Trois procédures distinctes pour assassinats ou tentative en bande organisée et association de malfaiteurs ont été ouvertes par le parquet.”En l’état, nous n’avons pas relevé d’élément démontrant que les trois affaires [à Felix-Pyat, au Castellas et à la Joliette, ndlr] soient reliées les unes avec les autres”, a précisé la procureure. “Deux victimes étaient connues pour des faits de trafic de stupéfiants et les autres inconnues des services de police”, a encore indiqué Dominique Laurens. La procureure s’alarme d’un nombre d’affrontements grandissant “entre groupes armés extrêmement puissants” et s’émeut de l’âge, parfois très jeune, de certaines victimes.
Elle rappelle qu’en 2021, ses services avaient traité 30 affaires pour 25 décès dans le département, en 2022, 46 procédures pour 32 décès. Et que sur les trois premiers mois de 2023, déjà 32 affaires – ne concernant que Marseille – ont généré 14 décès (et 43 blessés). La procureure voit une “double dynamique” à l’œuvre : “Une dynamique d’appropriation territoriale de petits points de stupéfiants qui se double d’une dynamique de vengeance et de vendetta. Dans la soirée, le ministère de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé le déploiement de la CRS 8, une compagnie spécialisée dans les violences urbaines. Il avait pris la même décision en février après des assassinats à la Paternelle.”

Au Castellas, alors que midi approche, la cité se remet à peine de cette nuit d’effroi. À terre, tout le sang n’a pas été lavé. Sur les murs de la barre de plain-pied qui sert de centre commercial, un impact de balle témoigne de la proximité de la rafale. Un groupe d’hommes se salue devant l’alimentation. Ils échangent à propos des “charbons” du quartier, “tous fermés” après ce déchaînement de violence.

Mais les journalistes ne sont pas les bienvenus alors que le deuil commence à peine. “Laissez-nous tranquilles, lance un homme aux cheveux gris. Allez voir le commissariat si vous voulez des informations. Mettez la pression à Macron mais laissez-nous tranquilles. Nous, on est en deuil“. Les visages sont fermés. Ici, à cet endroit, la police scientifique a ramassé une cinquantaine d’étuis de deux calibres différents.

Le cortège a fini sur la petite place du Castellas, au cœur de la cité. (Photo : CB)

Une balle dans le pied

Un peu plus loin, à l’entrée de la cité, Yassine* n’en revient toujours pas. Le jeune homme porte une botte noire sur son pied bandé et deux béquilles. Il a été opéré à Lavéran après avoir reçu une balle dans le pied la veille au soir. “Ils m’ont mis du ciment et m’ont dit que je devrais être sans doute réopéré, plus tard parce que le pied est en bouillie“. Son copain n’a pas eu sa chance. Le chauffeur-livreur de 29 ans est tombé sous les balles alors qu’il essayait d’échapper à la rafale. Ils sortaient ensemble de la mosquée où ils participaient tous les deux à une distribution de colis alimentaires, dans le cadre du ramadan. “Cela aurait pu être moi”, reprend Yassine, en secouant la tête.

“Le pire, c’est que ça n’a rien à voir avec rien, s’emporte un jeune homme, cheveux longs sous casquette noire, floquée de bleu. Ceux qui sont tombés, ce sont des travailleurs. Des gens qui se lèvent tous les matins pour aller bosser“. Pour lui, comme pour d’autres témoins, les victimes “n’ont rien à voir avec le trafic”.

Encore hébété, Yassine secoue la tête et ne comprend pas. Sa mère le regarde, avec encore de l’inquiétude plein les yeux. On lui indique que la permanence psychologique que l’association d’aide aux victimes de délinquance (Avad) vient d’installer dans les locaux de Médiance 13. Yassine promet d’y penser, plus tard. “Là, je suis fatigué“, lâche-t-il en rentrant dans son bloc, à quelques mètres de la scène.

“On dirait le jeu Call of Duty”

Au pied de l’immeuble, quelques-uns de ses voisins n’en reviennent pas de cette “violence aveugle“. “On dirait le jeu Call of Duty, ils tirent pour tirer. Personne ne comprend pourquoi, même pas la police”, commente un jeune homme à la longue doudoune noire. “Tout le monde dit règlement de compte, mais ils ne règlent rien. Deux morts, trois blessés qui n’avaient rien à voir avec le trafic. Pour moi, c’est un attentat”, s’emporte un autre, qui loue “un quartier tranquille où tout le monde se connaît“.

Comme pour donner plus de corps à ces mots, on entend dans le lointain la rumeur de la cour d’école où les parents sont venus amener leurs enfants, malgré l’horreur de la nuit. La cour surplombe le parking du petit supermarché où l’association Alehan a donné rendez-vous à la presse. Les journalistes sont là en nombre avec de rares représentants associatifs et quelques élus, les adjoints du Printemps marseillais Audrey Gatian, Hedi Ramdane et Ahmed Heddadi. Le député de la France insoumise, Sébastien Delogu est là aussi.

“Les morts, ça s’enterre décemment, ça ne se récupère pas”, maugrée Hanifa Taguelmint, militante LFI et habitante de ces quartiers, furieuse de voir les élus truster les caméras. Elle poursuit : “C’est normal que les gamins, entendent tirer, qu’on retrouve des balles dans des crèches ? Ici, il n’y a plus d’éducateurs, les centres sociaux ont des moyens de misère… Dans ces cités, il reste quoi ? L’école, et c’est tout. Même la Poste est partie.

Ce social qui fout le camp

Figure de la politique de la Ville, Véronique Marzo égrène les centres sociaux qui occupaient les pieds d’immeubles dans ces quartiers aujourd’hui gangrénés par le trafic de drogue. “Le Castellas, la Paternelle, les Micocouliers avaient tous leur centre social, constate-t-elle. Aujourd’hui il y a quoi ? Des millions pour assurer que les classes moyennes puissent se loger, au nom de la mixité sociale. Mais qu’est-ce qui reste pour les habitants ?

Sur le parking du centre commercial, le cortège s’organise peu à peu. Les membres de l’association espèrent que la violence des actes posés entraîne un sursaut, du nord au sud de la ville. “Il y a une ligne entre quartiers Nord et Sud, analyse-t-elle. Le sud ne s’en préoccupe pas trop. C’est comme si ça ne les concernait pas. Mais j’ai peur que ça finisse par les toucher aussi parce que ça s’étend de plus en plus“, analyse Laetitia.

Autour de la place où la courte marche a fini sa course, les habitants du Castellas disent en peu de mots comment le quartier a glissé peu à peu. Dans le trafic bien sûr, avec un réseau qu’ils décrivent comme peu actif, mais dans la violence surtout avec des assassinats qui se multiplient.

Mohamed et Mohamed n’en reviennent pas. Le premier rentre de son boulot à l’aéroport où on lui a demandé “comment [j’allais] avec l’air inquiet”. Il a découvert l’info “à la télé” tandis que son ami, chauffeur routier de 28 ans a tout entendu “depuis chez lui”. “Avant, ils visaient quelqu’un en particulier, estime ce dernier. Maintenant, ils tirent juste pour envoyer un message. Et le pire, c’est que j’ai peur que ça soit que le début“.

“Ils n’aiment pas faire des histoires”

Fatiha a tout vu depuis sa fenêtre et en a filmé une partie. Sur son téléphone, on voit le corps étendu, on entend les cris. Puis, de longues minutes plus tard, les gyrophares de la police et des pompiers. “Avant les choufs étaient en face de mon entrée, explique cette mère de deux ados de 12 et 14 ans. Mais on a réussi à les faire partir, parce qu’ils n’aiment pas faire des histoires. Ils sont remontés plus haut dans la cité“.

Avec un travail très prenant dans le social, elle a peur de voir glisser ses deux enfants. “À cet âge, ils sont influençables”, s’inquiète-t-elle. Mais ce qu’elle redoute le plus, c’est le silence qui accompagne ces assassinats en série. “J’ai connu les années noires, en Algérie et quand j’entends ce silence aujourd’hui, j’ai l’impression de revivre la même chose“. Une violence aveugle qui frappe et laisse une sombre traînée de deuils.

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Coralie Bonnefoy

Commentaires

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  1. MarsKaa MarsKaa

    Votre article devrait passer au niveau national.
    Trop de monde pense “règlement de comptes” donc “les victimes sont des voyous” et donc “ça ne nous regarde pas”.
    On peut tout imaginer sur les auteurs maintenant.

    Merci d’être allés sur place, enquêter et interroger les personnes concernées.

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  2. Syol Syol

    Je cite “: ““Le pire, c’est que ça n’a rien à voir avec rien, s’emporte un jeune homme, cheveux longs sous casquette noire, floquée de bleu. Ceux qui sont tombés, ce sont des travailleurs. Des gens qui se lèvent tous les matins pour aller bosser“. Pour lui, comme pour d’autres témoins, les victimes “n’ont rien à voir avec le trafic”.”
    Certes, certes. S’attend-on à ce qu’un trafiquant dise à des journalistes qu’il est trafiquant ou dénonce des trafiquants.
    Je ne dis pas que c’est le cas de cette personne (et s’il n’est pas trafiquant il a certainement peur, l’omerta; ça existe) , mais il est quand même beaucoup plus crédible de penser que cette affaire est liée au trafic de drogue qu’à autre chose.
    Croire que les tireurs sont si mauvais qu’ils ne tueraient que des personnes qui n’ont rien à voir avec ce trafic c’est les prendre pour des idiots, ce qu’ils ne sont certainement pas !
    Oui il peut y avoir des victimes collatérales (une de mes amis a a failli en être une il y a quelques mois lors d’une telle fusillade Avenue Salengro, mais il n’y a certainement pas que des victimes collatérales…

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  3. Andre Andre

    Effectivement, ça dérape ! Des personnes non impliquées dans les trafics victimes de rafales aveugles faites pour terroriser l’ensemble de la cité. Cela represente une terrible évolution de ces règlements de compte qui jusqu’à présent semblaient (était ce toujours vrai?) ne concerner que les trafiquants pour lesquels ces crimes relèveraient de la loi du mitan.
    Cela fait des dizaines d’années que les autorités traitent à la légère ce phénomène de trafics de drogue en se disant cyniquement que, tout autant qu’ils trafiqueront la drogue, ils ne commettront pas d’autres forfaits, que les assassinats ciblés permettront d’éliminer quelques caids. On a cru aussi qu’en désenclavant les cités par des voiries nouvelles dans le cadre de la “politique de la ville”, on réglerait à peu de frais, si j’ose dire, le problème.
    On a aussi laissé brûler sans vraiment réagir les centres d’animation qui étaient là seule présence de l’action publique dans ces cités.
    Et voilà…
    Toutefois, un simple témoignage sur des faits troublants que j’étais amené à constater régulièrement. Pour rentrer chez moi, il y a quelques années, je coupais à travers la cité Fontvert. Le long de la voie traversante, il y a une école puis une salle de prière. De cette salle sortaient les vendredis, après la prière, des hommes d’âge mûr, des pères de familles, des grand pères, tout autant pacifiques que respectables. Sauf qu’à 20 m de là, je n’exagère pas, le long de la même rue, prospérait le point de “deal”, bien visible avec ses fauteuils défoncés et sa guittoune montée les jours de pluie. Le tout manifestement dans l’indifférence du reste de la population, à 20 m de la salle prière et pas très loin de l’école. Chaque fois, je m’interrogeais…
    En tout cas, maintenant que la tendance tourne aux vengeances aveugles , je n’y passerai plus et ferai le détour.

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    • julijo julijo

      je ne crois pas que les autorités traitent ça à la légère….cependant, la suppression de tous ou persque les services “publics” la désertification par la suppression des centres sociaux, lieux de réunions…mais surtout les autorités comptent sur l’économie souterraine de la drogue qui permet à des familles de survivre, faute de trouver des emplois.
      combien de gamins pris dans cet engrenage, sont source de revenus pour des parents en galère.
      cette économie permet un équilibre, et les institutions, police et justice, et élus, le savent parfaitement. et que proposent-ils donc pour tenter d’enrayer…la CRS 8 !!!

      je crois malheureusement que ces vagues d’attaques, tous azimuts, pour terroriser, pour tuer ne vont pas cesser comme ça.
      c’est toute une organisation sociale qui est à revoir. les solutions se trouvent au niveau des politiques de la ville. il faut une volonté importante et des moyens.
      a priori, les décisions prise pour enrayer ces tueries aveugles sont du ressort des forces de l’ordre….ça va pas le faire.

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  4. vékiya vékiya

    on ne peut pas être sur le front à combattre avec acharnement l’éco-terrorisme et en même temps lutter contre les crimes liés au trafic de drogue, il y a des priorités

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  5. Marc13016 Marc13016

    CRS …. Centres sociaux …. oui, ils font partie de la solution. Mais à chaque fois que l’on parle de l’économie souterraine lié au trafic de shit, on oublie les clients.
    Repérage des voitures qui viennent acheter … campagnes de com pour faire comprendre que ces “petits achats récréatifs” forment un grand torrent d’argent toxique … et …. pour relancer un sujet polémique : quand est ce que l’état va se décider à ouvrir ses propres “points de deal” ?! Pas facile, certainement, mais il doit bien y avoir un moyen d’organiser un commerce économiquement sain et sanitairement préventif. En tous cas les vieilles méthodes ne marchent pas, il faut se rendre à l’évidence. Au fait, le “pilonnage” des plans stups par la police, ces dernières années, ça a donné quoi finalement ? Peut être ce que l’on voit maintenant ?

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