Pourquoi faut-il (re)lire le meilleur roman de l’année dernière ?

Billet de blog
le 24 Juin 2019
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Richard Powers est un type épatant. En plus d'être l'un des meilleurs écrivains de l'Univers tout entier, il va sauver l'humanité de son auto-destruction. Comment ? À travers des fictions lumineuses qui nous parlent du monde dans lequel nous faisons semblant de vivre. Dernière en date : L'Arbre-monde. Marseillais.es, c'est sorti l'année dernière, mais c'est à lire avant 2020 !

Pourquoi faut-il (re)lire le meilleur roman de l’année dernière ?
Pourquoi faut-il (re)lire le meilleur roman de l’année dernière ?

Pourquoi faut-il (re)lire le meilleur roman de l’année dernière ?

 

 

Celui ou celle qui n’a jamais lu une phrase de Richard Powers peut être considéré comme une patate intégrale qui mériterait de finir en purée dans la Grande Assiette de la Honte Universelle ou comme quelqu’un d’extrêmement chanceux car il lui reste l’une des plus belles ribambelles de romans jamais alignés en près de quarante ans de carrière. Douze briquettes d’une richesse limpide qui vous engagent toujours sans que vous ayez besoin de signer quoique ce soit. 

 

Le meilleur roman de l’année dernière 

L’Arbre-Monde, son dernier livre (le meilleur roman de l’année dernière, haut la main) se paie un petit miracle en tripotant le destin de neuf personnages que Powers extirpe de l’écume pour les entortiller comme de la vigne vierge autour d’un tronc de séquoia. Nous sommes sur une zone du maillage qui va s’illuminer en plein coeur du « Redwood Summer », trois mois au cours desquels tout ce que l’Amérique comptent d’écolos radicaux et de libertaires anarchistes se sont retrouvés pour empêcher l’abattage des grandes forêts primaires de Californie. Cette grande classe verte militante fut le lieu d’une mise à plat inédite des relations sociales entre humains et nature. Le « Redwood Summer », et plus généralement les « Timber Wars » qui émaillèrent les 90s et que l’on retrouvera trente ans plus tard sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, élaborèrent une réappropriation politique, mais surtout poétique des modes de vie alternatifs, décentralisés et hors du cadre des pensées conventionnelles… ce que l’homme de la rue appellerait d’instinct : « Des trucs de hippies. »

Certes, mais en puisant dans ce moment charnière de l’écologie américaine, Powers fait de L’Arbre-monde un livre dont la poétique dépasse largement la simple fonction de papier peint humaniste. Raconter les bouleversements successifs de ces neufs personnages a priori dissemblables comme il le fait c’est pousser à notre propre métamorphose. Cette transformation, que l’on retrouve planquée au milieu du livre à travers une citation d’Ovide (le mec qui changeait littéralement les autres en arbres), est une porte qui s’ouvre sur une perception nouvelle du monde… pas si nouvelle en fait… plutôt oubliée, voilée par des intérêts restreints et des dynamiques d’espace et de temps dilatées. La nature parle, communique, mais nous n’entendons (plus) rien. Si Powers accorde une telle importance à la mécanique de ses récits autant qu’aux mondes qu’ils décrivent c’est que l’art nous fournit un tremplin précieux pour faire causer ce qui ne le peut pas. L’environnement est en partie une affaire de perception.

 

Mais c’est quoi ce boxon ? 

Bien entendu, comme dans tout bon bouquin, il y a un basculement décisif. Chaque personnage se frappe une prise de conscience irréversible. Il y a un moment très précis en fait où l’obéissance à une conscience éclairée en dépit de la loi devient plus morale que la loi elle-même. C’est un sujet dont on parle beaucoup en ce moment. La désobéissance civile typiquement américaine, née avec Thoreau et qui s’étire aujourd’hui du libertarianisme, voire l’alt-right, jusqu’aux mouvements écologistes radicaux dont parle Powers dans son livre, est un levier d’action qui serait en théorie assez puissant pour permettre le court-circuitage de ce que Murray Bookchin appelait la « société hiérarchique et dominatrice ». 

« D’accord. Mais nom d’une pipe en bois, pourquoi en sommes-nous arrivés là ? » se demandaient déjà les gens de bonne volonté dans les années 60, juste avant de basculer dans la radicalité et une sorte d’amour universel à moitié déviant. Tout simplement, parce qu’une bande de chenilles malfaisantes s’est attribuée l’exploitation exclusive et la richesse de la terre sans se soucier des conséquences. Parce que des intérêts privés passent leur temps à capter la richesse commune dans un capitalisme de connivence qui fait semblant de parler de « marché libre » pour en verrouiller l’accès. Parce que que le « Nouveau Monde » de Macron sent la même odeur rance que l’Ancien. Parce que la modernité n’a pas tenue ses promesses. Parce qu’une demi-douzaine de personnes réélues depuis 25 ans (je n’arrive toujours pas à m’expliquer comment on s’est auto-infligé ça si longtemps) se sont crues autorisées à faire d’un territoire citoyen une réserve de chasse privée pour expérimenter le pire, ne trouvant que condescendance et vulgarité intellectuelle pour justifier leur incompétence*. Une fois que l’on s’est bien essuyé les pieds avec mépris et arrogance sur le respect, la considération et l’empathie, il ne faut pas être surpris si les gens s’habillent n’importe comment pour aller démonter les brasseries les plus gnangnan de Paris. Ça n’est pas un avis personnel, ni celui de Richard Powers, c’est la mécanique du ressentiment et de l’humiliation. 

Les Gilets Jaunes, les faucheurs d’OGM, les « fachos verts » qui s’enchaînent à tout et n’importe quoi, en sont l’exemple, disons, le plus « tranquille ». Mais le terrorisme noir du XIXeme, le terrorisme rouge des années 60, le terrorisme domestique américain (Unabomber, McVeigh), « l’islamisme radical », les replis nationalistes et, demain, les gens qui voteront peut-être pour un maire antidémocratique en sont des versions plus flippantes et bien plus structurées. Étrangement, quel que soit le niveau de l’alerte, l’énoncé de la logique reste similaire et froidement exposé par Kaczynski lors de son procès : pour être écouté, il faut d’abord attirer l’attention. Et en tendant un peu l’oreille, on entend toujours le fameux « Les plus dangereux c’est pas nous. C’est eux !** », sorte de totem d’immunité déclamé plus ou moins fort selon la gravité des faits. À aucun moment Powers n’est dupe du fourvoiement humain dans la violence, trop conscient que celle-ci éloigne autant de la liberté que le fonctionnement vicié des institutions marchandes qu’elle combat. L’usage de la violence a rarement permis d’atteindre quoique ce soit de durable, il a même plutôt tendance à consolider les forces antagonistes dans leur propre idéologie.

 

Richard Powers est un type épatant

Dans un mode de réflexion classique et dominant, c’est-à-dire à l’heure actuelle un néo-libéralisme qui ne va même pas au bout de sa propre logique, être radical pourrait se traduire par un truc du genre : « Mais merde, ce qui est à l’état est à nous ! Ce qui est à la ville est à nous ! Reprenons ce qui nous appartient ! » Les écolos radicaux sont parfois poussés à des actions déraisonnables et une fois sur deux ça finit en eau de boudin. La question écologique est complexe et donc facile à manipuler, surtout lorsqu’on « la frotte à la réalité » ce qui, dans la bouche de la Secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire pourrait se traduire par « Soyons un peu raisonnable. » L’Arbre-monde semble répondre que c’est aussi la raison qui transforme les forêts en petits rectangles verts inertes, délaissés de toute vie organique. 

Powers est décidément un type épatant. Il nous montre qu’il nous reste encore un pas à faire vers une compréhension plus globale avant d’atteindre une harmonie avec le reste de nos concitoyens et des bébêtes qui peuplent le monde. Là demeure la vraie radicalité de son récit***. Tout s’intègre dans un système de coopération et d’interdépendance dans lequel chacun trouve sa place et la satisfaction de ses besoins. Le monopole du vivant et son évolution ne nous appartiennent pas. Comme Powers l’écrit quelque part, je sais plus où : « La vie ne doit rien à personne. Et le sens est une chose bien trop jeune pour pouvoir l’influencer. »

Richard Powers L’Arbre-monde Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Serge Chauvin. Le Cherche midi, 484 pp., 22 €.

 

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* Marseille est une ville peuplée d’enfants qui cherchent leur chemin, coincés au milieu des embouteillages et des monticules de trottinettes mal garées. Et plus que de nouveaux récits pour nous donner une nouvelle direction c’est d’une prise de conscience irréversible et d’une métamorphose complète, intégrale dont nous avons besoin. La municipalité a beau fanfaronner qu’elle se donne pour objectif de protéger la biodiversité (hi hi), la place de la nature en ville (ah ah ah), le bien-être de ses habitants (ah ah ah ah ah) et tout un tas de délires schizophrènes à faire pâlir les névrosés les plus atteints de l’histoire moderne. En plus d’être nauséabond, ça ne fait plus rire personne. La réalité c’est que cette municipalité bétonne, abat, rase, aplani, appauvri, utilise la ségrégation sociale à des fins électorales, parque ses habitants dans des ghettos à l’urbanisme absurde. Elle établit des monopoles politiques héréditaires et des systèmes de rentes qui ont fini de la paralyser et de la mettre à genou. Elle veut plus de bateaux qui n’apportent aucune richesse, mais beaucoup de pollution. Plus de touristes et moins d’habitants à reloger, à écouter, à endormir. Elle fait des trouées pour déverser son flot toujours plus grandissant de voitures, organise des courses de F1 en plein centre-ville à l’heure où le reste du pays réfléchit à des mobilités alternatives et inclusives. Subventionne des concours de beauté à coup de milliers d’euros, mais laisse pourrir ses écoles. Elle, qui est sans doute la seule ville d’Europe de cette taille à posséder un parc national à la fois terrestre et aquatique, grignote ce sanctuaire naturel sans vergogne, rase des parcelles de pins entières pour y mettre des écoles de commerce en carton pâte, des casernes… bientôt des hôtels et des parking ? Elle plante trois arbres là où il y en avait cent et soupir d’aise. Elle livre à la gourmandise immobilière des jardins partagés, des espaces verts légués, des parcs qui sont le patrimoine des Marseillais.es. On ne peut que s’en attrister, mais ce sont les faits : Marseille est une ville qui n’aime pas ses habitants. Elle n’aime pas non plus la nature. Du moins, quand celle-ci ne rapporte rien. Par conséquent, elle passe son temps à transformer une réalité vécue en déblatérant un récit qui frise le paranormal.

** L’état, les compagnies forestières, la police, l’Amérique impérialiste… 

*** Une autre, encore plus radicale et que je n’avais pas vu, se trouve brillamment exposée dans la critique qu’Olivier Lamm fait du roman de Powers.

 

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