Marseille : organiser la fin de l’ère féodale
Peinture sur bois du peintre italien Ronzen (fragment de retable dédié à Marie-Madeleine, dont le culte à Marseille et dans la région était très important depuis le Moyen Âge). Elle est datée du début du XVIe siècle. © Collection du Musée d'Histoire de Marseille Source internet : https://multimedia.inrap.fr/atlas/marseille/synthese-periodes/moyen-age#.XTCSS-j7SUk
Depuis plusieurs mois les discussions autour d’une liste citoyenne et unitaire, rassemblant mouvement social et forces de gauche, ont lieu. Leur manque de transparence et l’absence de débat public autour des fondements d’une telle initiative, au-delà de son seul principe, affaiblit celle-ci. J’ai voulu ici prendre le temps de participer publiquement aux discussions en cours et à les questionner largement. Plutôt que d’entrer dans un conflit de position, ne souhaitant pas non plus me contenter d’une analyse sociologique surplombante, j’ai essayé de prendre le temps long de l’argumentation et de l’analyse que permet l’écrit et proposer une forme d’intervention politique et sociologique dans le débat stratégique, comme j’avais pu le faire en décembre dernier.
Nous sommes nombreux·ses à ne pas avoir signé l’appel publié par les partis politiques et certaines associations non-partisanes, dit “l’acte de naissance”. Non pas, pour ma part, que le texte de cet appel soit en soi problématique. Mais la méthode coince, encore, et cela se ressent dans la sociologie des signataires. Plutôt qu’un appel, il s’agit désormais de définir en acte ce que nous entendons provoquer comme processus.
Comme le souligne Marsactu, il “se dessine [dans les signataires de cet appel] une carte de la gauche marseillaise traditionnelle” et j’ajouterai “ainsi que les rapports traditionnels de la gauche et de sa base sociale théorique”. Si ce second acte permet (enfin !) de mettre autour de la table la gauche de gauche, il faut maintenant prendre au sérieux l’intention partagée largement de refonder cette dernière à partir d’une alliance sociale, d’une société civile organisée et en capacité de décider elle-même et définir tou·tes ensemble une méthode et une stratégie. Cette implication de la société civile est désormais actée sur le principe, notamment du fait de l’ampleur des mobilisations citoyennes – à l’image de celle du Collectif du 5 novembre ou d’autres – et de notre capacité à mettre la question politique au cœur de notre propos sans aucune gêne. Pourtant, les acteurs et actrices des mouvements sociaux, malgré leur disponibilité, restent largement absent·es du dit appel. C’est pour cela qu’en parallèle, des acteurs et actrices des récentes mobilisations et des quartiers populaires ont donc décidé de proposer un espace d’organisation de la société civile et du mouvement social en s’engageant autour d’un « Pacte Démocratique pour Marseille ». Eléments d’analyse et d’explication, depuis l’intérieur.
La nouveauté de l’appel à « l’acte de naissance » est donc qu’ont été conviés des groupes non-inscrits dans l’échiquier partisan, une forme de première ouverture symbolique. Pour autant, ces derniers ne pourraient pas résumer à eux seuls la « société civile ». Ils se retrouvent en fait à cheval entre le label « citoyen » (une catégorie relativement floue cela étant) et une inscription assumée dans le champ politique et dans les règles de cet espace. Ainsi, « Marseille et moi » ou « Réinventer la gauche » s’inscrivent depuis leurs créations dans une filiation aux mondes de la gauche institutionnelle et agissent comme des formes think tanks citoyens. « Marseille en commun » a une filiation bien connue avec les écologistes, tandis que « Mad Mars » agit comme un lobby du « rassemblement des progressistes et des citoyen·nes ». L’appel que ces associations ont signé en mai dernier, s’il a grandement participé à faire croître le débat sur la relation entre citoyen·nes et politiques n’a que peu eu d’effet en termes de renouvellement des pratiques et d’organisation démocratique de la société civile. Ces associations ont en commun d’avoir orienté leur action vers l’objectif de peser sur le champ politique jusqu’à désormais s’y inscrire. Leur répertoire d’action croise ainsi des modalités classiques de l’action politique (meetings, débats, expertises, sondages…), s’inscrivant dans les espaces classiques de la gauche (cf. la publication de deux appels cités dans Libé) et une certaine dose d’outils propres à période contemporaine (citons par exemple l’attention aux lanceurs d’alerte pour Marseille en commun, ou les méthodes de la communication 3.0 pour Mad Mars). Ils apportent à la gauche une compétence moderne qui lui manquait et permettent de renouveler les élites locales qui s’y associent. Dans tous les cas, ces collectifs partagent de ne pas s’inscrire volontairement dans l’espace des mouvements sociaux, qu’ils soient locaux (champ syndical local, collectifs de quartiers, monde associatif et de l’éducation populaire) ou nationaux (Gilets Jaunes, mouvements pour le climat…) mais plutôt d’envisager d’être une courroie de transmission entre la « citoyenneté » (comprendre : ceux qui ne sont pas référencé·es comme dirigeant·es de partis politiques) et les partis politiques. En cela, ils se situent aux marges du champ politique local (tout en y devenant de plus en plus centraux médiatiquement) et y ont fait écho de certaines aspirations à l’unité de la gauche de gauche venue des mondes militants et des classes moyennes ou culturelles (aspiration qui est également la mienne, sous certaines conditions).
A regarder la sociologie des signataires de « l’acte de naissance » du 12 juillet, on remarquera que cette méthode n’a pas pour autant créé un espace capable d’accueillir au sein du champ politique la pluralité des acteurs et actrices des mouvements sociaux dont tout le monde appelle de ses vœux à ce qu’ils et elles viennent participer à refonder la gauche de gauche. On retrouve ainsi essentiellement des militant·es politiques, des militant·es associatif·ves, des acteurs et actrices culturels déjà rodés aux codes de ce monde. Il se dessine une gauche très « blanche » et classe moyenne, plutôt militante et minoritaire électoralement jusqu’aujourd’hui, parfois liée mais encore peu ancrée dans les territoires marginaux pour la gauche locale (quartiers populaires mais aussi noyaux villageois). Ceux et celles qui devaient se retrouver se sont donc enfin retrouvé·es. Cela leur a permis de reprendre une position centrale dans le segment « gauche » du champ politique local, ré-occupant l’espace laissé béant par la crise du Parti Socialiste local et du clientélisme, d’ouvrir après les ères Hollande et Menucci-Ghali-Guérini un potentiel moment politique de la gauche de gauche locale et redéfinir le signifiant “gauche” autour de ses valeurs initiales et humanistes.
Pourtant, la grande nouveauté que les collectifs de quartier ou leurs alliés ont apporté dans le contexte local, dans la crise post-5 novembre ou avant, ce à quoi il faut réussir à laisser un réel espace, va bien au-delà. C’est bel et bien de la capacité d’une société civile à décider par elle-même et à porter un propos politique au sens noble du terme qu’il faut discuter. Les « Gaudin démission » scandés spontanément comme acte fondateur dès la fin de la Marche Blanche du 10 novembre 2018, la confiance prise par les collectifs des quartiers populaires, la démarche initiée par le Collectif du 5 novembre lorsque nous proposions une charte de relogement sont autant d’exemples de la maturité politique acquise et revendiquée. Ce dernier exemple de la charte de relogement ne peut constituer évidemment un modèle mais doit être observé pour être réapproprié : il s’agissait d’un véritable cadre de politique publique issu de l’expertise citoyenne et ayant réduit, grâce au rapport de force issu des mobilisations sociales, le conseil municipal à devenir une chambre exécutive des propositions des premier·es concerné·es et de leurs allié·es. La position surplombante du champ politique adoptée, qui a surpris jusqu’aux arcanes du pouvoirs local ou de l’Etat central, peut être une source d’inspiration dans les réflexions sur les rapports démocratiques locaux à mettre en place. Les Etats Généraux de Marseille ont ensuite été le moment fondateur d’une unité de ces mobilisations sociales et politiques et ont permis de dessiner un renouvellement des pratiques de la démocratie locale. En se positionnant comme « pouvoir citoyen », cet événement revendique d’être un pouvoir parallèle et institué au même titre que le pouvoir économique, des médias, des travailleurs, des intellectuels et acteurs culturels. Il ne revendique plus l’écoute des élu·es mais la capacité de décider par soi-même, tentant d’instaurer sur le temps long une forme de double-pouvoir qu’il s’agira de faire maturer et perdurer (à l’intensité relativement basse pour le moment, le mouvement social marseillais n’étant pas -encore ?- en capacité de renverser clairement l’organisation “démocratique” actuelle). L’acceptation de ce contre-pouvoir social et des conflits sociaux, la reconnaissance de ce pouvoir citoyen en lieu et place des pratiques de participation, de cooptation et de récupération, devrait donc être l’un des enjeux cruciaux des prochaines élections. Il appartiendra aux acteurs et actrices des mouvements sociaux d’imposer cela à l’agenda politique.
Ce constat fait, les questions qui se posent à celles et ceux qui souhaitent refonder une gauche de gauche qui soit l’émanation directe du moment politique marseillais actuel me semblent au nombre de trois : la relation aux mondes populaires et aux mouvements sociaux, la méthode et l’ambition politique finale.
A quoi doit ressembler la gauche de gauche ?
Je vais anticiper toute remarque désobligeante en premier lieu : désigner cette gauche de gauche unie autour de l’appel publié dans Libé comme « blanche » n’est pas un reproche mais un constat sociologique : les personnes non-discriminées racialement sont sur-représentées. Les rapports au politique d’aujourd’hui ne pourraient être lus sans entendre que dans de larges franges des populations d’origine immigrée, un fort ressentiment s’exprime. Celui-ci se fonde sur une réalité objective : celle de la ségrégation territoriale, économique, culturelle basée sur les fondements d’un racisme institutionnel et social, d’une politique discriminante qui perdure depuis la période coloniale et qui s’est mutée en un racisme interne et en désignation d’un « ennemi intérieur ». Combien sommes-nous à avoir été victimes de contrôles au faciès, avoir vu nos proches ou nous-mêmes détruits par le sexisme-racisme, à avoir vécu des discriminations à l’emploi ou entendu des propos culturalistes et dénigrants et à ne plus supporter d’entendre que ces situations seraient le lot commun de toutes et tous ? Politiquement, c’est la même chose : nous ne supportons plus d’être invisibles car considéré·es par en haut comme immatures politiquement. La récupération politique organisée par le Parti Socialiste dans les années 80, la politique de « communautarisation » que N. Sarkozy avait poussé à ses extrémités, le clientélisme communautaire marseillais, sont autant de formes d’organisation du politique qui ont profondément marqué les quartiers populaires et nos populations majoritairement « non-blanches ». Tellement que les trajectoires politiques de nombreux·ses militant·es issu·es des immigrations et/ou des quartiers populaires ont été sans cesse perturbées et réduites parfois à un jeu d’opportunités politiques, en l’absence d’espaces de réelle reconnaissance politique. Nous avons ainsi été le laboratoire de l’expérimentation du recul des libertés et des droits sociaux qui touchent désormais de très larges franges de la société. La gauche de gauche fait de facto écho, parfois malgré elle, à cette division objective, en peinant encore aujourd’hui à prendre en compte les revendications antiracistes, à se relier organiquement aux nouveaux mouvements de l’antiracisme politique, refusant parfois de faire le constat commun de cette séparation des mondes qu’il s’agirait de dépasser. Sans diagnostic, pas de remède. Des réussites récentes peuvent tout de même être soulignées, impulsées par exemple localement par le Syndicat des Quartiers Populaires de Marseille avec qui nous cherchons l’alliance systématique avec d’autres couches sociales ou le comité Adama en région parisienne qui s’est relié aux Gilets Jaunes et à François Ruffin.
Dépasser le clivage communautaire, qui touche aussi bien les entre-soi « blancs » que ceux « d’origine immigrée », est sûrement le défi majeur de la gauche de gauche marseillaise, tant notre ville rend visible cette tension. Le constat n’est pas nouveau : face à cette situation, un mouvement associatif, des collectifs de quartiers, des formes d’organisation parfois culturelles ou cultuelles mais néanmoins très politisées se sont constituées en partielle autonomie. Partielle car force est de constater que la gauche clientéliste locale ou désormais les dirigeant·es locaux de LREM ont été relativement habites à proposer une opportunité politique à ces militant·es, à ces populations originaires de l’immigration, avalisant les rapports communautaires voire les exacerbant et maintenant les individus dans une passivité clientélaire. La crise en cours du système clientélaire et la conversion assumée (tandis qu’elle était à peine euphémisée auparavant) d’une partie de la « gauche », notamment Vallsiste, aux discours et politiques sécuritaires ont tout de même mis à mal cette inféodation. Mais le champ de ruine sur lequel nous tentons de nous relever n’a pour le moment pas encore été capté par une quelconque force politique. La campagne de Mélenchon en 2017 a toutefois rappelé que les quartiers populaires, fondamentalement et moralement, étaient de gauche tandis que contrairement à une idée reçue encore persistante, l’élection de S. Ravier dans le 7ème secteur de Marseille n’est, elle, pas le signal d’un vote FN massif dans les cités mais plutôt de l’abstention grimpante. Des collectifs de quartier ont vu le jour, parfois fragiles, parfois très dynamiques, reliés ou non aux « ancien·nes » et un réseau s’est constitué capable de proposer une nouvelle forme de médiation sociale et politique, indépendante et en rupture des anciennes pratiques d’inféodation, prêt à relever la tête et s’affronter aux défis politiques du temps présent, ou tout du moins à en montrer la voie.
Dans d’autres mondes populaires, l’éloignement progressif des réseaux clientélaires ou de la politique traditionnelle a pu prendre d’autres formes. Citons par exemple localement certains Comités d’Intérêt de Quartier qui ont été ou sont tentés par le vote FN/RN. Toutefois, il ne faudrait pas non résumer ces CIQ et leurs bases sociales à cette dynamique réelle. Pour avoir observé régulièrement ces groupes dans le cadre de mes recherches, l’aspiration démocratique y est en réalité tout aussi forte, du fait de la déception des anciennes formules notamment portées par le PS mais aussi de la déception face à la non-efficience flagrante des propositions faites par la droite locale. A l’inverse, soulignons aussi la capacité des Gilets Jaunes à commencer à répondre aux aspirations anti-libérales et démocratiques mais a/anti-partisanes des mondes populaires ruraux ou péri-urbains. Seuls les réseaux syndicaux et ouvriers semblent suivre une voie relativement linéaire, l’affiliation politique au monde communiste restant une constante même si celle-ci s’affaiblit au profit de la montée dans les années 90 d’un syndicat comme SUD ou récemment et de l’autre côté de l’échiquier syndical de la réussite de la CFDT aux élections professionnelles. Il faut donc faire le constat de mondes populaires morcelés, pris dans des tensions parfois contradictoires. Trois ordres de raison peuvent être soulignés : d’une part, l’atomisation du monde du travail et le chômage de masse, réduisant l’existence de grandes concentrations ouvrières et créant des situations de travail très hétérogènes ; puis, la ségrégation spatiale et raciste, créant des réalités objectives et subjectives très diverses, des mondes ruraux aux quartiers populaires ; enfin, des réponses insuffisantes de la gauche de gauche à cette situation et l’autonomisation des façons de faire de la politique. Toutefois, dans les mobilisations locales contre les déchets, celles des CIQ, des collectifs militants plus ancrés à gauche, des Gilets jaunes, une constante revendication démocratique demeure particulièrement forte localement et pourrait s’exprimer dans la future échéance électorale. Il se pourrait en effet que « les habitants de Marseille entendent saisir l’occasion de ces élections, pour avoir, enfin, la possibilité de pleinement s’approprier leur ville, de s’y reconnaître, de s’y retrouver ». Ce constat du morcellement des identités et pratiques politiques et de l’aspiration démocratique commune n’est en réalité pas si paradoxale. Il me semble que ces deux dynamiques ont de commun qu’elles traduisent justement une recherche de solutions face à la crise démocratique et la défiance du politique que l’on observe ailleurs dans le pays.
Tenter abruptement de répondre à cette situation en revendiquant une forme unifiante d’organisation politique serait (et est déjà) peine perdue. Marseille, car elle concentre en son sein des réalités aussi diverses, qu’elle est une extrême-moyenne, exacerbée et caricaturée, du reste du pays, est un laboratoire social et politique majeur pour relever le défi de la gauche de gauche : rassembler ces réalités dans leurs diversités et leur ressembler. La séquence politique actuelle marquée par les mouvements sociaux locaux autant que l’éparpillement et les doutes qui envahissent les droites locales est un moment d’opportunité, un bien commun de tou·tes celles et ceux qui se battent pour l’égalité et la démocratie et qu’il ne faut pas rater. La récurrence de l’aspiration démocratique pourrait être le point d’appui pour reconstituer une identité sociale commune, rendant visible que la décision est accaparée par les notables et élites locaux au détriment de la majorité des marseillais·es. Encore faut-il organiser cela.
De nouvelles articulations entre champ politique et « société civile »
Il y a pour faire cela une nécessité impérieuse : celle de l’autodépassement, de la reconstruction des fondations sur lesquelles repose la gauche de gauche. Je ne suis pas un partisan d’un populisme qui nierait que d’anciennes formes de médiations perdurent. Au contraire, le moment politique dans lequel nous sommes donne plutôt à voir une pluralité des formes d’organisations qui s’accumulent les unes aux autres sans pour autant trouver de chemin commun. Il n’y a pas d’autres choix que de l’accepter et de construire à partir de cela. Ceux et celles qui voudraient résumer les classes populaires ou le mouvement social à une seule des tendances observables réduisent radicalement leurs horizons stratégiques.
Si les mouvements pour le climat et les Gilets Jaunes ont numériquement été relativement faibles par rapports aux grandes mobilisations syndicales des années 2000, ceux-ci ont fait entrer sur la scène respectivement une nouvelle génération et une nouvelle couche sociale. Les collectifs de quartiers marseillais également (re)font entrer en scène un autre monde populaire. Aucune réussite politique ne pourrait exister sans laisser ces espaces exister et maturer, sans proposer des formes souples de coordination entre eux. Dans cette forme de coordination à inventer, les classes moyennes de la gauche traditionnelle ont fort à faire du fait de leur position centrale et mieux organisée. Les aspirations à la « politique autrement » ou à la « participation citoyenne » sont des points d’appuis, à condition de le faire sincèrement et radicalement.
Les appels récurrents à la participation de la société civile marseillaise, qui a prouvé sa capacité à dessiner une forme d’organisation d’un pouvoir citoyen lors des Etats Généraux de Marseille, sont ainsi pour la gauche de gauche loin d’être une position de principe. En réalité, c’est une nouveauté qui vient répondre à la crise des médiations politiques d’avant, une impérieuse nécessité pour que la gauche de gauche continue d’exister et ne soit pas aspirée par une option sociale-démocratique qui se résumerait à parler aux seules classes moyennes. La relation aux mondes ouvriers organisée autour de l’alliance partis/syndicats d’antan étant devenue insuffisante, il s’agit alors de reconstruire une nouvelle forme d’articulation entre le social et le politique, voire de refaire fusionner ces deux espaces. Remarquons d’ailleurs que la France a cette relative particularité de distinguer aussi franchement le « social » (le monde dit civil, les mouvements sociaux etc.) et le « politique » (les partis ou assimilés) : l’Italie des centres sociaux autogérés et politiques et des listes civiques, les expériences municipalistes à travers le monde ou encore la relation syndicats/partis dans le monde anglo-saxon sont autant d’exemples d’une distinction bien moindre. Au-delà de l’appel à, de la prise de position, ce travail de reconstruction doit donc être mené jusqu’aux fondations sociales et politiques pour réunir ces deux espaces et faire émerger une nouvelle forme de décision politique hybride.
Trois scénarios pourraient se dessiner dans les prochains mois :
- Le premier est celui de la recherche de l’assentiment. A l’instar des politiques publiques de « concertation », certains pourraient être tentés de se contenter « d’aller parler » aux classes populaires et non de se rassembler avec elles. Cette position professorale, qui se base sur une analyse biaisée d’une dépolitisation des classes populaires (confondue en fait avec leur politisation différenciée), cherche à provoquer l’adhésion à un projet préexistant et qui aura été construit avec les présent·es au sein des organisations politiques, dans les limites de ce qu’elles sont socialement. Il s’agirait ici de « repolitiser » les classes populaires de façon drastiquement descendante. Non seulement, c’est problématique d’un point de vue éthique, mais cela ne produit pas un programme ou une organisation politique qui identifiera les besoins et les moyens adéquats ;
- Le second est celui du tokénisme, c’est-à-dire la cooptation d’individus, censé·es représenter symboliquement des populations minorisées (femmes, immigré·es, jeunes…). En appliquant ce concept à la participation de la société civile marseillaise, cela pourrait prendre la forme d’une mobilisation de réseaux politico-citoyens préexistants sans que les cadres d’organisation permettent une délibération collective , une représentation réelle et tendant à l’exhaustivité des groupes sociaux. Ce second scénario, s’il peut permettre une visibilité de couches sociales invisibles, mobiliser des réseaux de votant·es, ne se distinguerait alors de la droite locale que parce que le lien clientélaire ne serait plus le fondement de cette relation citoyen·nes/élu·es. Malgré cela, cette cooptation ne change pas réellement la pratique du pouvoir.
- Le troisième, enfin, est le scénario de l’interdépendance organisée et inclusive. Considérer que société civile et forces politiques sont interdépendantes est un fait, pour le meilleur ou le pire : les un·es influencent les autres et réciproquement. Organiser cette interdépendance, c’est construire les cadres pour rendre celle-ci fluide et démocratique, réinsérer les forces politiques au sein de leurs bases sociales et permettre à ces dernières de participer pleinement à des processus de codécision. Ce scénario, pour exister, doit enfin outrepasser les frontières sociales et communautaires et inclure la pluralité des façons de penser et d’être en rapport au politique. Sur ce fondement là, de nouveaux horizons démocratiques pourraient alors s’ouvrir, renforçant les futurs mobilisations sociales en ouvrant des espaces de politisation massifs qu’il s’agira d’exploiter pour changer radicalement la société dans laquelle nous vivons.
Poser de nouvelles fondations…
Pour réussir à passer du second au troisième scénario, il me semble que trois conditions doivent pouvoir être réunies.
Une cohérence sociologique. La première est évidemment celle déjà longuement évoquée. Une gauche militante qui espérerait reprendre le flambeau du combat démocratique et pour la justice sociale et écologique ne peut se dispenser d’un devoir d’inventaire de sa propre sociologie. A l’instar du PCF qui avait pu pendant longtemps représenter une identité ouvrière numériquement forte et relativement homogène (toutes considérations de bilan stratégique et programmatique mises de côté ici), la gauche de demain devra représenter la pluralité des classes populaires d’aujourd’hui. Un processus de codécision qui se réduirait à la participation active d’acteurs et actrices se sentant déjà « autorisé·es » à parler et à participer réduirait le projet à celui d’un renouvellement des élites. Il s’agit donc de renouveler les pratiques de cette gauche pour en renouveler les bases sociales. Marseille, parce que ses classes populaires n’ont pas été entièrement chassées des cœurs urbains, est un territoire parfait pour faire l’exemple de cette coalition des mondes populaires. Cela demandera programmatiquement à mettre au cœur d’un projet municipal la réhabilitation économique, sociale, politique, urbaine et mémorielle des quartiers populaires. Par des mesures symboliques tel l’inauguration d’une avenue Ibrahim Ali par exemple, mais aussi et surtout par des ruptures politiques profondes, en considérant les quartiers populaires comme des locomotives d’un projet pour la ville et non comme des exceptions, en rompant fondamentalement avec les stigmatisations sécuritaires et en réhabilitant politiquement ceux que les droites considèrent comme des ennemis intérieurs, en déplaçant les centralités économiques et politiques et en les répartissant sur le territoire…
Faire avec ce qui existe. Construire un tel programme politique et les médiations sociales et politiques nécessaires pour l’inventer et le porter demande à faire à partir des forces existantes et qui ont déjà commencé à s’engager sur cette voie. Là aussi, un véritable aggiornamento des pratiques politiques est nécessaire. Réenvisager l’éducation populaire comme un fondement politique de la société, accepter les modalités d’interventions directes des citoyens sur le champ politique – tel les assemblées citoyennes, tables de quartiers indépendantes, RIC etc. , construire une gauche qui émerge de l’existant, c’est-à-dire des mouvements syndicaux, collectifs de quartiers, associations, réseaux familiaux, cultuels et culturels sans les inféoder et en participant à leur politisation sont des enjeux majeurs pour la réémergence par en bas de cette gauche populaire.
Concrètement, cela demandera dans les mois et les années à venir à inventer les cadres souples et unifiant qui permettront d’accepter la pluralité politique et sociale de cette base sociale théorique de la gauche. Les assemblées citoyennes que proposent de construire les initiateurs et initiatrices du Pacte Démocratique de Marseille pourraient constituer cet espace ouvert à toutes et à tous. Les études, par exemple de Julien Talpin, sur les tentatives de participation citoyenne tels les conseils citoyens ont montré que sans capacité délibérative, ces cadres sont voués à l’échec. Ces assemblées ne pourront donc être des espaces de cooptation plus ouverts ou de recherche d’un assentiment et de propagande. Ces assemblées pourraient permettre à chacun de conserver son autonomie sociale tout en construisant un cadre de coordination politique souverain. Ce projet radicalement démocratique pourrait être expérimenté dès la campagne électorale, permettant ainsi de récréer un réseau souple d’activisme capable d’affronter le maintien des réseaux clientélistes et prouver aux couches sociales qui ont été captées par le RN ou les partis clientélistes que nous avons plus intérêt collectivement à délibérer ensemble plutôt qu’à déléguer nos voix et surtout nos droits à des élu·es qui agissent pour leurs propres comptes et ceux des intérêts privés. Nous sommes nombreux·ses à ne pas vouloir attendre 2020 pour voir un tel processus voir le jour et à tenter chaque jour de le faire mûrir. Ne pas s’associer à cette ambition en acte serait donc un recul fondamental, refermant la séquence de crise sociale et politique ouverte en novembre dernier au profit d’un retour à la normal électoral. En vérité, je continue à penser que 2020 doit être rangé au rang de l’anecdote politique, submergé par une lame de fond de justice sociale et de radicalité démocratique. Nous devons transformer le « plus jamais ça » que nous avons tant scandé après le drame du 5 novembre, la mort de Marie à Maison Blanche, celle de Zineb ou celle de Djamel à Air-Bel, en un « plus jamais ça » profondément politique. Ne plus laisser de tels drames se reproduire, c’est créer les conditions politiques pour que cela n’arrive plus, transformer la sociologie des acteurs et actrices en présence comme le programme et les pratiques politiques.
… pour une Mairie de combat
En creux d’un tel projet se dessine une nouvelle façon de penser l’institution de demain. Certains y verrons une continuité du mouvement des Gilets Jaunes, d’autres une forme de municipalisme marseillais, d’autres encore y verront une fédération populaire. Peu importe. Paradoxalement, pour un long texte qui traite de la question électorale, il me semble que nous devons nous mettre d’accord sur la place que nous accordons à cette échéance. Je ne fais pas partir de celles et ceux qui pensent les élections comme une fin en soir mais plutôt des défiant·es qui ne votent que de façon aléatoire. Peut-être à raison, beaucoup nous rappellent que participer à l’échéance électorale conduirait à se faire aspirer par les institutions. Sauf que la situation a peut-être changé. La maturité des formes de contre-pouvoir et de contrôle citoyen, l’opportunité de changer partiellement les règles du jeu, ouvrent la voie à ce que l’on puisse se doter d’outils institutionnels à mettre au service des résistances de chacun·e. Des milliers de marseillais·es ont commencé à changer la ville depuis bien longtemps, à résister de façon fine, discrète ou de façon explosive et publique. Gagner la Mairie de Marseille serait un outil puissant pour ces engagements. Une mairie capable d’être loyale aux mouvements citoyens, prête à s’engager à leur apporter tout son soutien et ses moyens, à porter les voix des sans-voix au-delà de la ville pourrait se dessiner. Les Etats Généraux de Marseille ont été très clairs à ce sujet : peu importe qui gagnera les prochaines élections, les contre-pouvoirs sociaux doivent s’assurer de rester puissants et vigilants. D’abord parce qu’une mairie ne fait pas tout, ensuite parce que les meilleur·es des élu·es, même issu·es du mouvement social, devront être surveillé·es voire combattu·es si nécessaire. Ce n’est pas aux acteurs et actrices des mobilisations de faire « allégeance » au futur pouvoir municipal mais bien l’inverse. Celles et ceux qui tenteront de faire croire à nouveau que gagner une Mairie ou une quelconque forme du pouvoir d’Etat suffirait à changer radicalement nos vies risqueraient de résumer la force des mobilisations sociales et des résistances ordinaires à une prise de pouvoir institutionnelle et ainsi décevoir à nouveau. Sans l’intervention quotidienne d’une masse de citoyen·nes ayant intérêt à changer cette société, aucun changement profond de la relation au pouvoir ne pourra voir le jour. Il s’agira donc d’outiller cette myriade d’engagements et leur donner de nouveaux espaces et leviers d’action.
C’est donc notre capacité à repolitiser fondamentalement notre ville et notre société qui est en jeu, rien que ça. La démarche proposée par le Pacte Démocratique pour Marseille est fragile car ambitieuse. En cela, la simple possibilité de la penser en des termes concrets est une formidable victoire. Il s’agit désormais que les premier·es concerné·es mette cette intention en actes, sans attendre l’autorisation préalable des organisations existantes ni sectarisme, en leur ouvrant la possibilité de se laisser emporter par cette vague démocratique.
Pour signer le Pacte Démocratique pour Marseille et participer à construire ce processus : https://framaforms.org/signer-et-participer-au-pacte-democratique-pour-marseille-1562579878
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