DES MOTS SUR L’EMPRISE (2)

Billet de blog
le 3 Juin 2023
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Je me propose de poursuivre ici les premiers « propos » que j’ai consacrés, il y a deux semaines à la question de l’emprise des stupéfiants et de leur « marché » sur la ville, à Marseille.. Ils avaient été interrompus par l’actualité. Parlons un peu politique, aujourd’hui.

Des années de déni ou de méconnaissance

Une situation comme celle que nous connaissons aujourd’hui ne naît pas en un jour. L’état du trafic de stupéfiants à Marseille, les violences qui lui sont, liées, sont l’issue (si l’on peut employer ce terme) de trop nombreuses années de déni des autorités municipales, des préfets qui se sont succédé, de l’ensemble des pouvoirs dont dépend Marseille. Tout semble se passer comme si nous commencions enfin aujourd’hui à faire les comptes, à entreprendre un bilan, et, ensuite, à tenter de prendre les mesures qui en découlent, d’élaborer une politique susceptible de répondre à ce défi. Si nous en sommes là aujourd’hui, c’est en raison de ce que Freud appelait Verneinung, la dénégation. En politique, la dénégation consiste à tourner la tête vers l’autre côté en disant que tout va très bien. Mais aujourd’hui, même Madame le marquise ne va pas très bien. Sans doute aussi est-ce aujourd’hui que les violences qui accompagnent le trafic des stupéfiants ne frappent plus seulement ceux qui se prennent pour des adultes, mais aussi des enfants. Il n’y a plus de limite à l’emprise de la violence, et, par conséquent, le déni ne peut plus être accepté. Si les mères commencent, enfin, à manifester, c’est parce qu’elles ne veulent plus être enfermées chez elles à pleurer, mais qu’elles ont décidé de prendre les choses en main, puisque les pouvoirs ne le veulent pas oui ne le peuvent plus. Qu’est-ce que cette dénégation ? En quoi consiste-t-elle ? Comment devons-nous tenter de la comprendre ? Il y a, me semble-t-il, deux raisons à ce déni. La première est que la reconnaissance du déni serait un aveu de faiblesse ou d’incompétence, voire pire : l’aveu d’une complicité désormais inacceptable. L’autre raison du déni est qu’il est la seule manière de continuer à ne rien faire, à ne pas prendre des risques en mettant en œuvre une politique de force légitime de nature à répondre à une violence illégitime.

L’emprise et les réseaux sociaux

Pour réfléchir à la signification de la figure de l’emprise, sans doute est-il nécessaire de la situer dans le processus contemporain d’évolution de la communication et de la médiation, dominé par les réseaux sociaux. Ce que les réseaux sociaux ont, pour ainsi dire, transformé dans les usages de la médiation et dans la signification des médias, c’est cette relation approfondie entre le singulier et le collectif. Les réseaux sociaux désignent un usage des médias qui produit de l’information en mettant en scène sa diffusion par ses destinataires et ses usagers. Mais, au-delà, c’est tout le discours et toutes les pratiques symboliques de communication et de représentation qui ont été transformés par l’usage des réseaux sociaux, en même temps que ceux-ci édictaient de nouvelles normes et de nouveaux impératifs de communication. En déplaçant et en restructurant les médias, les réseaux sociaux mettent en scène de nouveaux pouvoirs sur la communication, davantage dominés par des logiques commerciales que par des logiques proprement politiques. En même temps, puisqu’il s’agit d’usages des nouveaux médias, l’information qui circule dans les réseaux sociaux se trouve presque déspatialisée : les contraintes de l’espace sur les discours et sur les communication se sont déplacées, mais elles se sont surtout manifestées dans la perte des contraintes de l’espace sur la communication. En même temps que l’appropriation singulière des normes de la communication, l’emprise manifeste aujourd’hui une autre appropriation singulière : celle de l’espace.

Une emprise qui accentue la séparation entre les quartiers et la ségrégation des quartiers Nord

L’emprise du marché des stupéfiants accentue la séparation entre le Nord de Marseille et le Sud. Sans doute (encore faudrait-il en être sûr) ne subit-on pas autant l’emprise des trafics au Sud de la ville et au Nord. Autrement dit, désormais, l’emprise du trafic des stupéfiants contribue-t-elle, en l’aggravant, à la ségrégation, à cette séparation entre les deux parts de la ville que nous connaissons depuis longtemps mais qui connaît une dimension critique. En ce point, la lutte contre le trafic des stupéfiants et la prévention de son accroissement peuvent contribuer à la mise en œuvre d’une véritable politique de gauche. Autrement dit encore, les choix des acteurs politiques à l’égard du trafic des stupéfiants définissent-ils la différence entre une politique libérale de droite et une politique socialiste de gauche. Mais, puisque nous sommes en train de régler les comptes, peut-être faudrait-il se demander si les années des premières municipalités dites de gauche l’étaient vraiment. Laissons cela aux historiens. Même s’il faudra bien, un jour, ouvrir ce débat, ce n’est pas le moment aujourd’hui. Ce qui compte aujourd’hui, c’est que l’espoir que nous mettons dans les nouvelles politiques de la ville réside dans la recherche d’une politique de gauche décidée à en finir avec le marché des stupéfiants et avec son emprise sur la vie dans la ville.

La séparation entre deux économies de la ville, l’économie, légitime et, l’économie délictueuse

La politique, c’est, d’abord et avant tout, l’économie politique. La réflexion sur les trafics de stupéfiants fait apparaître la distinction entre une économie politique légitime et une économie illégitime. Le marché légitime des échanges voisine le marché noir et se trouve confronté à lui. En ce sens, on peut mieux comprendre les années du déni : elles favorisaient l’accroissement d’un marché illégitime auquel peut-être les acteurs dominants de l’économie marseillaise n’étaient pas entièrement étrangers. Sans doute un marché actif de la drogue arrangeait-il bien ces acteurs de l’économie de la ville. Il ne fallait pas seulement tourner la tête de l’autre côté parce qu’on était incapable de lutter, mais aussi parce que cela permettait au marché de croître et aux profits de se multiplier. Toute une signification de l’économie du marché noir s’instaurait ainsi tranquillement, constituant, ainsi, un pouvoir occulte de l’économie urbaine et de ses acteurs. Nous sommes en présence d’une signification du marché illégitime fondée sur une sorte de besoin de l’illégitimité faute d’une force réelle des pouvoirs légitimes. À Marseille, les deux mondes, celui des pouvoirs dits légitimes et celui des acteurs du banditisme ont toujours été mêlés, en particulier depuis l’époque des années trente.

L’emprise des trafics sur l’urbanisme et  la politique de la ville et sur leur absence

Enfin, il faut parler de l’urbanisme et de l’aménagement. À Marseille, non seulement l’insuffisance d’une politique réelle d’urbanisme, voire son absence, ont-elles empêché que se construisent des habitations susceptibles de bien loger les habitantes et les habitants et de proposer des paysages qui en soient, mais elles sont à l’origine, pour une grande part, du trafic des stupéfiants. Comment respecter des tours et des barres quand elles sont laides et quand elles manifestent, en réalité, une véritable indifférence à l’égard de leurs habitants, voire un véritable mépris à leur égard ? L’urbanisme et l’aménagement constituent aujourd’hui de véritables défis pour les pouvoirs municipaux et métropolitains dans les quartiers défavorisés. Cela montre aussi, d’ailleurs, les dégâts de la division des pouvoirs entre des collectivités locales opposées l’une à l’autre comme c’est le cas entre la municipalité et la métropole – à moins, bien sûr, que la métropole et la police ne trouvent, elle aussi leur compte dans la persistance des trafics. Mais c’est une autre histoire. Ce débat fait partie de la colère qui s’est exprimée, à Marseille, contre la politique des retraites. À Marseille, les manifestants exprimaient une colère globale.

B. Lamizet remercie B. Gilles pour ses conseils dans l’élaboration de ce texte

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