Dernière vague de portraits d’usagers

Billet de blog
le 19 Jan 2018
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Dernière vague de portraits d’usagers
Dernière vague de portraits d’usagers

Dernière vague de portraits d’usagers

José Rose est sociologue et écrivain. C’est aussi un usager de l’Alcazar. Des mois durant, il s’est rendu dans la grande bibliothèque de Belsunce comme on se rend dans un pays lointain soudain si familier. Cette exploration est devenue un livre qui vient de paraître. Sur l’Agora de Marsactu, il publie en feuilleton les premiers épisodes de ce voyage.

« Tout portrait se situe au confluent d’un rêve et d’une réalité » écrit Georges Pérec dans La vie mode d’emploi. Et l’on ne se lasse pas des rencontres quand on est biophile. On s’en régale même lorsqu’on est pantophile. Voici donc, en guise de bouquet final, un florilège de personnes rencontrées durant ce voyage et qui auraient pu chacune justifier d’une chronique dédiée. Un grand paragraphe au moins, un début d’histoire ou un scénario à la manière des Microfictions de Régis Jauffret.

Dans ma galerie de portraits, il y aurait d’abord l’homme endormi sur son dictionnaire. Tête penchée, corps relâché, léger ronflement : c’est l’heure de la sieste. Je fabulerais si je vous disais que le livre est ouvert à la page du mot postprandial. Il y aurait aussi ce chercheur, lunettes rondes sur visage sévère, chargé de vieux livres et qui croise, sans la regarder, une femme portant dans ses bras une pile de DVD comme un enfant fragile. Pour une chronique, j’aurais sans doute ajouté une troisième personne déménageant une montagne de CD et imaginé un dialogue entre ces trois piles en équilibre instable.

Je pourrais aussi réunir en une seule chronique cet homme casqué qui regarde à la fois son écran d’ordinateur et son téléphone portable tout en ajustant des oreillettes pendues au cou, et cette dame faisant de grands gestes pour inciter son voisin installé de l’autre côté de la table à baisser le son de son… Ou mettre en rapport improbable ces deux étudiantes lovées dans les fauteuils bleus pour mémoriser leurs fiches, bouches murmurantes et regard dans le vague, et ce jeune homme au look très étudié, pull bleu épais, jean bleu, chaussures de neige en peau bleu, écharpe blanche en grosse laine accrochée en bandoulière à son sac et, surplombant le tout, une chevelure décolorée et haut perchée en
épaisse houppette.

Il y aurait aussi des amis croisés au fil des jours. Celui qui se promène au gré de ses envies et découvertes, car, depuis sa retraite, il a abandonné toute velléité d’organisation et d’anticipation. Ou celui qui vient chaque jour pour structurer ses journées et s’arrimer au monde, car il n’a pas, il n’a plus, d’emploi stable.

Et les grands-parents du vendredi après-midi qui occupent les enfants sans activités et découvrent horrifiés des gamines regardant un documentaire sur les truquages au cinéma et se laissant capter par des mains sanglantes et des membres découpés. Et ce papy qui arpente les couloirs en sifflotant et en lançant des ha, des ho et des hi, hi. Et la petite fille qui ânonne ses premiers mots en lisant les titres des livres et explique à son père que la maîtresse, elle aime pas quand il faut tourner la page. Et la maman triste qui appelle sa fille scotchée devant un écran – Chérie, chérie… Qu’est-ce qu’il y a ? … Chérie, chérie, viens ! Viens vite ! – et que je mettrais en rapport avec cette autre petite fille qui demande à sa mère de rester là, sans bouger, tandis qu’elle s’éloigne en trottinant pour prendre de nouveaux livres.

Il y aurait encore celui qui rit de bon coeur en consultant son téléphone, les deux jeunes qui décalquent studieusement des dessins, le joueur d’échecs qui râle devant son écran, la dame qui ne prend pas les polars trop gros pour rentrer dans son sac, l’homme qui recolle et décolle les coins des affiches à côté de l’ascenseur, le couple qui se chipote pour être bien en face de l’écran et pour savoir qui va actionner la souris, l’homme aux boules quiès vertes fluo assorties au stabilo, l’homme à la veste kaki aux multiples poches et à la chemise déchirée qui porte un gros dossier et dégage une odeur un peu acide, les copines de collège, bien installées, mains autour de la joue, jambes détendues, qui lisent sans prendre de notes, concentrées et pourtant installées dans un couloir de grand passage. Et l’enseignant de collège qui vient corriger ses copies au kiosque, couvre les marges de commentaires en rouge, inscrit des notes, recompte sans cesse ses copies, regarde longuement un tableau de chiffres en suivant de l’index la liste des noms et baille souvent. Et l’écologiste dans les nuages, pull tricoté maison, chaussures de marche, cheveux longs et blancs, barbe fleurie, qui fait sa cueillette de revues : Ciel et Espace, Air et cosmos, Astronomie, L’Ecologiste, Nature Sciences sociétés. Et les étudiants qui dessinent – t’as un 2B ? Passe-moi le raisin. Je vais monter en couleur – l’un faisant le portrait de l’autre et lui tournant légèrement la tête tout en lui ajustant la mèche. Et les hommes, jeunes ou retraités, qui gardent leur chapeau, leur casquette, leur bonnet, leur béret.

Je pourrais même ajouter à cette liste, quelques personnages issus de mes lectures et conversations. Il y aurait ainsi l’homme aux décoctions qui vient chaque matin consulter les livres de tisanes et que la bibliothécaire fournit en ronces, celui qui se fait prendre pour un savant en s’installant à proximité de rayons prestigieux et en posant ostensiblement devant lui des livres réputés, celui qui prend des notes et fait des synthèses en vue d’écrire un livre, car c’est en collectant des pierres précieuses qu’on finit par faire ses propres bijoux.

Partant de ce foisonnant florilège, je pourrais alors dégager quelques profils types, peut-être même construire une typologie. J’y classerais les promeneurs, les flâneurs, les baladeurs, les cueilleurs, les picoreurs, les ramasseurs, les maraudeurs, les farfouilleurs, les dénicheurs, mais aussi les néophytes et les habitués, ceux qui s’installent et ceux qui ne tiennent pas en place.

Mais que faire à l’heure des bagages de retour de toutes ces saynètes et anecdotes accumulées au cours de ce périple et qui ne demandent qu’à être développées ? Que faire de toutes ces miettes délicieuses restées au fond du sac ? Vous les livrer telles quelles, car c’est jour de soldes. Et le gong va bientôt retentir.

Voici par exemple la scène de la femme exaspérée. Ses Pff ! pff ! et ses Putain ! Putain ! claquent encore à mes oreilles. C’est totalement aberrant. Putain, c’est pas compliqué pourtant. Je cherche seulement à savoir ce que j’ai emprunté, quel épisode de cette série TV j’ai déjà choisi pour ne pas le revoir. C’est tellement mal fait ici que l’on peut même pas savoir ceux que l’on a empruntés. C’est pas croyable. Rrr ! Rrr ! Pff ! Pff ! J’enrage ! Et merde, mon téléphone qui sonne…

Voici l’homme au cendrier de terre cuite couleur rasta représentant un petit guitariste reggae. Il est tellement content de sa trouvaille qu’il la montre à chacun. Je l’ai trouvé en bas de chez moi… Il vous attendait, répond la bibliothécaire… Il est beau non… Ils l’ont laissé pour vous… Je vous jure, je l’ai trouvé… Il y a parfois des cadeaux dans la vie… Il est beau non, insiste-t-il la main sur le coeur…

Voici l’homme au téléphone portable endommagé. Il colle précautionneusement une feuille transparente sur le boîtier, l’ajuste et la réajuste longuement, caresse le téléphone, prend un petit tournevis, vérifie l’ajustement, reprend, recolle, nettoie, porte à l’oreille. Il a des ongles noirs, un pantalon qui gongonne et des mains de travailleur comme on disait du temps des usines. Finalement, il froisse les feuilles transparentes inutilisées, essaie les touches, semble satisfait. Et s’en va…

Et voici encore l’homme aux pin-up qui fait défiler sur l’écran des photos de filles en bikini, des blondes surtout et dans des pauses assez lascives. Il les prend en photo en cadrant plutôt sur le visage et la poitrine, s’éloignant parfois de l’écran pour élargir le plan. Lorsqu’il clique avec la souris, la main est souvent sur le nombril, voire un peu plus bas. Comme une sorte de caresse par procuration. Il y a aussi des duos de bimbos, voire des trios. Et l’homme a un bracelet noir métallique assorti de longues pointes coniques et menaçantes. Que peut-il donc bien faire de toutes ces photos ? Est-ce un support de branlette, une collection de copines pour frimer, une galerie de portraits pour son salon de coiffure ? Non loin de là, une jeune fille, fourrure blanche de pacotille autour du cou, m’a repéré. Je m’éloigne derrière les étagères et me retrouve tout près de deux lycéennes photographiant des pages de livres, des plans de ville, des illustrations… Prends celui-là, on ne sait jamais dit l’une… Mais je comprends rien à ce graphique… Tant pis, prends-le quand même…

Et le duo de lycéens dissipés qui retiennent difficilement leur fou rire devant leur manuel « Réussite bac 2015 ». Rira bien qui rira le dernier. Et ça n’en finit pas de rire. Mains qui cachent le visage, grand corps qui se plie sur la table, tête qui se penche en arrière. Eclats incontrôlés. « Arrête, arrête ! Hi, hi ! Oh Putain ! » Des rires comme des respirations. Retour au livre et ça repart de plus belle. Se regardent pour recommencer. Refont le même geste de bras lancés vers l’avant. Se partagent deux oreillettes. Et cela se poursuit jusque dans les escaliers…

Et encore un couple. Une belle blonde, longue robe rouge, profil un peu dur et yeux bleus, assise à côté d’un élégant jeune homme noir en short bleu, barbe soignée, plutôt bien bâti. Devant eux, deux casques, l’un blanc face à lui, l’autre noir devant elle. Le coude de l’une est posé sur l’épaule de l’autre et leurs regards sont désirants. Je l’imagine en chanteuse de jazz, lui l’accompagnant au saxo. Elle sort un abricot, le croque goulûment tandis que j’aperçois de profil un décolleté bronzé qu’elle semble offrir comme une pomme… « Les lecteurs ne sont pas tous les mêmes » écrit Michel Mélot dans La sagesse du bibliothécaire, « certains lisent cachés, d’autres à découvert. Il faut, dans une bibliothèque, des grottes et des jardins ».

Ce nouvel épisode du Voyage en Alcazarie est tiré de l’ouvrage Scènes de vie en bibliothèque – Voyage en Alcazarie, paru aux éditions de l’Harmattan et disponible en librairie et sur le site des éditions.

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