À Marseille, la dernière station uvale de France résiste à tout sauf à l’hiver

Échappée
le 29 Oct 2022
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La dernière station uvale de France, guinguette à la mode dans les années 1960, se trouve à Marseille. Son gérant, qui a hérité d'une affaire de famille, aimerait la maintenir ouverte toute l'année. Il devra pourtant plier bagage ce lundi 31 octobre.

La station uvale du palais de justice est la dernière de France. Photo : Violette Artaud
La station uvale du palais de justice est la dernière de France. Photo : Violette Artaud

La station uvale du palais de justice est la dernière de France. Photo : Violette Artaud

Station uvale. Le terme ne dit probablement rien aux moins de 30 ans. Pourtant, jeunes et moins jeunes voient bien cette petite cahute verte, posée sur le parking en face du palais de justice de Marseille, lorsqu’ils traversent le cours Pierre Puget (6e). On vous y sert, dans un décor suranné, du jus de fruits frais, à consommer sur place, ou à emporter. “Une coupe de jus de raisin bien fraîche, comme d’habitude ?”, lance Yannis Amokreze, la trentaine, à une dame âgée qui s’approche du comptoir les yeux pétillants à l’idée de cette dégustation. Depuis le début de l’été, ce jeune entrepreneur a ressorti du garage où il était entreposé depuis deux ans ce kiosque rempli d’histoire.

Uval désigne tout ce qui se rapporte au raisin. Dans l’entre-deux guerres, on parlait de cure uvale, dont les bienfaits pour le corps étaient vantés. Réputées notamment pour leurs vertus antioxydantes, elles étaient même préconisées par l’État. Les stations dédiées à cet objectif, qui dépendaient du ministère de la Santé, ont ainsi fleuri après la Première guerre mondiale et jusque dans les années 1960. À cette période, on en trouvait des centaines en France, concentrées majoritairement dans le sud-est. Avant que, passées de mode, elles ne disparaissent une par une du territoire. Aujourd’hui, à Marseille, seule la cabane verte du cours Pierre-Puget résiste.

Madeleine de Proust fourrée au muscat

Lavoir, fouloir, pressoir, le liquide d’un rose trouble coule d’un petit robinet, avant d’être avalé en quelques minutes. “À la semaine prochaine !”, salue la vieille dame. “Et peut-être pas. Je suis censé fermer”, lui répond Yannis qui finit ce mois-ci sa première saison. Baigné dans un style Art-Déco, il a servi durant tout l’été le même jus de raisin que proposaient avant lui son oncle et sa tante, poussant jusqu’à travailler avec les mêmes fournisseurs locaux. “Eugène et Maryse ont géré l’affaire durant 37 ans. Avant eux, c’était la famille Blanc, qui l’a eue durant 16 ou 18 ans”. Une histoire familiale donc, qui remonte au siècle dernier.

Le goût de la boisson, lui, n’a pas bougé jurent les habitués. “C’est exactement le même je peux le certifier, garantit Dany, 60 ans, qui venait ici avec ses parents lorsqu’elle était encore une enfant. Un goût unique.” Dès la première gorgée, le visage se détend, le goût sucré, un brin fermenté s’installe sur les papilles et active des souvenirs lointains. “J’ai fait un détour spécialement pour venir ici. C’est ma madeleine de Proust”, renchérit Yves Gauthey, professeur d’histoire et écrivain posé de l’autre côté du comptoir. Une madeleine de Proust fourrée au muscat que les amateurs ne retrouveront pas avant l’année prochaine, si tout va bien.

Loi Pinel et mise en concurrence

“J’ai eu énormément de demandes des clients qui voulaient que je reste ouvert toute l’année. Pour moi, ça serait l’occasion d’en faire ma seule activité”, envisage pourtant le gérant qui avant ça, travaillait dans un garage automobile à l’Estaque. Sauf que ce lundi 31 octobre, s’achève l’autorisation d’occupation temporaire (AOT) dont dispose Yannis, comme l’a annoncé le magazine d’agriculture Regain. Et que ses discussions avec la mairie pour tenter de la prolonger n’ont pas été fructueuses. “Ils sont attachés comme moi à cette station, mais on ne peut pas prolonger pour des questions administratives”, développe le jeune homme qui s’est entretenu cette semaine avec les services municipaux.

Joint par Marsactu, l’élu aux emplacements Roland Cazzola détaille la teneur de ces échanges : “La loi Pinel, que l’on met en place progressivement, impose de lancer des appels à manifestation d’intérêt à chaque renouvellement d’AOT.” Sans les acronymes, cela signifie qu’avant de délivrer une nouvelle autorisation d’occupation sur ce site, la mairie de Marseille va devoir lancer une mise en concurrence. “Cela restera une station uvale, assure d’emblée l’adjoint au maire. Il y a quelque chose d’affectif pour les gens. Moi-même ça a bercé mon enfance quand je sortais du lycée Marie Curie.” Un appel qui ne pourra pas être lancé “avant le début de l’année 2023”, ajoute l’élu. Reste à savoir qui pour le gérer, et sur quelle période s’étalera l’exploitation. Cette année en tout cas, comme les précédentes, la station uvale sera démontée avant l’arrivée de l’hiver, pour laisser libre les trois places de parking qu’elle occupe l’été.

Le passé et le présent

Pour la suite, Yannis se veut optimiste, mais sait aussi que rien ne lui est dû. “Je suis en train de prévenir les clients, les fournisseurs que je vais devoir fermer. Le dernier que je vais appeler, c’est mon oncle, il va me mettre la fièvre”, réagit-il derrière le comptoir, entre humour et inquiétude. “Il a 83 ans et un fort caractère. Quand je vais lui dire que c’est une histoire de paperasse… Il va falloir trouver les mots.” Au temps d’Eugène, les autorisations d’occupation temporaire étaient quasiment toujours renouvelées, sans difficultés particulières. “On trouve même des autorisations d’occupation temporaire qui n’ont pas de date de fin ! C’est très paradoxal”, explique à son tour l’élu aux emplacements, qui tente désormais de mettre de l’ordre dans ces dossiers.

Quoi qu’il en soit, Yannis compte bien se tenir prêt quand l’appel à manifestation d’intérêt sera lancé. “Il faut conserver ce joyau”, lui lance la vieille dame à la coupe glacée. “Si vous avez un problème, dites-le-moi, j’en parlerai à mon asso”, lui propose même le professeur d’histoire, qui est également membre d’une association de défense du patrimoine. Le style Art-Déco de la cahute, la famille qui tient le lieu et le fait perdurer depuis toutes ses années ou le goût du fameux jus, finalement, où se situe le patrimoine dans cette affaire ?

“Pour moi, c’est le goût !”, n’hésite pas une seconde Dany en buvant sa dernière gorgée. Pour Yannis, forcément, c’est une histoire de famille, voire de personne : “Quand j’ai repris l’affaire, j’ai perdu pas mal de clients. Passer après Maryse, qui est un personnage, c’est pas facile !”. Se retrouver autour d’un comptoir pour boire du jus de fruit frais, parler avec des inconnus, de la pluie et du beau temps, raconter ses souvenirs. C’est dans cette parenthèse que se loge la plus grande valeur patrimoniale de la station uvale. Le téléphone reste dans la poche et on en oublie les voitures qui foncent à toute allure, de part et d’autre du cours. En face, le palais de justice trône, immuable. Comme un retour dans le passé, ou au moins, une pause dans le présent.

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Commentaires

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  1. Richard Mouren Richard Mouren

    Mes plus vieux souvenirs de cette station uvale datent de 1954/55 au cours Joseph-Thierry. Chaque automne, nous consommions ce jus très goûteux. Mes parents n’étaient pas du tout bonbons et boissons sucrées, mais ce jus, GROUILLANT de VITAMINES (panacée universelle de l’après-guerre), était largement consommé par la famille, bu à la coupe ou vendu en bouteille d’un litre (bouteille “trois étoiles” apportée vide). Il serait bien que cette “institution” perdure.

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    • Otox Otox

      A part celle de Puget, ou étaient les autres?
      Sur le cours J. Thierry, à quel niveau ?
      Merci

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    • Avicenne Avicenne

      Il y en avait une aussi sur la plaine avant le début des travaux, je ne sais si elle existe encore maintenant.

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  2. Olivier.h Olivier.h

    Bonjour,
    il me parait essentiel de voir perdurer la station uvale du palais de justice….à condition que le raisin utilisé soit frais- et “hexagonal”….donc il est normal que le patron plie bagages….jusqu’à l’année prochaine!
    D.H.

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    • AlabArque AlabArque

      Raisin ‘frais’ et ‘hexagonal’, certes – mais il me semble que la grappe de raisin ‘frais’ figure parmi les Treize Desserts de Noël : après récolte, les rafles trempées dans de la cire permettaient à nos aïeux de garder les grappes intactes bien au-delà de la saison des vendanges. Sans aller jusqu’aux ‘quatre saisons’, il serait sans doute possible, même en gardant des fournisseurs locaux, de prolonger LA saison jusqu’à fin décembre …

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  3. barbapapa barbapapa

    Quand on amenait un gamin boire une petite coupelle (la plus petite dose car le jus de raisin c’est ultra sucré), la patronne lui offrait souvent le bada !

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  4. Alceste. Alceste.

    Otox,sur le cours joseph Thierry en face la rue des héros pratiquement à la sortie du métro.

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  5. Alain M Alain M

    Bel article , apparemment sur un sujet marginal mais qui tape au cœur de préoccupations profondes et d’enjeux majeurs. Merci pour cela.

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  6. kukulkan kukulkan

    belle découverte trop envie d’aller y gouter !

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