Shit partout
Shit partout
Depuis des mois, Michel Samson se rend tous les jours au Palais. L’ancien correspondant du Monde, journaliste et écrivain, y enquête sur la justice au quotidien, sur ses réalités multiples et les images qu’elle renvoie. Cette semaine, il revient sur la question du cannabis dont la consommation et le trafic occupent une grande part du travail des tribunaux…
« Une maman de 45 ans, a tenté de glisser 41 grammes de cannabis dans le sac de linge de son fils. La résine était camouflée dans la doublure des vêtements. « Madame, non seulement vous savez qu’il y a des fouilles mais le shit ça se sent à 15 mètres à la ronde ! (…). Et en plus votre fils de 22 ans est incarcéré pour infraction en matière de stupéfiants ! », écrit David Coquille dans La Marseillaise. Il parle de l’audience du 6 mai 2016 à laquelle je n’ai pas pu assister. Même aux Baumettes on fume ! Cette affaire tellement ordinaire est de celles qui font croire que si, à Marseille on assiste à tellement de procès de stups, c’est parce que la ville est une capitale reconnue du trafic et de la délinquance. C’est faux : ces délits sont commis dans toute la France. « Un homme, surpris dans son garage avec plus de 150 kilos de cannabis, sans doute fraîchement livrés, et des armes de guerre, a été interpellé dans la nuit à Saint-Denis, au nord de Paris », écrit l’AFP du 9 mai. Et il y a même une « chambre des stups » à Bobigny.
700 000 consommateurs quotidiens
Ceci est le résultat de la loi votée le 31 décembre 1970, il y a 46 ans : l’interdiction de tous les stupéfiants. Une totale réussite : la France est devenue le plus gros consommateur européen de cannabis par habitant, 24 % des gamins de 3e en consomment, 700 000 Français en prennent tous les jours. En 2000, 60 000 personnes étaient condamnées pour usage, et en 2010, 120 000 l’ont été. Une belle progression, on le voit : le doublement du nombre de condamnations ne freine aucunement la consommation, ni le trafic ou les méfaits parfois sanglants produits par ce commerce illégal.
Dit simplement : cette loi ne sert à rien. Consommation et condamnations en hausse, santé et ordres publics dégradés alors que ce sont deux fonctions essentielles de l’État. Et la justice française, la fonction étatique la moins payée d’Europe occidentale, en est encombrée. Il faudrait peut-être réfléchir voire, horreur des mots, « dépénaliser, légaliser le cannabis » ; et inventer une façon intelligente de le faire en analysant comment cela se passe au Portugal, au Colorado [1] ou aux Pays Bas où cela est en marche de façons très différentes.
Réfléchir à une loi ordinaire
Or j’apprends que vient à Marseille le 6 mai Christian Ben Lakhdar, membre du Haut conseil de la santé publique, économiste, membre de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies. Ce spécialiste de la question est pour la dépénalisation et une législation contrôlée du cannabis en France [2]: il est rare de réfléchir sereinement, et publiquement de façon nuancée, à une loi tellement ordinaire. Ben Lakhdar est invité par le député socialiste Patrick Mennucci dans un café du cours Julien. Je décide d’y aller : puisque je vois tous les jours les effets pratiques de cette loi, autant aller écouter ceux qui essaient de la penser. 80 personnes sont venues ce lundi en fin d’après-midi à cette réunion non-électorale. Elles écoutent sagement l’argumentaire de l’économiste de Lille. Public d’autant plus attentif que des acteurs locaux et majeurs de santé publique sont là pour répondre ou expliquer des choses peu connues ou très mal racontées : des médecins, des intervenants sociaux ou des policiers, venus pour réfléchir ensemble. Questions compliquées, réponses précises sur chiffres et faits, riches et interrogatives sur les meilleures façons de faire.
Le surlendemain, mercredi 8, je reviens au TGI, 2e étage : le procureur me dit qu’il n’y a pas, cet après-midi, d’affaire de stups. La deuxième affaire relève de rébellion et de violence à agents de l’autorité publique. Le détenu s’est fait attraper par la BAC et a résisté alors qu’il venait… acheter du cannabis aux Micocouliers. Il a un œil au beurre noir, il y a eu échauffourée, les policiers sont partie civile, le président Castoldi tient à comprendre comment les choses se sont exactement passé. Une heure trois-quart pour cette instruction, avant que le tribunal ne se retire. Le TGI de Marseille baigne toujours dans le cannabis.
Sortant du Palais, je passe discrètement dans deux cités connues pour être des lieux de vente de cannabis : pendant que le tribunal condamne, le commerce a l’air de bien fonctionner, et la police a encore saisi lundi 60 kilos de cannabis à La Castellane.
Idées reçues
L’économiste avait terminé son intervention en reprenant quelques arguments qui lui sont souvent opposés. « La dépénalisation fait augmenter la consommation ». Réponse : non, dans tous les pays où a été votée la dépénalisation, on ne constate pas d’augmentation. « Elle est un mauvais signal à la jeunesse ». Réponse : quand un officier de gendarmerie vient expliquer les risques à l’école, ça augmente plutôt la défiance qu’autre chose. Et la prévention sur les drogues, comme sur l’alcool, reste utile dans tous les cas de figure. « La légalisation du cannabis va favoriser le marché de la cocaïne » : c’est déjà fait et ne dépend pas du tout de ça. « Des quartiers déshérités vivent de ce trafic, que vont-ils devenir ? ». Réponse très engagée, politique et morale : oui, c’est une bonne question, il faut se poser la question du devenir des cités pauvres avec le chômage qui y règne ; mais surtout, on ne peut pas se contenter de l’idée que la consommation et le trafic de drogues soient des réponses acceptables.
Puisque je suis passé pas loin de la Castellane ce mercredi, je peux rappeler deux choses à ceux qui croient que ce quartier y est voué “par définition”. D’abord qu’ils lisent les excellents articles de la série « Vivre à La Castellane » de Lisa Castelly. Ensuite qu’ils sachent que pour sa construction la cité de la Castellane a bénéficié du 1% patronal venu d’entreprises de la réparation navale. Ce secteur employait directement plus de 7000 ouvriers jusqu’aux années 1980. Il en reste 600 (sous-traitants compris) à Marseille : cela s’appelle un effondrement industriel. D’ailleurs, il y avait dans ces années-là trois cellules du PCF (cela signifie Parti communiste français…). Il y a désormais trois réseaux de vente de stupéfiants dans cette cité en pleine réhabilitation.
[1] Voir Complémente d’enquête de France 2 sur le Colorado, du 9 juin 2016
[2] Christian Ben Lakhdar, De l’intérêt de sortir le cannabis des réseaux criminels. Pour une régulation d’un marché légal du cannabis, Lormont, Le Bord de l’eau.
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