Une nuit électro avec les bénévoles de la prévention des drogues
Durant une nuit, nous avons suivi les bénévoles de Plus Belle La Nuit. Jusqu'à l'aube ils échangent avec les fêtards de tous âges, écoutent leurs témoignages et proposent leur conseils. Leur objectif : si consommation de drogues il y a, elle doit être pleinement informée et aussi sûre que possible.
A l'entrée de la salle de concert du cabaret aléatoire aux alentours de 3 heures du matin, on prend l'air.
Les spots rouge carmin balaient la petite foule de danseurs. Il est quatre heures du matin samedi 21 mai au Cabaret Aléatoire à la Friche Belle de mai, 200 à 300 personnes se laissent pleinement aller à l’ivresse éphémère de la musique électronique. Ce soir c’est un DJ house sud-africain, Black Coffee, qui fait vrombir l’air de la salle de concert. La fête a pris possession des lieux et pour quelques heures, les soucis sont éloignés.
À l’extérieur, les basses font aussi trembler les murs et on s’entend à peine. Le stand Plus belle la nuit (PBLN) est stratégiquement positionné devant les grilles, sur le passage des toilettes dans lesquelles traditionnellement, on gobe ou on sniffe dans une intimité toute relative. L’équipe de trois intervenants présente ce soir va et vient autour d’une table où sont disposés des “kits base” [kits permettant de fabriquer des pipes à crack, ndlr], des bouchons d’oreilles, des préservatifs, des prospectus d’information sur les drogues et une énorme bonbonne d’eau en libre service. Leur mission : proposer aux fêtards une information “objective et non jugeante” sur les risques liés à la fête. Cela concerne les usages de drogues “licites et illicites” et leurs prolongements (sécurité routière…), mais aussi la sexualité ou encore l’écoute de musique amplifiée. Ils sont là pour la nuit et ne partiront qu’avec les premiers rayons du soleil, quand la salle sera désertée et que chacun rentrera enfoncer sa tête dans l’oreiller.
Plus Belle La Nuit (PBLN) est un dispositif multi-partenarial de promotion de la santé en milieux festifs commerciaux à Marseille. La structure fédère les compétences du réseau marseillais en matière de réduction et de prévention des risques. L’association Bus 31/32 en assure la maîtrise d’oeuvre et d’ouvrage depuis 2013, lorsqu’en prévision de Marseille Provence Capitale de la Culture la mairie a lancé un appel. Elle reçoit donc ses subsides des pouvoirs publics, à hauteur de 113 000 euros de budget annuel en 2016. Elle fonctionne avec quelques salariés aux postes clés, deux volontaires en service civique aidés d’une quinzaine de bénévoles actifs et d'”opérateurs” provenant de diverses structures comme le Tipi ou Asud. Une nouvelle étape a été franchie lundi 16 mai, lorsque PBLN a signé à l’hôtel de ville la mise en place du label éponyme. Ce label sera délivrable aux professionnels de la nuit qui respecteront des normes de RDR, par exemple celle de distribuer de l’eau gratuitement.
Pour Claudia c’est une soirée particulièrement “calme“. En service civique à PBLN et coordinatrice de cette intervention, cette animatrice expérimentée explique que les consommateurs, ce soir, sont “discrets“. Sur l’ensemble de la nuit les bénévoles n’auront d’ailleurs pas à délivrer de premiers secours “par carences“, c’est-à-dire en l’attente des secouristes. Pas de perte de conscience, un léger bad dans les toilettes tout au plus…
Deux jeunes femmes d’une trentaine d’années sont pour l’instant penchées sur le stand. Elles examinent un kit “roule-ta-paille”, qui permet d’éviter que plusieurs usagers ne sniffent avec la même paille. Les affections transmissibles par le sang peuvent en effet être communiquées à d’autres personnes en passant dans les vaisseaux sanguins du nez, ce que peu de gens savent.
L’une des deux, Chloé, manipule les kits. Elle est étonnée d’avoir encore des choses à apprendre : “Pourtant je me considère comme une personne informée. Je me rends compte maintenant que je ne le suis pas tant que ça.” Le contact passe tout de suite dans une ambiance décontractée. La discussion s’engage facilement entre les animateurs et les deux fêtardes, d’abord autour du kit “roule-ta-paille”, avant de dériver très vite sur la prévention, ou sur le principe de réduction des risques et d’information “objective et non-jugeante“, le credo de PBLN.
“Didou“, bénévole pour qui c’est la première “inter” ce soir, explique que pour elle, “les gens qui ont une expérience de la drogue sont les mieux placés pour en parler.” Cette étudiante en BTS assistant de gestion de 22 ans a consommé des produits entre 18 et 21 ans, en teuf électro ou en free-party essentiellement. Elle se rappelle qu’à une époque la drogue a été une libération : “J’étais avec un mec corse, très fermé d’esprit. Quand j’ai rompu, les drogues m’ont permis de m’ouvrir à beaucoup de choses que je ne connaissais pas.” Puis elle a arrêté progressivement, elle n’avait tout simplement plus les mêmes envies. Comme plusieurs autres bénévoles, à PBLN on dit donc que Didou est “concernée” par les stupéfiants. Son expérience de la fête est un des éléments qui lui donnent sa légitimité pour conseiller les usagers afin de limiter la dangerosité des pratiques.
L’idée fondamentale de la réduction des risques est en effet d’avoir une approche pragmatique des psychotropes, en partant du postulat que la consommation de stupéfiants ne sera jamais éradiquée. Il s’agit donc d’en diminuer au maximum les effets néfastes, sans considérer le jugement moral sur la consommation de drogues. Le conseil de base : boire de l’eau régulièrement, car la plupart des drogues déshydratent, d’où la présence d’une bonbonne d’eau gratuite sur le stand. Née dans les années 90 pour faire face à l’épidémie de VIH la réduction des risques est longtemps restée cantonnée au réseau militant, avant qu’en 2004 la loi relative aux politiques de santé publique l’intègre officiellement dans la stratégie de santé publique de l’État.
Une affaire de rédemption
Chloé, très volubile, est emballée par cette vision des choses et elle ne s’en cache pas : “C’est super important ce que vous faites. Parce qu’avec les parents la drogue c’est un tabou, c’est un simple refus en bloc et c’est tout. Et à l’école aussi.” Elle décrit à la fin de son adolescence un basculement dans sa vision des stupéfiants, d’un refus total vers une ouverture inversement proportionnelle, très soudaine, et non encadrée. Elle évoque des discussions finalement très “superficielles” avec ses parents à l’adolescence, et pas seulement autour des drogues mais aussi autour de la sexualité. Car pour elle, “tout est lié“. Chloé raconte comment, lorsqu’elle avait seize ans et qu’elle était en couple depuis deux ans, elle a “galéré” pour aborder le sujet avec sa mère, alors que son frère, de deux ans son cadet, avait reçu des préservatifs de son père sans avoir besoin de les demander. D’où vient ce décalage ? “On ne peut pas leur en vouloir, ils ne pensent pas mal faire, mais c’est dommage.”
Visiblement autour de la table on est sur la même longueur d’onde. Les animateurs hochent la tête et même renchérissent, comme “Didou” : “C’est vrai que quand ils étaient jeunes, ils ont vécu les choses différemment, nos parents.” Jérémy, lui aussi bénévole de PBLN conclut en plaisantant : “Je pense qu’on devrait distribuer des capotes dès la naissance.”
Jérémy est en troisième année de formation d’éducateur spécialisé, et prépare son mémoire sur l’éducation en milieux festifs. Il fait part d’une impression de carence en la matière : “En fait, le monde de la nuit n’est pas considéré comme ayant besoin d’éducateurs.” En première année il s’était d’abord intéressé à la petite enfance, puis un échange à Montréal en deuxième année l’a sensibilisé aux questions d’immigration. Il devait se centrer sur la prostitution en troisième année mais à la place, il a choisi l’addictologie : “Ma connaissance a évolué entre-temps : j’avais des a priori, je ne voyais pas l’addiction comme une maladie. Si tu te droguais, il suffisait d’arrêter, pour moi c’était une question de volonté.” Il défend depuis une approche plus “humaine” de l’addiction, mais ne croit pas au désintéressement total dans cette démarche : “On ne fait jamais les choses entièrement pour les autres. En fait c’est simplement qu’être altruiste, ça fait du bien à soi-même aussi.” Il va même plus loin en parlant d’un processus de “rédemption” : “Dans un premier temps tu te répares, et ensuite tu commences à avoir envie de rendre aux autres ce qui t’a fait avancer.”
Chacun a son expérience singulière, presque intime avec l’addiction, à différents niveaux. D’ailleurs c’est une des premières réalités qui rendent la RDR parfois hasardeuse : les stupéfiants n’ont pas exactement le même effet sur chaque personne et leur consommation a toujours une part imprévisible. L’addiction n’est pas seulement le besoin physique, l’accoutumance des cellules à un produit toxique, elle est aussi attachée à une signification symbolique, comme par exemple celle de la pause-cigarette pour les fumeurs.
“Le but c’est de trouver la perméabilité”
Etienne Zurbach, coordinateur du TREND sur la région de Marseille, décrit deux types de milieux autour de la musique techno/électro : le milieu festif commercial (Docks des suds, discothèques, etc) et l’alternatif (free-parties, etc). Dans les deux cas, la MDMA/ecstasy est en tête du “hit parade”, devant la cocaïne, les amphétamines ou les hallucinogènes types LSD. Après une période de pénurie dans les années 2000, la MDMA/ecstasy a refait surface autour de 2010 avec des cachets plus gros, des doses plus fortes. Dans un contexte de découverte des psychotropes de plus en plus jeune, cela augmente les risques de surdosage et les “surchauffe” qui peuvent s’en suivre. Globalement, bien que cela soit difficile à mesurer avec précision, les acteurs de la prévention ont observé une intensification de la consommation en soirées électro ces dernières années. Le dispositif TREND (Tendances Récentes Et Nouvelles Drogues) est présent dans 7 villes de France. Sous la direction de l’OFDT (Office Français des Drogues et des Toxicomanies) il produit chaque année en septembre un rapport attentif à l’évolution des types de drogues présentes sur le marché, à leur mode de consommation et aux publics consommateurs.
C’est ce qu’a compris David (le prénom a été changé), qui en fait part aux intervenants de PBLN plus tôt dans la soirée, alors que la salle est relativement vide et que l’on peut encore s’entendre parler : “à partir d’un moment les soirées ça devient une excuse pour consommer. C’est l’association au contexte : soirée électro = MDMA, tout comme un verre en terrasse avec des potes équivaut à la cigarette. En continuant comme ça j’aurais l’impression de perdre mon libre arbitre, de me couper de la réalité. C’est mon travail qui m’y a fait réfléchir aussi.” Car outre son duo de musique électro avec Aurélien, présent à ses côtés, qui les a amené tous les deux ce soir pour jouer en première partie du concert, David se consacre actuellement à son stage de fin d’études en neurosciences cellulaires. Et son laboratoire travaille justement sur un produit qui pourrait réduire la consommation et l’addiction à la cocaïne. Il est donc concerné à plusieurs titres par les risques liés à la fête, professionnellement mais aussi personnellement puisqu’il baigne dans le milieu électro. Il a d’ailleurs pris de la MDMA à plusieurs reprises en soirée mais a arrêté dernièrement, après une prise de distance sur ses pratiques.
Aurélien, affable, l’interrompt pour le charrier : “Lui c’est surtout sa copine qui l’a fait arrêter, elle lui a dit “chéri, passe l’aspirateur !”” et David d’ajouter en riant : “Et depuis je suis addict à l’aspirateur !” Aurélien reprend plus sérieusement : “Le problème c’est que, soit tu prends conscience avant d’être embarqué, soit il est déjà trop tard. On a vu pas mal de nos potes qui s’enfonçaient dans la MDMA.” Lui en a usé pendant une période très régulièrement, presque chaque weekend, il en a tiré une expérience contrastée : “c’est comme un superpouvoir. Mais une fois que tu as connu la surpuissance tu n’as plus de limites. Alors que l’alcool te rend moins apte à communiquer, la MD c’est l’inverse. Et t’as l’impression de voler.” Pourtant, a posteriori et malgré les risques qu’il a pris, il le voit clairement comme une expérience positive et utile, qui lui a permit d’apprendre à mieux se connaître, en dépassant des “blocages” : “Après, le problème c’est que ces barrières tu les franchis avec la drogue. Ça t’apprend que c’est possible, mais ensuite il faut apprendre à le faire sans, c’est ce qui est moins évident. Parce que sinon, les choses redeviennent à nouveau statiques. Le but c’est de trouver la perméabilité.” Une parole d’expérience pour ce jeune sage de 25 ans, qui pourrait avoir sa place dans un meeting new-age sur la spiritualité. D’ailleurs, à ce moment-là, Aurélien, fier de sa tirade, bondit sur place et s’auto-applaudit.
Débutants et vieux briscards
La moyenne d’âge est plutôt élevée ce soir. Cela n’empêche pas un groupe de quatre jeunes de se frayer un chemin en début de soirée à travers les trentenaires pour échanger quelques mots, il est vrai plutôt timides, avec les intervenant de PBLN. Than-Hora, Michel, Pascal et Marie (les prénoms ont été changés) ont entre 18 et 19 ans. L’un d’entre eux est encore au lycée, un autre “en train de foirer son année d’IUT“. À l’exception de Marie qui trébuche sur ses talons hauts dans une robe noire moulante, les vestes de jogging et baskets dénotent un peu avec les tenues plutôt chic et les décolletés plongeants qui les entourent.
Ils viennent de découvrir PBLN et sont eux aussi plutôt séduits par cette initiative, à l’instar de Than-Hora : “C’est un bon concept, ils sont pas relous. C’est pas comme ces mecs de cinquante ans qui viennent te prendre de haut en t’expliquant la vie.” Malgré leur âge ils ont déjà largement côtoyé les psychotropes. L’alcool et le cannabis en particulier. Marie raconte avoir cessé d’en fumer après avoir “fait un bad” en soirée : “Mes amis étaient en train de s’amuser et moi j’étais toute seule dans mon coin, en train d’angoisser et de ressasser des mauvais souvenirs.” Pour ces jeunes, les drogues sont visiblement un vrai sujet de discussion : “On en parle entre nous, beaucoup. Mais forcément, on raconte plus les bonnes expériences, personne n’a envie de parler des mauvais moments. Et pour le reste, c’est un peu : “chacun fait ce qu’il veut”.”
“Joints, champis, extas, coke…”
Michel raconte avoir fumé très régulièrement durant son année de seconde jusqu’à développer une addiction, qu’il est parvenu à résorber sous la pression de ses parents. Cela ne s’est pas fait sans une confrontation lorsqu’il falsifiait les tests sanguins, mais il est heureux de s’en être débarrassé aujourd’hui : “On a l’impression que c’est anodin mais ça l’est pas du tout, en fait. Moi qui avais commencé doucement, avec mon frère, je me suis laissé prendre et c’était devenu un besoin. Si je ne fumais pas un joint le matin ça n’allait pas.”
Pascal, qui ne semble pas tout à fait partager son point de vue, lui rétorque : ” Ça dépend des gens, les joints c’est pas comme les prods, on peut en fumer dans la réalité [sic], ça se voit pas. Je suis premier de ma classe et je fume trois joints par jour.” Interrogé sur les produits qu’il a déjà consommé, il semble hésiter à en parler devant ses amis puis finit par se lancer : “Joints, champis, extas, coke…” Il assure rester un occasionnel des drogues “dures“, bien qu’il ait déjà fait le tour d’un large panel. Il ne manifeste en tout cas aucune intention de ne pas renouveler l’expérience. Ses trois amis, surpris par une facette qu’ils ignoraient visiblement, prennent le parti d’en rire -“T’es un vrai drogué ma parole !” – ce qui arrache une grimace fugace à Pascal.
“J’ai 36 ans, je gère”
Après avoir tourné vaguement autour du stand et saisit brièvement un prospectus, un homme dans la trentaine, visiblement éméché, s’éloigne en faisant la moue. Jean, qui est venu de Montpellier pour le week-end, assure ne pas se faire d’illusions : “Franchement, ça sert à rien ce qu’ils font, les gens sont trop cons. Les jeunes de nos jours savent plus prendre leurs responsabilités. Moi, j’ai 36 ans, à un moment ou à un autre, je gère. Par exemple, là j’ai bu, je reprends la bagnole après. Bon, j’ai deux kilomètres à faire et je ramène mes potes. Je leur ai dit, si jamais je me sens pas capable je prends pas le volant.” Il ne précise pas quelle autre option est envisagée dans ce cas de figure.
Quant à sa consommation de stupéfiants, pour ce vétéran qui assure pourtant avoir un peu tout pris, ça reste aléatoire : “C’est au petit bonheur la chance, je sais qu’il y a des risques mais j’ai bien l’intention de profiter de la vie.” Il reprend au sujet de PBLN : “Et puis pour ce qu’ils font, on n’est pas au meilleur endroit. Ici, tu vois tout de suite : les drogues sont de bonne qualité. A 18 balles l’entrée, ça sélectionne. Tu ajoutes une bouteille d’alcool, un peu de coke et un ou deux paras [des cristaux de MDMA dans un papier, à avaler dans un verre, ndlr], tu montes tout de suite à cinquante euros la nuit. Tout le monde peut pas se le permettre.”
Consommation “chaotique”
En entendant cela, Claudia fait la moue. Selon son expérience l’équation est beaucoup moins simple que ça. Le prix élevé d’une soirée n’implique “pas forcément une meilleure qualité des substances consommées“, ni moins d’incidents. Une came de trop bonne qualité, avec un dosage trop fort, peut être vecteur de surdoses. Par ailleurs, la majorité des problèmes rencontrés provient surtout de l’inexpérience des très jeunes usagers, qui ont une consommation “chaotique” et n’hésitent pas à mélanger les substances. Et là, effectivement, ce n’est pas le cas ce soir.
Les bénévoles ont beaucoup parlé, Claudia a le sentiment d’avoir fait le tour de la petite foule pour cette nuit, et envisage de plier bagages un peu avant la fin. Elle rentre alors dans la salle de concert, pour la première fois de la soirée. Les baffles crachent toujours des basses assourdissantes. Au fond de la piste de danse, deux jeunes dansent dos à dos, un large sourire aux lèvres.
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