Massilia amorosa VI : Les yeux verts

Chronique
le 3 Juil 2021
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Pour sa nouvelle chronique, Michéa Jacobi délaisse les aiguilles du temps pour trotter dans les différents quartiers de la ville avec Massilia amorosa. L'amour sera son moteur : au fil des prochains mois, il racontera 16 histoires d'amour, une par arrondissement. Ce sixième épisode nous emmène sur les marchés de la Plaine et du Prado.

(Illustration Michéa Jacobi)
(Illustration Michéa Jacobi)

(Illustration Michéa Jacobi)

La poissonnerie Crambade (à l’enseigne d’une sardine souriante et coiffée d’un bachi à pompon) avait son siège à Notre-dame-du-Mont. La boutique n’était en fait ouverte que deux matins par semaine. Les autres jours, la vente se faisait sur les marchés. C’était tantôt sur La Plaine, près du kiosque à sandwiches Le Dirigeable, tantôt sur le marché du Prado, non loin de la fontaine Castellane et de ses opulentes allégories. Ces matins-là, le père Crambade s’en allait au milieu de la nuit chercher son rutilant camion étal (lui-même orné de la matelote sardine) aux garages Vauban, non loin de la Bonne Mère. Ça faisait une bonne trotte, mais Crambade ne se plaignait pas : “Notre-Dame-de-la-Garde, c’est aussi dans le sixième”, avait-il l’habitude de dire. Et il partait faire son stock à la criée de Saumaty, avant de revenir chercher son équipe : son épouse et sa fille Xavière, pour aller ouvrir son banc à la place désignée.

Xavière était extrêmement belle. Elle aimait le poisson, elle aimait son métier, mais elle ne participait jamais aux opérations d’écaillage, d’étripage ou d’extraction des becs de poulpes : c’eût été manquer de respect à son paternel, maître incontesté de ces cérémonies. Elle se contentait de soulever la marchandise de sa glace avec une belle décision, de la présenter au client avec une égale élégance et de l’emballer avec une grâce non moins remarquable. Et la pureté de ses gestes achevait de faire la conquête des chalands que sa beauté n’avait pas encore séduits. Les mecs, les vieux, les jeunes, les beaux, les laids, les marrants et les pas marrants, la dévoraient des yeux. Elle supportait ça avec flegme : ça la changeait après tout des yeux morts des merlans, capelans et autres maquereaux. C’était d’ailleurs une femme aux désirs épisodiques et modérés, qui s’entendait très bien sur ce plan avec son mari, un agent de police (“Elle est dans le poisson, je suis dans la volaille”, aimait-il répéter) qui était loin d’être en la chose un foudre de guerre.

Les ichtyophages dévoraient donc des yeux la belle poissonnière qui restait la plupart du temps indifférente. À peine remarquait-elle quelquefois un regard pas trop appuyé, pas trop sale, surtout si c’était des yeux verts qui le lui adressaient.

Vint le temps du coronavirus. Le cœur de Xavière se mit alors à s’agiter d’une façon nouvelle…

Vint le temps du coronavirus. On imposa le port de masques, il n’y eut plus que des yeux, plus que des regards de part et d’autre du comptoir encombré de gallines, de vieilles et d’araignées. Plus que cette impalpable communication par-dessus l’hygiénique barrière de glace pilée sur laquelle reposait le poisson. Le cœur de Xavière se mit alors à s’agiter d’une façon nouvelle. Un simple battement de paupière la touchait, des pupilles cherchant les siennes lui donnaient le frisson, une œillade faisait trembler ses lèvres. Le soir, dans son lit, tandis que les forces de l’ordre ronflaient consciencieusement, elle revoyait tous les regards du marché et leur défilé ininterrompu l’empêchait longtemps de trouver le sommeil. Et le lendemain, tandis qu’elle fournissait leur pitance aux amateurs de fritures et de court-bouillon, la fascination recommençait.

Elle s’en voulait.

Sauf lorsque c’était les yeux vert d’eau de ce client si délicat, si curieux, si incompréhensible.

C’était un homme frêle, au profil aiguisé, à la démarche fuyante. Xavière avait souvent l’impression, lorsqu’elle le voyait s’éloigner, ses emplettes sous le bras, qu’il n’était pas vraiment dans son élément. Il était, des semaines durant, d’une fidélité sans faille. Et il s’entêtait, durant ces épisodes de passion, à toujours faire l’acquisition des mêmes espèces. C’était tantôt le menu fretin, anchois et sardines, qui avait sa préférence (et il fallait alors que Xavière choisisse les pièces presque une à une), tantôt les grosses prises : Saint Pierre, baudroies, denti, qu’importe le prix pourvu que la bête n’ait aucun défaut, aucune blessure. On ne le voyait plus d’un mois ou deux, puis il revenait, soudain passionné par les rascasses, les dorades, les grondins : “Pouvez-vous, mademoiselle, me déployer les ailes de celui-là ?”

Un matin de février, tandis qu’il faisait l’acquisition d’un turbot, Xavière vit soudain le vert de ses yeux se diluer, sa main trembler en saisissant la marchandise, ses jambes flageoler. Le père Crambade perçut aussi le malaise de l’acheteur et demanda aussitôt à sa fille de lui porter secours.

Xavière, le Monsieur ne se sent pas bien. Va voir ce que tu peux faire pour lui.

À cause du vert des yeux, naturellement.

La belle sortit aussitôt du camion pour s’occuper de l’homme défaillant. Et lui se laissa faire, il y a des soutiens qu’on ne peut refuser. Ils s’en allèrent donc, bras dessus, bras dessous, vers le domicile de l’inconnu, lui pas si mal et elle au bord de l’être, à cause du vert des yeux, naturellement.

C’est à peu de distance du marché, un grand atelier vitré, une sorte d’aquarium géant et surchauffé. Partout des poissons de céramique dont les émaux, tantôt avec vigueur, tantôt avec délicatesse, essaient de retrouver la splendeur des vivantes espèces acquises chez les Crambade, dans les mois précédents. Puis des moules de plâtre à l’allure de fossile, des flacons mystérieux, des pinceaux, des poinçons, des burins. Au milieu, une sorte de tour de brique percé d’hermétiques hublots.

C’est mon four dit l’homme tout ragaillardi de se retrouver chez lui. Je l’ai conçu pour pouvoir surveiller les cuissons. C’est si capricieux les émaux, c’est si surprenant. Je les fabrique moi-même : je dose et redose, je pèse, je mélange. Je me plante, je recommence. Je suis le Bernard Palissy de la Plaine, ajoute-t-il en se marrant.

Ils se sont assis sur le canapé, non loin du four. Le canapé des nuits d’inquiétude et de surveillance.

Ils retirent leurs masques.

Xavière ne reviendra pas au marché ce soir. Le poisson de ce jour ne sera jamais moulé.

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

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