Dans la Criée occupée, des jeunes précaires jouent l’extension du domaine de la lutte
Depuis bientôt deux mois, étudiants et jeunes précaires occupent le théâtre national de la Criée à Marseille. Nombre d’entre eux se mobilisent pour la première fois de leur vie. En coulisses, ils font leurs premières armes en devenant acteurs de la lutte pour l’accès à la culture.
Tous les mercredis sur le parvis de la Criée, occupants et passants sont invités à faire partager leur talent artistique, même le plus petit
Ce 6 mai 2021, le parvis du théâtre national de Marseille est vide. Le Mistral s’engouffre dans la banderole rouge qui barre la façade du théâtre de la Criée, en lettres capitales : “OCCUPONS”. Soudain les portes s’ouvrent et la musique jaillit comme un cri, en même temps qu’une flopée de jeunes occupants-danseurs, les bras levés et le sourire aux lèvres.
Ils sautent sur le beat et les montées, flottent sur ce remix qu’ils ont composé, et dans lequel les mots de Roselyne Bachelot se mettent à danser : “Les occupations sont dangereuses. Dangereuses, et inutiles”.
Emotions en lutte
Ils s’appellent Pablo, Léa, Jade ou Bastien, ils ont entre 20 et 25 ans et depuis le 15 mars ils sont une bonne quinzaine à occuper le théâtre de la Criée, de jour comme de nuit. Certains sont étudiants, d’autres demandeurs d’emploi, dans le secteur culturel mais pas que. Depuis des semaines, ils apprennent la vie en collectivité, les joutes verbales, l’envie de tout abandonner, le devoir de responsabiliser les nouveaux arrivés. Au quotidien, ils découvrent l’ascenseur émotionnel de la lutte.
Sur le parvis, beaucoup n’osent pas encore se lever et prendre le micro. Mélisse, cheveux rouges relevés en chignon, pantalon pattes d’eph et yeux clairs, se décide à esquisser des pas de charleston, avant de lire quelques mots. “Ébloui. Flottante. Amoureux. Contradictoire. Lessivé. Effervescente. Chaud patate. Fébrile. Ensoleillée. Fatigué. Heureux.” Elle a demandé aux occupants de résumer leur ressenti en un mot et a soigneusement noté sa collecte dans son carnet.
En ce début d’après-midi, les occupants ouvrent la “boîte à cris”, dans laquelle ils déposent chaque semaine des petits mots exprimant leurs états d’âme. “Je veux ce lendemain qui n’est pas une promesse mais déjà un oubli”, “vous n’êtes pas seuls, votre imagination vous attend”. Et l’incontournable “ACAB”. Trois camarades crient ces mots devant les autres, sur le parvis.
Tout n’est pas toujours facile dans la Criée occupée, et des soupirs se glissent parfois entre deux conversations : “Untel devrait s’investir moins”, “tel autre drague un peu trop”…
“C’est tout un art, le militantisme”
“Au fait, ça vous dirait un atelier tatouage à la Criée dimanche ?”, lance Gaspard sous le soleil du parvis. Le temps d’une cigarette, l’étudiant à l’ERACM (École régionale d’acteurs de Cannes et Marseille), yeux bleu vif et fine moustache blonde, se remémore son apprentissage de l’occupation. “Les premières semaines ont été dures, on faisait des AG pour choisir un mot sur une pancarte !”, glisse le jeune homme, qui joue aujourd’hui le rôle de formateur pour accueillir les nouveaux venus. “J’ai appris le langage de la lutte des classes, c’est quelque chose que je n’avais jamais éprouvé avant. C’est tout un jargon et un art, le militantisme. On doit laisser notre portable avant les réunions, j’ai l’impression d’être dans un film d’espionnage. Et j’ai envie de voir la suite !”, savoure le comédien.
Diplômé d’une grande école de théâtre, il estime avoir un rôle à jouer dans la lutte contre la précarité dans la culture. “On est jeunes, donc l’inquiétude pour le futur est particulièrement forte, même si je fais partie des privilégiés. En tant qu’ “élite”, c’est aussi notre rôle de déconstruire cette culture de classe. Qui sait, on sera peut-être les futurs directeurs de théâtre ?”
Une nouvelle culture politique
Le hall de la Criée est occupé depuis le 15 mars 2021, à l’origine pour demander la réouverture des lieux culturels. C’est le 1er mai, de retour de manif, que les occupants poussent les portes de la grande salle du théâtre, avec pour mot d’ordre le blocage de toute réouverture sans droits sociaux, et l’abandon de la réforme de l’assurance-chômage. Les matelas et sacs de couchage s’invitent depuis sur le grand plateau, face aux rangées rouges de sièges vides. Cette nouvelle occupation oblige la direction à annuler les représentations prévues en mai. Les occupants étaient d’accord pour libérer le plateau mais les comédiens pas chauds pour répéter devant un public.
La rumeur d’une expulsion court dès le lendemain de la première soirée d’occupation. Pour tous ceux restés sur place, impossible de trouver le sommeil : ce sera nuit blanche et barricades. Finalement, la police ne viendra pas, l’heure est à la négociation avec la directrice du théâtre, Macha Makeïeff. Debout en bas des gradins, elle dit vouloir participer avec eux “au nouveau monde qui s’invente”. Venus en appui depuis le théâtre occupé du Merlan, les militants ne croient pas à son soutien : “Ce théâtre n’appartient pas à la direction. On a besoin de cet espace et envie d’autre chose”.
Féminisme, accueil de réfugiés, lutte contre les discriminations, précarité… Le champ des revendications dépasse largement le secteur culturel. “Ça donne de nouveaux espoirs que de voir cette autre forme d’expression plus directement politique”, se réjouit Mellora. À 36 ans, cheveux noirs rasés à l’arrière du crâne et peau mate, elle milite aussi au théâtre occupé du Merlan. Pour elle qui a déjà vu d’autres occupations, la Criée se distingue par une réflexion générationnelle sur un changement de système. “On est davantage dans le débat et la spontanéité que dans l’habitude d’une lutte héritée, plus proche des syndicats. Et c’est complémentaire, on se soutient mutuellement“.
“Ces deux mondes se comprennent de plus en plus”, confirme Kevin Vacher, militant marseillais et doctorant en sociologie à Paris-VIII. Pour lui, on assiste partout en France à l’émergence d’une nouveau cycle de mobilisation plus globale. “Peut-être un pas vers une nouvelle culture politique commune”.
Plusieurs heures plus tard, le verdict tombe : la directrice s’engage à ne pas appeler la police, et à organiser des ateliers sur l’élitisme culturel. Pour les jeunes occupants, l’heure est donc venue de trinquer à la santé d’une occupation qu’ils peuvent enfin imaginer pérenne.
“Ce n’est pas une petite lubie de quelques mois”
Dans le grand hall, les huit semaines d’occupation ont peu à peu recouvert murs et poteaux de banderoles et d’affiches colorées. “Ouvertures essentielles”, “infos du mois”, “pas de réouverture sans droits sociaux”, “charte de l’occupation”, “objets trouvés”, “liste des allergies”… La billetterie est fermée, éclipsée par un caddie rempli de matériel, un coin pharmacie, des bacs de recyclage, et des banderoles en cours de fabrication. Au fond de la salle, une jeune femme chante en s’accompagnant à la guitare. Tout près du comptoir, une petite dizaine d’occupants se reposent, lisent et rêvassent, l’estomac dans les talons.
Ce jour-là, c’est riz-poulet-sauce tomate, et c’est Colin qui est sur le pont. Air rieur et yeux en amande, le jeune homme brun de 20 ans couve ses marmites d’un œil attentif. Il se souvient des premiers jours du mouvement, et file la métaphore culinaire. “La lutte a commencé de façon instinctive. Comme une mayonnaise, dans laquelle on ajoute des gens jusqu’à former une émulsion. Personne n’avait fait ça avant !”
Colin apprend la régie technique en autodidacte, et pour lui comme beaucoup de ses camarades, l’occupation est un premier pas important vers l’engagement : “Ce n’est pas une petite lubie de quelques mois, contrairement à ce que disent certains. C’est une expérience qui me marque au plus profond, dans le rapport au monde et aux autres. On a des conversations intenses, qui divisent. Et ce n’est pas facile d’être très nombreux dans une assemblée générale et de ne pas s’entre-déchirer. Ça s’apprend”.
Assis à la table voisine, d’autres jeunes occupants acquiescent. Pour certains, le 1er mai était leur première manif et la Criée leur première occupation. Ils se rencontrent et confrontent leurs visions du monde. La tablée discute culture de classe, esprits japonais, anarchisme et destruction des forêts primaires. “Passe-moi un petit verre, Colin”, lance l’un d’eux. “Un petit verre, ce serait pas « discriminatoire » ?”, rigole le cuisinier.
À l’entrée du hall, les premières pages du livre d’or ont été arrachées. Les occupants en écrivent déjà de nouvelles. Ils s’y inventent, s’y confient, rêvent et laissent une trace que chacun espère indélébile.
Commentaires
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Depuis un an, les jeunes gens sont enfermés, pas de relations sociales, de la visio ad nauseam, et pour de jeunes acteurs pas de répétitions. Les bistrots restent fermés, les rassemblements extérieurs sont limités à 6 personnes, quoi de plus excitant de d’occuper un théâtre, vivre en collectif, refaire le monde, sortir des questions de politique culturelle pour embrasser toutes les causes. Mais les théâtres vont rouvrir dans 10 jours, comment imaginer qu’ils soient bloqués, et d’ailleurs pourquoi, pourquoi les artistes présentés ou le public qui a soif de spectacles seraient punis par un mouvement qui demande le contraire. Sans oublier quelques roués qui aimeraient obliger les théâtres à être évacués par la police, ce qui leur permettrait de prouver qu’ils avaient bien raison. Il est urgent de reprendre le chemin des musées, des cinémas, des concerts, des salles, sinon Netflix et Telegram auront pris toute la place et les responsables politiques se diront que finalement le financement public de la culture n’est plus nécessaire.
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Tout ça rappelle mai 68, mais la société a beaucoup changé depuis, plus individualiste et cloisonnée malgré les connexions des réseaux sociaux. Pas sûr que la convergence des luttes que certains souhaitent puisse se faire dans ces conditions, avec la précarité croissante et le souci essentiel, pour beaucoup de personnes, de simplement survivre.
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“Pourquoi les théâtres et d’autres lieux culturels pourraient être occupés après le 19 mai” ? Parce qu’aucune des revendications portées la par centaine de lieux occupés n’a débouché jusqu’à présent. Il ne s’agit pas de rouvrir à n’importe quel prix. Sans parler de la réforme de l’assurance chômage qui va précariser plus d’un million de personnes.
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Le fatras habituel de logorrhée gauchiste de gens biberonnés aux subventions et à l’argent public.
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Le fatras habituel de logorrhée conservatrice de gens qui n’ont pas besoin d’une école et d’une santé gratuite pour tous.
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L’école est gratuite et la santé également, ou à peu près. Ce sont des services publics, pas comme la société du divertissement.
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