Face à la crise, les travailleuses du sexe marseillaises plus fragiles que jamais
La crise sanitaire et économique met en graves difficultés les travailleuses du sexe. À Marseille, comme ailleurs, elles sont obligées de s’exposer aux risques encourus et d'enfreindre les règles des confinements ou aujourd'hui du couvre-feu. Déjà précarisées, certaines se tournent vers les associations spécialisées.
Des jeunes femmes probablement venues de pays de l'Est se prostituent sur le boulevard Sakakini (Archives - Photo : Patrick Gherdoussi)
Mardi soir, autour de 23 heures, en pleine période de reconfinement. Sur la rocade du Jarret, pas un chat. Même constat dans le quartier de La Capelette, ou encore sur le boulevard Plombière, dans le 3e arrondissement. Là où en temps normal des dizaines de jambes dénudées arpentent la chaussée espérant qu’une voiture ralentisse, les rues sont totalement désertes. Derrière le stade Vallier, toutefois, elles sont deux, droites et immobiles. Elles n’ont pas de temps à perdre avec des questions gratuites. “On faisait dix clients par nuit, maintenant à peine deux ou trois”, explique l’une d’entre elles. C’est “la galère, on n’en peut plus”, ajoute sa collègue, la vingtaine, à l’accent de l’Est prononcé. Ce seront les seuls mots décrochés.
Un peu plus loin, au niveau du square Sidi Brahim, trois latino-américaines se partagent le trottoir. Cheveux longs et noirs, yeux en amandes, elles peinent à sourire tant elles se gèlent en attendant “un miracle”. Elles contreviennent aux règles du confinement en plus d’être en situation irrégulière sur le territoire français. Sans surprise, ici, les proxénètes font la loi. Une jeune Colombienne indique une grosse voiture noire au loin : “Allí” (“Là.”) Ils guettent un éventuel “contrôle de la policía “. Alors qu’elles avaient pris l’habitude de venir tous les soirs de la semaine, elles ne se rendent plus que “deux ou trois heures par semaine” face à la baisse drastique des clients. “On a faim”, glisse-t-elle.
“Elles sont obligées de continuer leur activité”
Du côté de l’association d’utilité publique AIDES, qui lutte contre le VIH et les hépatites virales et effectue des maraudes de dépistage, ce sont les mêmes observations. “On ne croise plus personne depuis des semaines”, explique Grégoire Eiberlé, animateur d’action à AIDES. “On se pose même la question d’arrêter.” Il justifie leur absence : “S’il n’y a pas de client, à quoi bon être dehors ?”
Médiatrice santé à Médecins du monde Marseille, Grace Inegdeze a créé l’association The Truth, qui vient en aide aux migrantes nigérianes enrôlées dans des réseaux de proxénétisme. “Je ne les vois plus, elles n’appellent pas, elles refusent mes appels, je ne sais pas où elles sont. Elles ont commencé à se cacher au moment de la loi de pénalisation des clients -en 2016-, mais depuis mars, elles ont disparu. Médecins du monde est en train d’enquêter pour savoir si elles sont sur des sites internet”, témoigne-t-elle. Les femmes qu’elle suit d’ordinaire n’ont que peu de choix. “Je pense qu’elles sont obligées de continuer leur activité, d’autant qu’elles doivent envoyer de l’argent au Nigeria pour Noël, en plus de leurs dettes à rembourser. Cela m’étonnerait fortement que leurs macs les logent et les nourrissent gratuitement.”
Si les travailleuses du sexe n’ont pas droit au chômage technique ni aux aides de l’État, certaines arrivent toutefois à obtenir le statut d’auto-entrepreneuse, catégorie “massage, bien être, soin”. Alors munies d’un justificatif type Urssaf, elles cochent la case “travail” sur leur attestation de déplacement dérogatoire, et serrent les dents pour qu’aucun policier ne croise leur chemin.
“Des mecs violents, frustrés, fauchés”
Il y a des violences tous les soirs.
Anita
En s’approchant de la Rotonde dans le 1er arrondissement, changement d’atmosphère. Les clients font des tours de voitures, plongés dans une semi-obscurité. Anita, roumaine, n’a “rien à dire” aux curieux. Pourtant, en insistant, elle veut parler malgré son français très hésitant. “C’est extrêmement dur en ce moment. Il y a des violences tous les soirs. Il y a des mecs frustrés, ils viennent se défouler. Ils sont fauchés. Ils veulent payer 10 euros, alors qu’ils donnaient au moins 30 avant la crise… pour 10 minutes de passe. C’est plus possible”. La crise a sur elle des conséquences très concrète : “Je suis dans un foyer maintenant, mais j’étais à la rue pendant tout l’été. Ces filles là-bas, les Bulgares, elles dorment sous la gare. Mais au moins leur seule proxénète, c’est elles-mêmes. “
Une application créée par Médecin du monde nommée Projet Jasmine permet aux prostituées de signaler les clients dangereux. “Les plaintes aboutissent rarement lorsqu’elles ont le courage de passer la porte d’un commissariat de police, alors elles privilégient l’entraide”, constate encore Grace Inegdeze. L’effet déconfinement est déconcertant : début mars, l’application comptait trois signalements à Marseille, en mai, 47 dont un “braquage avec armes”.
“J’aimerais être confinée chez moi”
Depuis la crise sanitaire, beaucoup ne peuvent plus payer leur loyer ou nourrir leurs enfants. C’est le cas de Célia, qui se remaquille en vitesse, avant de s’appliquer du gel hydroalcoolique sur les mains et sous les ongles. Elle s’est tournée vers l’association Autres Regards, à quelques pas d’ici, qui l’aide financièrement et moralement. “Sans eux je serais probablement à la rue, avec mes deux minots. Mon loyer me coûte 800 euros. Je touche le RSA, mais je ne génère presque plus d’argent liquide par mon travail.” Le regard triste, elle arrive encore à en rire. “L’avantage avec cette crise, c’est que j’ai arrêté de fumer, et j’ai perdu cinq kilos, regarde-moi !”, pointe la travailleuse en bougeant les hanches. “J’aimerais pouvoir être confinée chez moi, mais c’est comme ça quand on travaille avec son corps, on doit prendre des risques.”
En empruntant la rue Curiol, lieu historique de la prostitution à Marseille, il est difficile d’éviter le regard de Touria, une imposante Tahitienne, assise devant son logement au numéro 44. Bavarde et fière de son travail, elle s’ouvre sans peine à la presse. Pendant le premier confinement, elle a tenu en vivant sur ses économies. “On pensait que ce serait temporaire, bien sûr “. Désormais, “pas le choix, il faut bien travailler”. Au début Touria suivait les consignes, elle portait le masque, mais plus maintenant : “les clients venaient encore moins, je dois bien montrer mes atouts pour les charmer… “. Sauf quand “la police des mœurs [qui porte aujourd’hui le nom de “brigade de répression du proxénétisme”, ndlr] surgit pour nous contrôler”. La dame s’interrompt pour décrocher son téléphone. “Eux“, les clients, doivent garder le masque pendant l’acte. “Pas de bisou ni d’embrassade, on n’est pas là pour ça !”
Je suis bientôt à la retraite, ce n’est pas le moment d’attraper un virus, quel qu’il soit.”
Touria
Selon la transgenre installée à Marseille depuis 30 ans, en ce moment les “trop rares” clients jouent parfois de leur position de force pour négocier les tarifs, ou exiger des pratiques dangereuses. “L’autre jour, un indécent a osé me demander de retirer le préservatif. Je suis bientôt à la retraite, ce n’est pas le moment d’attraper un virus, quel qu’il soit.”
“Il n’y a pas de case ‘putes’ sur l’attestation”
Un peu plus haut, rue de la bibliothèque, Sabrina, italienne, se tient debout devant chez elle. Elle se travestit, vêtue d’une longue robe rouge en velours, et de bottes blanches à talons aiguilles. “J’ai appris à me faire respecter”, affirme-t-elle en montrant son poing. Selon elle les “meilleurs clients”, sont ceux qui viennent après minuit. Mais maintenant, “c’est plus possible, il n’y a personne à cette heure-ci, imagine, ils vont dire quoi aux flics pour justifier leur sortie ? Il n’y a pas de case ‘putes’ sur les attestations.” Donc “on s’adapte. Moi je travaille jusqu’à 22 heures maintenant”. Du lundi au dimanche. Pas de jour de repos. “Honnêtement ? C’est devenu impossible. On ne voit pas le bout. On dirait qu’ils veulent nous tuer.” Ses clients “respectueux” sont allés se confiner ailleurs, ou au contraire, venant de loin pour la voir, ils doivent y rester. Sabrina est endettée auprès de son propriétaire, elle compte sur la trêve hivernale pour ne pas se retrouver à la rue. “Si cette crise perdure des années, je ne sais pas ce qu’on va devenir.”
Marjorie Mailland, assistante sociale au Réseau Santé Marseille Sud, insiste sur “l’absence de vision à moyen ou long terme, qui les met dans une situation extrêmement
angoissante, qui ne permet absolument pas de se projeter, d’envisager un dénouement,
ou de négocier avec un éventuel bailleur.” Pour certaines que Mme Mailland suit, c’est “un cauchemar qui n’en finit plus”.
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quelle honte que dans notre société on ne leur permette pas de travailler dans un cadre plus sécurisé et stable… Comme si l’interdiction avait jusqu’à présent fait disparaitre ce domaine de l’économie… Pendant ce temps les réseaux de traites fleurissent dans l’opacité… une honte
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