Les nouvelles heures marseillaises : épisode 20

Chronique
le 5 Sep 2020
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En 1876, le journaliste Horace Bertin publiait un délicieux ouvrage intitulé Les Heures marseillaises. Il offrait aux lecteurs, heure après heure, vingt-quatre croquis de sa ville, du Nord au Sud. Cent quarante-deux ans plus tard, Michéa Jacobi reprend le principe et en fait un véritable feuilleton : Les nouvelles Heures marseillaises.

Illustration : Michéa Jacobi
Illustration : Michéa Jacobi

Illustration : Michéa Jacobi

Résumé des épisodes précédents : Ce n’est pas toujours facile d’être un supporteur de l’OM. Ça l’est encore moins quand on est venu de Toul pour assister à un match médiocre. Et qu’au sortir du stade, on ne sait plus où l’on habite.

Minuit

On peut se perdre dans Marseille le jour. On peut s’y perdre encore plus sûrement la nuit.
En sortant du stade, Luc et Marc sont partis du mauvais côté. Ils ont erré dans le quartier du Cabot. Quand ils ont vu se dresser dans la nuit les barres hautes et blanches des résidences de Valmante et de la Rouvière, ils ont pris peur. Derrière les immeubles, ils pouvaient deviner des hauteurs plus blafardes et plus escarpées encore : c’était le massif des Calanques qui venait vers eux. Ils erraient dans un désordre de traverses et de chemins secondaires. Ils ont cherché une voie principale. Lorsqu’ils se sont retrouvés sur la route de Luminy, ils se sont sentis mieux. Mais alors, ce sont les autos qui les ont replongés dans l’inquiétude. C’étaient des étudiants qui rejoignaient à toute pompe leur campus ou des fêtards qui faisaient la course vers les boîtes de Cassis. Heureusement, un autobus est arrivé. N° 221, ligne Fluo, en service jusqu’à 0H30. Ils ont fait des signes, ils ont couru, les portes se sont ouvertes. Ils ont payé leur écot au chauffeur et, sans rien lui demander, ils se sont confiés à lui. Tranquille et sûr comme un sauveteur de montagne, l’homme a tracé dans le silence obscur de la ville endormie une ligne aussi droite et fluorescente que celle qui figure sur les plans que la régie distribue aux voyageurs. Comme en un songe, il les a ramenés au point exact d’où ils arrivaient, au Rond-Point, juste à la sortie du Vélodrome.

Les deux veulent aller à la gare. Ils choisissent pour cela de prendre le second Prado, inconsciemment attirés par la mer, ou une nouvelle fois décidés à se perdre. 

Ils marchent paresseusement, sous la surveillance distraite des micocouliers qui jettent de temps en temps une boulette violine sur l’un ou l’autre de leurs crânes. Ils voudraient s’arracher à Marseille et lui rester fidèle en même temps, lui faire des reproches et lui pardonner. Le souvenir de l’enthousiasme et des chants, tout à l’heure dans les tribunes, se mêle à la douleur des coups de soleil, et au regret de n’avoir pas vaincu.

Vers le parc Borely, il repère un afflux anormal de voitures. Un étrange manège plutôt : des types qui tournent au volant et d’autres qui stationnent sur le trottoir. Ils s’approchent, une voiture s’arrête et le conducteur leur propose avec une froide précision de faire avec lui des trucs auxquels ils n’avaient même jamais pensé. Comme ils rougissent et refusent avec la plus naturelle des sincérités, le monsieur les traite de gros pédés et s’en va en faisant vrombir son moteur.

Ils se regardent, ils rigolent.

– Si on revenait encore par la mer ?

– Oui, c’est long, mais au moins, on connaît le chemin.

Ciel noir. La nuit unit la ville et la Méditerranée. Sous son marbre, la statue du David semble frissonner. Les plages exhalent un parfum de gazon et de sel. Au bruit doucereux des vagues se mêlent comme le souvenir des cris des goélands.

Illustration : Michéa Jacobi

Un chemin piéton borde la Corniche, un peu en dessous de la chaussée, en surplomb sur la mer. C’est une mince allée qui serpente entre une rambarde et un banc de béton qui courent tout du long. On y trouve à cette heure quelques pêcheurs, des couples qui s’étreignent, un ou deux groupes de buveurs de bières en pack. Luc et Marc vont tranquillement de l’un à l’autre de ces foyers d’humanité nocturnes. Ils passent par-dessus les cannes, ils demandent si ça mord. Ils disent salut aux buveurs, ils rougissent et pressent le pas lorsqu’ils passent près des amoureux. 

De temps en temps, ils s’arrêtent pour humer les embruns ou pour essayer de discerner à l’horizon un îlot ou un récif. Une sorte d’instinct profond et inutile de marin, un reste de conscience touristique. 

Passée la Fausse Monnaie, ils s’inquiètent de manière plus pratique. S’arrêtant sous un réverbère, ils examinent un horaire froissé. Encore trois heures à attendre. Que la nuit est longue et que Marseille tout à coup leur paraît froide et hostile.

– Si on cherchait un endroit où dormir un peu ?

Ils partent dans Malmousque, plus désert qu’un village désert. Rue des Braves, après un coude, brille une grande lumière. C’est la large baie des cuisines du Petit Nice. Derrière un assortiment de vespas, l’équipe du soir donne la dernière main au rangement du laboratoire.

Plus loin, on se retrouve sous le parking de l’hôtel, ça sent le pipi et le jasmin.
Les deux candidats au repos suivent la côte au plus près. Escaliers, venelles, rochers, terrain miné de marches, d’angle brusques et de voies sans issue. Ils descendent sans trop de problèmes jusqu’à l’anse de Maldormé, ils remontent vaille que vaille jusqu’au fort de la légion. Nouveau point lumineux. Cette fois c’est une enseigne qui annonce : « Engagement 7 jours sur 7 et vingt quatre-heures sur vingt-quatre. » Ils remontent en vitesse vers la ville, comme s’ils craignaient qu’on les enrôle de force.

De nouveau sur la Corniche. Zidane dans le noir leur jette un œil sévère. Ils repartent. Ils arrivent aux Catalans.

Ils voient les bancs vides. Ils se couchent. Ils s’endorment.

Illustration : Michéa Jacobi

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. Fraelnij Fraelnij

    une ballade réaliste et poétique, j’adore les illustrations

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  2. Alceste. Alceste.

    Horace BERTIN, dans un style plus classique à la fois dans l’écriture et les sujets abordés avait décrit les heures marseillaises. Un style, une époque me direz-vous.
    Ces heures marseillaises actuelles sont plus réalistes voire plus crues que celles de notre ami Horace. Question d’éducation, de pudeur, d’autocensure, de non-dits ou bien d’interdits. La culture bourgeoise de l’époque.
    En revanche, celles d’aujourd’hui au travers de la réalité marseillaise sont quelques fois très dures passé le folklore local.
    Cette ville est dure.

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  3. Jeanne 13 Jeanne 13

    Tu l aimes ou tu la détestes mais Marseille C est exactement ça avec ses incohérences sa violence et sa beauté

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