« Si vous voulez un vrai média populaire, commencez par y mettre de la pub ! » [Chicane #7]

Billet de blog
le 17 Déc 2017
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Et si le débat autour de l’image des quartiers dans les médias nous avait fait oublier une question essentielle : de quelle information et de quels médias les classes populaires ont-elles besoin ? Pour Vincent Goulet, chercheur et enseignant en sciences sociales, spécialiste des médias et des pratiques culturelles, de nombreux obstacles rendent aujourd’hui difficile la création d’un média à la fois populaire et crédible aux yeux des habitants des quartiers.

Quelle a été votre approche pour étudier les rapports entre les médias et les classes populaires ? 
Vincent Goulet : « Les journalistes produisent une image très souvent négative des quartiers populaires pour répondre aux attentes du grand public, plutôt qu’en fonction d’une réalité des quartiers populaires. Mais ce qui m’a intéressé, c’est surtout la façon dont les habitants des milieux populaires traitent les informations en général, et ce qu’ils en font. Les informations sont des biens culturels qui s’échangent sur un marché, par des interactions : chacun réutilise au quotidien des informations dans ses conversations. Or les habitants des quartiers populaires sont aujourd’hui mal placés pour valoriser leurs informations par rapport aux autres : ils sont symboliquement inférieurs, car on ne connaît pas assez leurs besoins réels en information. C’est là le hiatus : un vrai travail en amont est nécessaire pour étudier quels sont les contenus échangés au sein de ces quartiers et quelles informations émises par ces milieux populaires sont recevables pour ceux qui ne les connaissent pas. »

Le développement de médias de proximité n’est-il justement pas un moyen pour les habitants des quartiers de devenir « producteurs » et non seulement « récepteurs » de l’information ? 
V.G. : « Si l’on regarde ces médias locaux dans les quartiers prioritaires, que voit-on ? On voit surtout des médias lancés par la mairie ou la communauté d’agglomération, où les gens sont invités à devenir journalistes pour faire un journal de quartier. Ces médias sont souvent assez confidentiels, amateurs, animés par des acteurs proches de la mairie : ils apparaissent comme peu crédibles, comme de faux médias. Qui va s’approprier leur contenu pour en parler avec les autres ?… On voit donc la limite de ce procédé. Même problème ailleurs : on trouve des médias pilotés par un journaliste ou un acteur social pour donner la parole aux habitants qui racontent leurs vies. Ces projets sont souvent subventionnés par l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine pour faire passer la pilule de la destruction des tours dans les quartiers. Il y a aussi de petits blogs qui défendent l’idée d’une éducation populaire, pour faire en sorte que les jeunes des quartiers s’intéressent à autre chose qu’aux trafics, etc. Ces supports agissent souvent comme des « entrepreneurs de morale »: mais cela reste assez culturel, intellectuel. La forme n’a rien à voir avec « Le Parisien » ou avec « Skyrock » : on est plutôt face à un journal scolaire. » 

La vraie question est donc de savoir si ces médias sont vraiment « populaires »… 
V.G. : « Pour cela, il faut rentrer dans l’économie psychique des gens : qui dispose, dans les quartiers populaires, de ressources pour s’exprimer facilement ou mettre en place un média ? Le jeune dealer ? L’immigré ouvrier qui ne maîtrise pas assez le français pour s’en sortir avec la « paperasse » administrative ? Certainement pas. La domination sociale que subissent ces populations provoque un manque de ressources : donner la parole à cette population est encore plus difficile que dans d’autres milieux sociaux. Et les démarches d’accompagnement de la population par un journaliste professionnel demandent énormément d’argent : mettre en place un tel dispositif pour un média qui ne sera même pas rentable, et qui coûtera trop cher pour que les habitants, ce n’est pas faisable sans ressources pérennes.  La seule solution c’est la subvention, mais elle ne dure qu’un voire deux ou trois ans, alors qu’un vrai média, ça s’installe dans la durée, dans les habitudes de vie d’une population… Pour l’instant, il n’y a pas de mode de financement possible, et ces initiatives n’intéressant pas les publicitaires. Un cercle vicieux se crée : là où il faudrait beaucoup d’argent pour financer ces médias, il y en a le moins. »

Le financement est-il le seul problème à surmonter pour sortir de ce cercle vicieux ? 
V.G. : « Quand bien même on arriverait à faire un média de proximité, finançable à long terme, avec un prix d’abonnement abordable, symboliquement le problème c’est le « quartier ». Quelqu’un qui a le potentiel pour écrire dans un quartier populaire va être forcément tiré vers d’autres univers sociaux pour valoriser son capital social et culturel. Un bon journaliste issu des quartiers va finir sa carrière ailleurs, dans une rédaction nationale, fatalement. »

Dans ce cas, un média populaire est-il nécessairement un média de quartier ? 
V.G. : « Beaucoup de gens qui vivent dans les quartiers n’ont qu’une envie : en sortir ! Ils se disent que le quartier n’est pas leur endroit. Le quartier n’est pas un lieu que l’on peut utiliser comme une ressource pour discuter avec d’autres personnes. Quand on habite dans un quartier et qu’on a envie de rêver, on parle de foot, d’argent, de séries télé : les aspirations ne sont pas axées sur le quartier. Un média populaire doit tenir compte de cela. Ça choque parfois, mais je le dis à ceux qui veulent faire un média populaire : commencez par mettre de la pub dans votre journal, car un journal sans pub c’est douteux ! »

Faut-il également y mettre de la politique ? Le média populaire doit-il porter des revendications sociales par exemple ? 
V.G. : « La difficulté actuelle -encore une – c’est que le marché est d’une hétérogénéité culturelle énorme. Le quartier fait cohabiter des mondes très différents les uns des autres. Il est donc difficile d’arriver à faire un journal qui parle à tous : c’est encore plus difficile que de faire un « Médiapart », qui est sociologiquement beaucoup plus homogène par exemple. Dans ces milieux, il est difficile d’arriver avec un discours qui tient la route et dans lequel chacun peut se reconnaître. Il faut donc trouver le levier ou la revendication qui va fédérer des gens. Or on voit aujourd’hui que d’un point de vue politique, les classes populaires sont très atomisées, entre l’individualisme forcené et le nationalisme. Il n’y a pas de discours politique unificateur : c’est pour ça que la question des médias est aussi, et peut-être surtout, une question politique. »

Propos recueillis par Stefan Foltzer
 

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