[Petites histoires de résidences fermées] Mixité sociale et vue sur mer
Certaines copropriétés choisissent un matin de fermer un accès, puis un autre, quand d'autres sont vendues sur plan avec barrières et portails dernier cri. Mais ces choix, privés, ne sont pas sans conséquences pour l'espace public. Ce troisième épisode se penche sur les Terrasses de la Méditerranée, résidence cossue en plein quartiers nord, où les copropriétaires ont découvert, parfois malgré eux, la mixité sociale.
[Petites histoires de résidences fermées] Mixité sociale et vue sur mer
La série d’articles consacrée aux résidences fermées a été réalisée en partenariat avec une équipe de chercheurs du Laboratoire population environnement développement (LPED) de l’université Aix-Marseille, sous la direction d’E.Dorier, déjà évoqué dans Marsactu. Retrouvez au bas de cet article un décryptage de cette situation par Elisabeth Dorier, chercheuse en géographie.
La carte postale était alléchante. “On m’a présenté le projet, et en l’espace de cinq minutes, j’ai fait le premier chèque”, se rappelle encore Bernard G., presque 10 ans après. “Des maisons de ville et des appartements au sein d’un domaine clos, paysager et sécurisé, dans un quartier en plein renouveau”, vantait un communiqué de presse de la Ville de Marseille à l’époque de sa construction. Plus concrètement, 250 logements, dont 54 villas et le reste d’appartements, juchés sur une colline, surplombant le centre commercial Grand littoral, et, mieux encore, la rade de Marseille, le Frioul, Notre-Dame de la Garde, etc.
Petit astérisque au programme immobilier, celui-ci bénéficie d’une TVA très légère, car située en bordure d’un projet de rénovation de l’ANRU, celui de Plan d’Aou, dont la résidence n’est séparée, à certains endroits, que par un mur. Quand on se trouve à l’extrémité du terrain, qui se termine en pente abrupte, on peut surplomber du regard la cité de la Bricarde, et entre ses tours, apercevoir celle de la Castellane. Des cités difficiles et aux bâtiments fatigués, plus tristement connues pour leurs plans stup que pour leurs vues sur mer, bien réelles pourtant, et qui détonnent avec le crépi orangé des petites villas de la résidence.
“C’était un choix de venir ici, sachant la complexité que ça pouvait engendrer. Mais je n’ai pas eu peur pour mes enfants, rien”, pose Bernard G. qui s’est installé fin 2009, parmi les premiers habitants. Pas encore quarantenaire quand il est arrivé, l’homme qui avait passé son enfance dans les quartiers nord a vécu ce retour presque comme un acte militant. “On nous a dit que ça renouvellerait la population, que ça redynamiserait la vie dans les quartiers nord”, se souvient de son côté l’actuel président du conseil syndical, Jean-Jacques Curet. Un projet immobilier qui a séduit de nombreux ménages en recherche d’une petite maison ou d’un appartement à eux, au calme, et pourquoi pas en participant à un renouveau du secteur, tant que leur sécurité était assurée par des grillages. Parmi eux, beaucoup sont devenus propriétaires pour la première fois.
10 ans après les premiers chèques signés, des résidences similaires ont fleuri autour. D’autres avaient ouvert la voie quelques années auparavant, sur ce vaste plateau qui accueillait une cité intégralement démolie. Un camion de CRS fait toujours des tournées, et celui qui tend l’oreille entend les guetteurs du réseau de la cité voisine hurler à son approche. En fin d’après-midi, les habitants des Terrasses de la Méditerranée qui défilent en voitures plus ou moins rutilantes, ne le remarquent peut-être même pas, le temps des quelques secondes qu’ils patientent devant le portail. Les véhicules traversent ensuite l’enfilade de petits immeubles, et bifurquent pour certains en direction des villas en contrebas.
Parmi les rares personnes à ne pas être au volant, Taty vient tout juste de s’installer dans une villa. “Des amis avaient acheté ici et je venais souvent les voir, et d’ailleurs, ce sont aujourd’hui mes propriétaires. Depuis le temps que je viens, ça a toujours été très appréciable. Les loyers sont assez élevés pour le quartier, mais c’est à proximité de tout, et c’est magnifique…”. En revanche, la mère de famille trentenaire découvre déjà l’un des points noirs de la copropriété : un autre véhicule occupe son emplacement réservé. Depuis plusieurs minutes, elle donne donc des coups de klaxons pour interpeller le coupable. La résidence peine à réguler les stationnements, et c’est un sujet d’exaspération sans fin pour beaucoup.
Le président du conseil syndical tient en tout cas à mettre en avant les aspects positifs. “C’est une résidence cosmopolite, il y a des gens de toutes les communautés, et il règne une bonne ambiance”. En revanche, reconnaît-il, “les gens sont assez isolés, fermés, mais c’est le problème de la société d’aujourd’hui. On aimerait bien organiser une fête des voisins, mais c’est compliqué”. Un homme sert de liant entre tous : le gardien, qui a sa loge juste à côté du portail, le “chef d’orchestre de la résidence” dit Bernard G., qui a dirigé le conseil syndical jusqu’en 2013.
Du logement social dans la copropriété
Car en s’installant dans les Terrasses de la Méditerranée, les nouveaux propriétaires ont découvert quelque dissonances. La mixité que beaucoup se préparaient à vivre à l’extérieur de la résidence s’est d’abord imposée à eux à l’intérieur des grilles : 40 % des logements de la résidence sont exploités par des bailleurs sociaux. “Le jour où on a acheté, on n’avait pas l’info qu’il y aurait des logements sociaux, confie sur un ton grave Jean-Jacques Curet. On pensait qu’on ne serait qu’entre copropriétaires”. Une information qu’il n’était pas le seul à avoir ratée en découvrant le programme et qui a creusé, petit à petit un écart implicite entre les résidents selon leurs statuts.
“Pas la peine de poser des questions aux locataires, ils ne voient pas les choses pareil”, “ils se plaignent, c’est normal, ils sont dans leur rôle”, a-t-on pu entendre selon les interlocuteurs. Valérie, dame gouailleuse, la cinquantaine, au volant d’une petite Fiat, fait justement partie de ceux-là. Elle loue un appartement, sans vue sur mer, depuis l’ouverture de la résidence. “On nous demande pas notre avis, sur la propreté, l’hygiène… On est des cas soc’ pour eux !”. Le très mesuré président de conseil syndical assure pourtant le contraire : “Il n’y a pas de différence entre copropriétaires et locataires, ni entre villas et appartements. Je fais en sorte que règne une bonne ambiance”. Mais le sujet revient, souvent, comme une rengaine.
“Il y a deux mondes”
Pour ce qui est de l’intégration des résidents dans le quartier, le bilan est là aussi mitigé. La plupart des habitants rencontrés connaissaient, pour y avoir déjà vécu au moins un temps, les quartiers nord. Pourtant, la greffe ne semble pas trop réussir. En témoigne les choix en matière de scolarisation pour les enfants. “Jusqu’à la primaire, les gens mettent plutôt leurs enfants dans le public, et après ils vont dans le privé. Ce qui fait qu’il n’y a plus de mixité”, déplore Jean-Jacques Curet. Un autre habitant explique avoir mis sa fille dans une école privée “pas pour le niveau, mais à cause des absences des instit’ dans le public”. Bernard G., explique quant à lui sans détours sa propre expérience. “Moi j’ai joué le jeu, j’ai socialisé mes enfants au CCO [Centre de culture ouvrière, ndlr] de Plan d’Aou. Au bout d’un moment mes enfants m’ont dit “ça suffit”. On se rend compte qu’il y a deux mondes, ceux dont les parents élèvent leurs enfants et ceux qui délèguent tout”, lâche-t-il en précisant une nouvelle fois que, originaire des quartiers nord lui-même, il partait sans aucun préjugés et a tenté, sans succès “d’œuvrer pour les liens avec l’extérieur”. “Pour l’école on s’était dit que si les autres enfants de la résidence y allaient aussi ça tirerait vers le haut, mais en fait non, et moi je ne suis pas suicidaire pour mes enfants.”
Certaines réalités du quotidien dans les quartiers nord semblent avoir explosé à la figure des résidents, dont certains s’installaient avec un sincère enthousiasme. Et notamment la question des transports. Après en avoir fait la demande, la résidence est désormais desservie par le bus 96, qui relie l’hôpital Nord à l’Estaque à raison de deux passages par heure. “Il n’y a pas de changement possible en dehors de l’hôpital Nord”, regrette Bernard G., qui ajoute qu’il faut “deux tickets pour aller aux plages du Prado”, tant le trajet dure longtemps. En récupérant le nouveau bus B2 à quelques centaines de mètres de la résidence, on peut cependant rallier le métro à la station Bougainville en une grosse vingtaine de minutes. “On nous dit qu’il y a le bus, la gare, mais il faut voir les fréquences. On ne peut pas se débrouiller avec les transports en commun ou le vélo… d’ailleurs il n’y a pas de Vélib“, renchérit-il. “C’est vrai que ça reste un temps de transport trop long pour aller à Aix ou dans le centre, appuie Jean-Jacques Curet. Ce serait bien qu’ils avancent”. “Et dans les cités aussi, ils s’en plaignent, du manque de transports ?”, ajoute-t-il avec curiosité.
Les deux présidents de conseil syndical successifs se rejoignent sur ce point : ils se sentent oubliés des élus. “Les politiciens étaient là au début, et après on n’en a plus entendu parler. J’aimerais qu’ils s’intéressent un peu plus à nous. Certes, il y a eu des améliorations au Plan d’Aou, mais il reste quand même des choses à faire”, risque le représentant actuel des copropriétaires. “En arrivant, je me suis dit que forcément la ville allait mettre le paquet pour que ça marche, mais non”, résume son prédécesseur.
“C’est une résidence, pas une cité !”
Ce dernier a du mal à être optimiste après 8 ans aux Terrasses de la Méditerranée, tant sur le quotidien dans les quartiers Nord que sur la vie de la copropriété. Valérie, la locataire en logement social qui conclut ses phrases par “vous voyez ma chère madame”, peint un tableau particulièrement sombre. Si elle même s’estime méprisée par les copropriétaires, elle ne manque pas de pointer du doigts les autres locataires qu’elle juge responsables du déclin de la résidence. “C’est la dégradation complète ! Certains propriétaires bradent leurs appartements pour partir !, affirme-t-elle. On fait rentrer n’importe qui ici, c’est une résidence, pas une cité ! Le gardien fait ce qu’il peut, mais c’est la jungle. Les jeunes viennent casser, il y a des dégradations dans les sous-sols, au niveau des garages. C’est écœurant, on donne des appartement aux gens, et ils cassent tout”. Un discours décliniste qu’elle n’est pas la seule à tenir. Bernard G. soupçonne quant à lui de la possibilité que les réseaux de trafics voisins “s’insèrent de façon insidieuse”. Valérie en est persuadée : “Si ça continue, y aura du trafic”.
Bien que Jean-Jacques Curet assure très sereinement qu’il n’y a “pas plus d’insécurité qu’ailleurs”, avançant le fait que la copropriété n’a “jamais demandé à avoir une entreprise de sécurité pour la nuit ou l’été” comme cela se fait ailleurs, une vidéo-surveillance va être mise en place prochainement, et des voisins s’organisent pour monter un collectif de “voisins vigilants”. À l’intérieur des grilles des Terrasses de la Méditerranée, le décor est toujours agréable, la vue toujours splendide, mais la confiance se fissure, sans que personne ne parviennent vraiment à l’expliquer. Sous les villas, le mur de soutènement a cédé il y a deux ans, et la copropriété ne sait toujours pas qui doit payer les travaux. Elle-même, ou le promoteur qui n’avait pas suffisamment soigné les fondations ? Le talus aurait pu accueillir un parc, mais le projet de résidence a pris le dessus. Au final, les plantations paysagères ne prennent pas sur ce sol argileux, et la carte postale en prend un coup.
“L’argument de la mixité sociale justifie et banalise la fermeture résidentielle, mais pour quels résultats ?” par Elisabeth Dorier
La fermeture résidentielle est utilisée comme un outil de valorisation foncière et d’attractivité pour les classes moyennes au sein des périmètres de rénovation urbaine. Plus de 16 % des ensembles résidentiels fermés marseillais (250), dont 200 construits après l’an 2000 se situent près de ces zones. Promoteurs et accédants à la propriété y ont bénéficié d’aides publiques (TVA réduite à 5,5%, exonération temporaire de taxe foncière), au nom de la diversité de l’habitat et de la mixité sociale.
Autour du plateau de Plan d’Aou en cours de restructuration (voir illustration de Marsactu), les résidences fermées construites depuis 10 ans ont apporté plusieurs centaines de nouveaux logements (voir carte n°1 ci-contre). Leurs habitants proviennent de divers quartiers de l’agglomération (voir carte n°2 ci-dessous), ils ont été séduits par les atouts de situation, la vue sur la mer, la proximité des axes autoroutiers et du centre commercial Grand littoral… et rassurés par la “sécurisation résidentielle” à prix abordable. Mais le contexte social est tendu : pauvreté, trafics, souvenirs de la mort d’un jeune de la cité tué dans le lotissement pavillonnaire voisin du Pas des Tours (rue Minerve) ; mur édifié par ce lotissement et qui enclavait la Cité de Plan d’Aou…
C’est dans ce contexte que la résidence des Terrasses de la Méditerranée, qui associe derrière son portail villas, immeubles en copropriété et logement social intermédiaire s’est retrouvée promue au rang de modèle de mixité résidentielle. Au bout de quelques années, nos enquêtes soulignent pourtant, plus qu’une mixité relationnelle, une fragmentation persistante entre cités HLM et nouvelles résidences, séparées entre elles par leurs clôtures.
Le désarroi est présent des deux côtés des grilles. Si les habitants des résidences fermées craignent un déclin, ou envisagent de repartir, ceux des cités HLM craignent d’être délogés loin du quartier et de ne pas bénéficier de ses transformations positives. Alors que le quartier reste sous-doté en équipements, le projet immobilier des Terrasses de la Méditerranée, avec ses espaces verts internes et ses jardinets privés occupe la place d’un projet de parc belvédère public, qui devait relier les cités de la Bricarde et de Plan d’Aou et être raccordé à une coulée verte. Existante mais délaissée, celle-ci vient d’être réinvestie de manière symbolique mais provisoire par le collectif événementiel YesWeCamp qui y propose un “rêve” de parc métropolitain… avant la mise en route annoncée sur cet emplacement du projet de “parc international d’entreprises” et d’entreposage textile MIF68.
Les difficultés de cohabitation au sein des nouvelles résidences fermées et face aux cités voisines montrent les limites du modèle néolibéral de renouvellement urbain par la seule offre résidentielle ou économique. Comment, dans ce contexte où les stratégies d’attractivité s’entrechoquent avec le vivre ensemble, associer la diversification sociale avec une “reconnexion” des quartiers à la ville, mot d’ordre de Marseille Rénovation Urbaine ?
Articles liés
Commentaires
L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.
Vous avez un compte ?
Mot de passe oublié ?Ajouter un compte Facebook ?
Nouveau sur Marsactu ?
S'inscrire
La mixité sociale c’est bien sur le papier , mais il faut la vivre ! !!
Désolée, mais il y a un monde entre le savoir vivre ensemble de certains locataires des appartements subventionnés ( la majorité ) et les propriétaires résidents.
Les uns vivent dans l’irrespect total des règlement de copropriété et les autres “subissent ” jusqu’à ce que cela devienne tellement intenable qu’ils vendent en bradant .
La boucle est bouclée et les copropriétés se dégradent pour le plus grand bénéfice des bailleurs .
Se connecter pour écrire un commentaire.
Des élus municipaux absents ou je-m’en-foutistes, des transports en commun déficients : bon résumé de la “gestion” de Marseille depuis deux décennies. Les promoteurs sont aux commandes et, pour le reste, chacun est prié de se démerder.
Se connecter pour écrire un commentaire.
Merci Lisa pour ce reportage que je trouve poignant parce qu’il est plein de nuances. Le désarroi est le mot clé, vous l’employez à juste titre à un moment. Les copropriétaires rencontrés ne sont pas des caricatures de petits-bourgeois repliés sur eux-mêmes et leur propriété, ils ont voulu jouer le jeu de la mixité sociale dans les cadres et les limites proposés par le “modèle néolibéral” de l’offre résidentielle décrit en fin d’article. Petit à petit, “la confiance se fissure, sans que personne ne parviennent vraiment à l’expliquer” : pour moi ce constat amer et déroutant condense l’évolution globale notre société. Peu de gens la souhaitent vraiment, la majorité la regrette et la subit tout en y participant.
Se connecter pour écrire un commentaire.