Dialogue croisé sur les mineurs isolés étrangers : “Tout le monde s’en fout !”

Interview
le 21 Oct 2016
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"J'ai marché jusqu'à vous : récits d'une jeunesse exilée" est un documentaire de Rachid Oujdi, diffusé ce vendredi soir sur LCP. Un film poignant qui a pour sujet le sort des dizaines de mineurs étrangers isolés. Nous avons proposé au réalisateur, qui a notamment suivi des équipes de travailleurs sociaux marseillais, de rencontrer une militante de Réseau éducation sans frontières pour débattre ensemble des enjeux locaux du problème.

Image du film de Rachid Oujdi.
Image du film de Rachid Oujdi.

Image du film de Rachid Oujdi.

Rachid Oujdi, réalisateur du film. (LC)

Rachid Oujdi, réalisateur du film. (LC)

Ils sont un peu l’impensé de l’immigration. Les “MIE”, mineurs isolés étrangers, autrement dit des jeunes, des enfants de moins de 18 ans arrivés seuls de pays étrangers – Algérie, Afrique sub-saharienne mais aussi désormais du moyen-orient. Réalisateur de Perdus entre deux rives, les Chibanis oubliés, Rachid Oujdi en a fait le sujet de son nouveau documentaire. Il y suit ces jeunes, notamment à travers deux structures : le Saamena (service d’accueil et d’accompagnement des mineurs étrangers non accompagnés), géré par l’Addap 13, qui les accueille trois fois par semaine sans pouvoir les loger, et l’Espace dédié à la santé des jeunes de l’association Imaje Santé. Ces acteurs gèrent l’urgence dans l’attente de solutions pérennes, pour le compte du département, institution qui a notamment en charge la protection des mineurs. Le constat est alarmant : des mois d’attente avant d’être mis à l’abri et des éducateurs qui ferment les portes du local après les permanences sans trop savoir où dormiront les jeunes. Quand ils sont finalement mis à l’abri, ces jeunes vivent dans un répit de durée limitée, puisque leur protection prend fin à leurs 18 ans.

Anne Gautier est membre du réseau éducation sans frontières (RESF) et du collectif Manba. (LC)

Anne Gautier est membre du réseau éducation sans frontières (RESF) et du collectif Manba. (LC)

Pour évoquer le film et, au-delà, le sujet des mineurs isolés à Marseille, nous avons souhaité créer un dialogue entre le réalisateur et Anne Gautier, impliquée dans la lutte pour la protection des mineurs étrangers, militante historique du Réseau éducation sans frontières et membre du collectif El Manba (ex-Migrants 13). Leurs échanges mettent en lumière un sujet complexe, où les travailleurs sociaux sont réduits, par le manque de moyens alloués, à une action robotique, contraints parfois à se reposer sur les collectifs informels qui agissent dans l’illégalité.

 

 

Rachid Oujdi, qu’est-ce qui a déterminé votre choix du sujet des mineurs isolés comme sujet de ce nouveau film ?

Rachid Oujdi : Forcément, contrairement à une commande, quand on choisit son sujet, le processus de décision est plus compliqué. Il y a des gens autour de moi qui travaillent avec des mineurs isolés étrangers (MIE), dont mon épouse, et c’est un sujet que je connaissais. Pendant le tournage de mon précédent film sur les Chibanis, il y a eu ce terrible fait-divers, ces deux migrants qui avait sauté dans le port pour éviter d’être ramenés dans leur pays, et la noyade de l’un des deux. Je me souviens que la police aux frontières avait dit “ce sont des adultes”, pour justifier la façon dont tout cela était arrivé. Je me suis demandé : et si ça avait été des mineurs, est-ce que ça aurait été vraiment différent ?

Quand j’ai commencé mes repérages, j’ai réalisé que personne ne connaît la problématique des mineurs étrangers isolés. Quand j’en parlais les gens ne comprenaient pas, ne savaient pas. Après le repérage j’ai fait une période d’immersion. Je ne voulais pas raconter de conneries et éviter à tout prix de faire le jeu de structures qui bossent pour les institutions à l’origine de cette situation. Car mon constat, c’est que les institutions se mettent hors-la-loi, qu’il y a non-assistance à personnes en danger. Mais je ne voulais pas non plus être frontal, sans ça le film ne pourrait pas être touchant.

Anne Gautier, vous êtes militante, impliquée sur le terrain depuis des années, quelle a été votre première impression en voyant le film ? 

Anne Gautier : Il dit ce qu’il y a à dire et pose les bonnes questions, c’est une évidence. On comprend bien que le problème principal, comme le dit une médecin à un moment dans le film, c’est que “tout le monde s’en fout”. Mais l’impression que nous avons, nous, militants en visionnant le film, c’est que le service de l’Addap 13 consacré aux MIE, le Saamena, fait ce qu’il y a à faire. Or ce n’est pas du tout le cas [en janvier dernier, le collectif El Manba a occupé les locaux du Saamena en signe de protestation, ndlr]. On assiste à des moments odieux de cynisme. Comme quand une éducatrice, au moment où les jeunes partent du lieu d’accueil un vendredi leur dit “Bon week-end and good luck”. Ces jeunes sont à la rue ! Mais, au fond, je crois qu’il faut remercier Rachid d’avoir gardé ces moments.

Rachid Oujdi : Malgré tout, tu as bien ressenti le cynisme. Mais je partage ce que tu dis. Je pense que ces éducs sont coincés. Et ils savaient bien en acceptant que je les filme que je ne les épargnerais pas. Ils ne se rendent plus compte de l’aspect mécanique de leur rapport aux jeunes, et en voyant le film, ils ont reconnu qu’ils ont plus la sensation de traiter des dossiers, le nez dans le guidon. Non, franchement, le Saamena n’a pas le beau rôle dans le film.

Des jeunes quittent le local du Saamena après l'une des trois permanences de la semaine. "Bon week-end et good luck" leur dit une éducatrice. (Capture d'écran du film de Rachid Oujdi).

Des jeunes quittent le local du Saamena après l’une des trois permanences de la semaine. “Bon week-end et good luck” leur dit une éducatrice. (Capture d’écran du film de Rachid Oujdi).

Dans le film, un intervenant évoque le nombre de 64 mineurs isolés étrangers à la rue à Marseille. C’est une réalité constante actuellement ?

Anne Gautier : Oui, c’est évolutif, mais c’est de cet ordre. Mais quand je dis à la rue, j’entends, pour la majorité, dans les squats. Le plus grave c’est que sur cette soixantaine, 22 ont été reconnus mineurs par la justice. Il y des ordonnances de placement et ils doivent donc bénéficier d’une protection du conseil départemental. Le département dit qu’il ne peut pas faire plus faute de moyens, mais quand un SDF prend le bus sans ticket, qu’il soit pauvre ou pas, il devra payer une amende.

Pourtant, cet été l’État évoquait aussi d’un manque de moyens pour justifier le fait qu’il laissait à la rue des demandeurs d’asile, et le tribunal administratif l’a condamné à mettre à l’abri plusieurs familles…

Anne Gautier : Oui, c’est la même problématique. Les institutions préfèrent souvent payer des astreintes en étant hors-la-loi, plutôt que remplir leur rôle.

Rachid Oujdi : Dans un département comme l’Isère, il n’y a aucun mineur dehors, l’État s’est substitué au département et gère l’hébergement pendant les premiers jours avant que le département puisse proposer une place en foyer. Cela dépend donc des départements, c’est politique.

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Deux jeunes fêtent leurs anniversaires dans un foyer. “Profite, parce qu’après 18, ciao” dit à l’un d’eux à un autre jeune. (Capture d’écran du film).

On voit dans une séquence tournée dans un foyer une scène frappante, d’une fête d’anniversaire où l’un des jeunes dit à celui qui vient d’avoir 17 ans profite, parce qu’après 18 (ans), ciao”. Les jeunes ont-ils conscience de tous les obstacles qui les attendent ?

Rachid Oujdi : Évidemment.

Anne Gautier : Ils voient bien les copains.

Rachid Oujdi : Dans les foyers, le jour des 18 ans ou presque, on les met à la porte, comme les autres mineurs isolés d’ailleurs, c’est une violence de plus.

Anne Gautier : Là, c’est un autre maillon qui est aussi défaillant, le foyer qui les accueille. Les deux frères afghans que l’on voit dans le film, un an après ils ne sont toujours pas scolarisés. Comment peut-on trouver normal qu’ils doivent autant attendre pour être scolarisés, ce qui est un droit ? Certaines MECS (Maisons d’enfants à caractère social) se mettent hors-la-loi et cela rend leur position ambiguë, car elles sont pourtant subventionnées par l’État.

Dans vos recherches, avez-vous essayé de contacter le département, qui a la charge de la protection des mineurs, et donc des MIE ?

Rachid Oujdi : Non. Comme pour mon précédent film sur les Chibanis, où j’aurais pu contacter la Caf, la Carsat [caisse de retraite NDLR]. Je sais qu’on va me demander mes questions à l’avance, alors que j’ai envie d’échanges sincères et humains. Et quand on voit la situation que je décris, je ne souhaite pas mettre une seule personne en face, personnaliser la cause des problèmes. Je ne travaille pas à charge. Malgré tout, le conseil départemental est omniprésent tout au long du film.

Anne Gautier, de votre point de vue, quels acteurs manque-t-il dans le film ? 

Anne Gautier : Il manque les militants, et en particulier ceux qui pallient les grandes carences des institutions, ceux qui hébergent collectivement, qui tiennent les squats. Les travailleurs sociaux que l’on voit sont des gens avec qui j’ai travaillé par le passé, je ne veux pas les accabler. La situation concerne l’Aide sociale à l’enfance (ASE), les maisons de solidarité, et donc le conseil départemental. Elle n’est pas le fait des exécutants. Mais voir des éducateurs qui vont rendre visite à un jeune qui dort dehors devant la gare Saint-Charles en lui demandant pourquoi il dort dehors plutôt que dedans… S’ils faisaient correctement leur travail, ce gamin ne devrait pas dormir dehors ! Ce qu’on reproche, nous, les militants, au Saamena, c’est de faire semblant de croire qu’ils ont suffisamment de moyens. Nous on se demande comment ils peuvent accepter de mettre des jeunes à la rue. On aimerait qu’ils disent leur colère, pour pouvoir travailler ensemble. À la fin de la projection aux Variétés, l’équipe de l’Addap a été applaudie, je me suis dit que le film ne devait pas être assez clair.

Rachid Oujdi : Il y a pourtant une référence à RESF dès les premières secondes. Les mouvements citoyens sont aussi évoqués par l’un des médecins. J’ai bien sûr croisé ces militants, mais il aurait fallu trouver une personne à l’aise pour parler, qui accepte de sortir de l’anonymat, qui ne soit pas dans la rage. Mais l’important c’est que les militants soient dans la salle quand le film est projeté, pour l’accompagner. Et d’ailleurs, le réseau RESF s’en empare déjà. Et puis il y a le moment où les membres de Imaje Santé (un espace de santé pour les jeunes) décident de faire appel à un collectif pour trouver une solution de logement.

"Tout le monde s'en fout" déplore la directrice du centre de santé Imajes. (Capture d'écran du film de Rachid Oujdi).

“Tout le monde s’en fout” déplore la directrice d’Imaje Santé  après avoir échoué à trouver un toit pour la nuit à deux jeunes. (Capture d’écran du film de Rachid Oujdi).

Il y a en effet cette scène où les médecins et psychologues décident de faire appel à un de ces collectifs pour trouver un toit à des jeunes, ils parlent de “frauder”…

Anne Gautier : Oui, car il est interdit d’héberger chez soi des mineurs, et des étrangers. La réalité, c’est que les travailleurs sociaux en viennent à faire appel au collectif El Manba (ex-Migrants 13) pour le faire. Là dessus, le film ne met pas assez les pieds dans le plat. On est donc reconnus comme hébergeurs légitimes, alors qu’ils ne devraient pas avoir à le faire. Un squat de mineurs va être expulsé dans les jours qui viennent, alors que les éducateurs du Saamena, missionnés par le département, et donc l’État, y ont recours. On est où là ?

Rachid Oujdi : L’Addap a répondu à un appel d’offres pour mettre en place le Saamena. C’est un peu un pansement sur une jambe de bois. Mais on l’a vu avec la Plateforme asile : même si l’équipe a eu le grand courage de jeter l’éponge, d’autres sont là pour répondre à l’appel d’offres. Alors ils font tampon, ils essayent de bricoler.

Il y a une discussion dans le film, entre un jeune et son éducatrice. Celle-ci lui demande s’il sait à quoi elle sert, le jeune finit par répondre “non”. Est-ce qu’à force de faire avec des bouts de ficelle, l’action des travailleurs sociaux n’est-elle pas décrédibilisée ?

Anne Gautier : C’est ce qui est très bien montré. Les travailleurs sociaux se promènent avec des vestes siglées “éducateurs” mais ils ne peuvent rien.

Rachid Oujdi : Lorsqu’on a filmé cette séquence, on avait décidé de suivre les trajets entre le local de l’Addap et Imaje Santé, en espérant que les échanges entre éducateurs et jeunes seraient plus libres, et c’est ce qui est arrivé. Il y a un silence après cet échange, l’éducatrice réalise qu’Omar n’a pas compris son rôle.

Anne Gautier : C’est comme cette autre séquence où la même éducatrice explique à deux frères afghans de 13 et 16 ans qu’ils ne pourront pas être placés ensemble. Elle ne prend pas le temps d’entendre leur souhait d’être placés ensemble, de leur dire qu’elle l’a entendu.

Rachid Oujdi : Cette séquence a rendu folle la monteuse du film. Pendant le tournage, j’ai beaucoup remarqué la peur du vide et du silence de la part des éducateurs. Quand on passe un moment avec Omar, il se confie, son débit est beaucoup plus calme. Ma vision, c’est que le dysfonctionnement est national au sujet des mineurs isolés étrangers. Oui, il y a des responsabilités locales, mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. De même que je l’ai vu pour les Chibanis, il y a toujours au niveau local des associations qui pensent bien faire.

Une éducatrice du Saamena explique à deux jeunes frères afghans que seulement l'un d'eux pourra être logés. (Capture d'écran du film de Rachid Oujdi).

Une éducatrice du Saamena explique à deux jeunes frères afghans que seulement l’un d’eux pourra être logés. (Capture d’écran du film de Rachid Oujdi).

Ces jeunes, livrés à eux même la plupart du temps sont vulnérables à toutes les malveillances. On le voit dans cette même scène, Omar a été approché par un homme qui lui propose de voler. C’est une réalité visible ?

Rachid Oujdi : Oui, on repère les jeunes qui se sont faits embrigadés, à leur style, leur dégaine. On leur donne des baskets, à manger, mais aussi des médicaments qui les rendent accros. La drogue les rassure. En contrepartie, ils volent, se prostituent, font la mule. Pendant le tournage j’ai une fois croisé un jeune bouffi par la drogue ou l’alcool, en très mauvaise santé, mais adorable, pas agressif, il voulait parler.

Anne Gautier : De la même manière que les services sociaux, les recruteurs aussi maraudent la nuit. Et comme ces jeunes marchent toute la nuit pour lutter contre le sommeil, ils sont repérables. Mais après, c’est no future.

Rachid Oujdi :  À la rue, il y a de l’argent facile à se faire. Certains ont fui leur pays, mais beaucoup sont missionnés par leurs familles pour envoyer de l’argent. Alors au bout de quelques semaines, ils se sentent dans l’obligation de trouver une ressource. Et là je vois du cynisme des institutions, qui savent très bien que les réseaux guettent ces jeunes.

Diriez-vous qu’il y a une augmentation d’arrivées de mineurs isolés étrangers à Marseille ? 

Anne Gautier : Ils sont de plus en plus nombreux, il n’y en a jamais eu autant… de visibles. On ne peut pas non plus dire qu’on est envahis. Et il est impossible de chiffrer. Car au fond, s’ils sont visibles, c’est parce qu’ils sont à la rue et non pris en charge comme ils devraient l’être.

J’ai marché jusqu’à vous : récits d’une jeunesse exilée, documentaire de Rachid Oujdi est diffusé ce vendredi 21 octobre à 20 H 30. Il est suivi d’un débat en présence du réalisateur. Il a été diffusé sur France 3 Méditerranée, lundi 17 à 23 H 30.

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Commentaires

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  1. Helene Goldet Helene Goldet

    Le squatt de la rue Sainte qui hébergeait des mineurs (voir l’article) a été évacué cette nuit (20 au 21) par la police. Pour exiger le relogement des personnes évacuées, rassemblement à 14h devant l’OFFI, 61 bd Rabateau, métro Prado

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