Un éducateur installe son divan sur les planches

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le 16 Mai 2013
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Un éducateur installe son divan sur les planches
Un éducateur installe son divan sur les planches

Un éducateur installe son divan sur les planches

Laurent Rigaud gesticule sans cesse. Il se penche d'avant en arrière, agite ses mains, ne tient pas en place. Sa tasse de café est engloutie à peine déposée devant lui. Cet ancien éducateur de la PJJ est actuellement en poste à la Sauvegarde 13, un établissement de protection de l'enfance. Mais Laurent Rigaud évolue aussi sur les planches pour un ovni théâtral directement inspiré de Franck Lepage et de sa Conférence gesticulée sur l'éducation populaire. Forme hybride entre le one-man-show et la conférence, "la "conférence gesticulée" s'est imposée à moi lorsque j'ai vu celle de Franck Lepage en novembre 2010 [sur l'éducation populaire – ndlr]. J'étais au chômage, j'ai hésité à la regarder parce que j'avais peur que ça me remue, et puis je me suis retrouvé en plein dedans."

Mouillant sa chemise auprès de gamins en difficulté depuis près de quinze ans, ce père de famille quadragénaire décide voici un an de créer sa conférence gesticulée. Il l'intitule "Le radis de Pâques et l'éducation". "L"éducation, c'est ce truc qui m'obsède et le radis pourrait symboliser ce qu'on n'a pas prévu. C'est un parallèle avec les Amap [association pour le maintien d'une agriculture paysanne – ndlr] c'est le légume dont on ne sait pas quoi faire. L'institution dans laquelle on travaille voudrait que l'on fasse un pot-au-feu mais nous n'avons que des radis de Pâques."

"Si ça déborde, il recadre"

 Après avoir été animateur pendant quelques temps, il rentre à la fac à 36 ans. Après avoir été animateur pendant quelques temps, il rentre à la fac à 36 ans. Laurent Rigaud s'amuse d'être diplômé d'un master de recherche en science de l'éducation alors qu'il n'a pas le bac.

Il rentre à la fac à 36 ans après avoir été animateur quelques temps et sans avoir pour autant décroché le bac, ce dont il s'amuse. Diplômé d'un master de recherche en science de l'éducation, il ne sait d'abord pas trop quoi faire de ces concepts théoriques, puis décide de s'en inspirer. Comme ce principe rigide, asséné comme une sentence en école de formation et reprise par Laurent Rigaud : "un éducateur ça pose un cadre. Si ça déborde, il recadre". Laurent Rigaud dissèque avec ironie le vocabulaire utilisé, la sémantique à la base du métier. "un individu dysfonctionne, nous apprend-on. Je croyais qu'une machine à laver pouvait dysfonctionner, pas un être humain…"

Pendant la conférence, Laurent Rigaud raconte également comment la laïcité s'est imposée dans le centre où il travaille. Là, trônait une statut de la Vierge Marie. "Un jour un gamin a balancé une pierre, Marie n'a pas survécu et nous sommes devenus laïques. C'est vrai, poursuit-il, on pense qu'on est des militants mais notre creuset, au départ, c'est le curé, celui qui s'occupe des gens au Moyen-âge. On croit qu'on est laïques mais les valeurs religieuses sont toujours là et c'est plus dangereux de croire qu'elles ne le sont plus. Et puis on est aussi un peu gardien de la paix et un peu infirmier", conclut-il.

Quelques personnages illustrent ses propos, mais ils ne sont pas plus fictifs que Laurent Rigaud est un acteur :"je raconte quelque chose, ce que je porte en moi". Finalement, ce ne sont pas des anecdotes qui vont nourrir la conférence mais c'est en voulant éclairer les concepts théoriques, les rendre vivants qu'il fait appel à ces "personnages" réels. "C'est Mélodie [les noms ont été changés par Laurent Rigaud] qui m'a fait prendre conscience de mon métier. C'est une enfant sur laquelle j'avais beaucoup investi. Mais ça ne suffit pas de vouloir aider les autres… ça a été une expérience humaine forte, c'était mon premier radis de Pâques." Un échec ? "Elle a fini par se faire virer du centre" lâche-t-il. Pendant la conférence, on découvre que la petite fille entre dans la chambre où l'éducateur lit un livre, vient s'allonger sur le lit à côté de lui avant que celui-ci sursaute et la chasse de la pièce, surpris et en colère de ses avances à peine dissimulées.

"Une porte qui s'ouvre"

Si l'humour affleure régulièrement durant la conférence gesticulée, elle n'est pas fondamentalement drôle. Les thèmes sont graves, il est question d'inceste, de violence… "On est face à des gens cassés dans ce métier. Tout le monde n'a pas forcément envie d'entendre ces choses-là, j'avais peur que le public parte en courant. Mais en même temps, j'avais envie que les gens se prennent le métier dans la gueule comme nous le prenons quotidiennement." L'acte est politique, le propos critique envers une société qui voudrait rendre l'individu prévisible, "où tout se rigidifie" mais aussi vis-à-vis de lui-même "puisque l'on participe à ce système". La formule semble fonctionner, les premiers retours de collègues ou du public sont positifs.

Même si le propos est acide, Laurent Rigaud nie catégoriquement être en proie à un éventuel cynisme. "Au début, c'est vrai, on est plein d'illusions, on veut sauver le monde. Et puis on perd ses illusions. Mais quand on a accepté que ça ne marche pas, bizarrement, ça marche mieux."  Et si cette conférence gesticulée n'est pas un exutoire, elle l'aide tout de même à faire face. "C'est une porte qui s'ouvre, ça donne de l'air". Elle lui a également donné l'occasion et l'envie d'adopter une autre approche professionnelle : "Avant j'étais frontal, et puis on se fait mal. Là, j'ai trouvé un truc où je suis plus créatif. Je me rends compte que c'est plus porteur. La conférence se veut philosophique, poétique et politique, tout ce à quoi on a de moins en moins droit".

Comme pour illustrer son propos, Laurent Rigaud se penche, farfouille dans son sac, se relève avec un nez rouge. Un ange narquois passe. "Vous voyez, ça cause un trouble, ça casse quelque chose. Sur scène on a le droit de tout faire, c'est plus facile. Pourquoi ça ne fonctionnerait pas dans l'autre sens, introduire du gesticulé dans le métier ?". Du coup, lorsque "Kevin" lance vulgairement "Va te faire enc… !", Laurent Rigaud cherche les moyens plus pertinents de lui répondre, notamment en utilisant l'humour. "Plutôt que de lui dire, on ne parle pas comme ça, qui est absurde parce que lui, Kevin parle comme ça, je tente un "je suis pas ton petit copain" qui va le faire rire. Bon, c'est un peu dangereux de commencer à rire avec des gros mots. Mais tout est aseptisé, il faut prendre de moins en moins de risques."

"Autoriser l'émotion"

Et ce que l'éducateur déteste plus que tout dans ce métier qu'il adore pourtant, "c'est que l'on a de moins en moins le droit à l'échec, ce qui participe du fait que l'on abuse de notre pouvoir, en faisant fermer sa gueule à une famille par exemple. Or, comme le dit Franck Le Page, quand on a pas le droit à l'échec, c'est du fascisme. Un travailleur social doit être un peu un résistant et pas juste un procédurier de la politique publique."

Laurent Rigaud ne compte pas s'arrêter là. Dès lors pourquoi ne pas présenter sa conférence dans les écoles, les lycées ou encore l'introduire sous forme de module de formation dans les écoles d'éducateurs pour "recreuser les concepts" : "Il faut autoriser l'émotion. On nous l'interdit, on pense qu'il faut la mettre à distance, mais c'est impossible! On travaille presque derrière un guichet. Pendant longtemps, j'ai pensé qu'il fallait masquer ses émotions, cacher aux familles, aux enfants que je pouvais être déstabilisé." Laurent Rigaud espère d'ailleurs que certains de "ses" jeunes vont venir voir la conférence. Il a même invité un père à venir. "ce n'est pas bien mais en même temps, j'ai envie de décloisonner tout ça. Il faut qu'on arrête, on va se faire bouffer si on ne réfléchit pas tous ensemble".

Bien sûr, Laurent Rigaud a "le trac de se planter" avant de monter sur scène. Il continue pourtant car il a ainsi l'impression "de demander pardon aux gamins pour m'être parfois trompé. Ils ne peuvent pas faire des reproches à un éduc' comme ils peuvent en faire à leurs parents."

 

 

 

 

>> Conférence gesticulée le mercredi 22 mai à 21 h au point de bascule (108 rue Breteuil)
puis le 8 juin au théâtre "le têtard". L'heure reste à confirmer.

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Commentaires

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  1. yaelle yaelle

    ben, juste bravo ! Ou plutôt d’abord “bravo”, c’est Franck qui vient de me faire passer ton lien, tu as accouché tout seul, sans assistance de la scop obsétricienne, au naturel, comme une indienne accrochée à un tronc d’arbre. Moi, j’ai envie de te voir en entier, pour une double raison (qui est sans coeur) : j’ai un petit Kévin à la maison depuis 13 ans… et je confesticule depuis peu. On pourrait imaginer que, sur un festival de gesticulations libres…on se rencontrerait, avec d’autres gesticulateurs précoces. Bon cheminement et merci d’avoir osé, c’est courageux et tellement utile maintenant, la liberté.
    yaelle (confesticulée : “A qui profitent nos silences ? Travail d’arabe, dialogue de sourds, ex-pression syndicale : surf sur la vague de la discrimination.”

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  2. romain romain

    SALUT LAURENT
    Top cet article, ca reprend trop bien ce qu’est une conférence gesticulée. Hate de pouvoir te voir, moi je suis un Picard, fais moi signe quand tu viendras nous voir dans le Nord. Bon vent et à bientôt. Romain

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  3. rège rège

    Salut Laurent. J’aime beaucoup … Le radis de Pâques ! Et merci aussi pour “Autoriser l’émotion!” Bien sûr que la mise à distance de soi-même est impossible ! Merde à la fin ! Et bravo et que vivent la philo la poésie et la politique dans toutes nos gesticulations ! Je gesticule contre les normes en Bretagne ! Au plaisir de faire plus ample connaissance longue vie à ta conf et bises non calibrées à commander direct à notre AMAP : 22 LES BIOS CAGEOTS avec une botte … de poireaux !

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  4. Betty Betty

    Bonjour !
    Si vous en avez envie, on peut organiser une rencontre en Isère…
    Mamie, donc ex maman “éducatrice”, avec plein de choses à raconter … Merci !

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  5. misshorscadre misshorscadre

    Je suis fan…ça te ressemble tellement. Bravo Laurent

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