Trafic de déchets : la délicate position d’un assistant spécialisé du tribunal de Marseille

Enquête
le 27 Nov 2023
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Richard Perez, dit le "roi des poubelles", mis en cause pour un important trafic de déchets, a porté plainte contre un assistant spécialisé qui a conseillé le parquet dans l'enquête qui le vise. Si certains dénoncent des manœuvres d'avocats, il n'en demeure pas moins que cet expert a bien travaillé pour des entreprises et des personnes directement citées dans ce dossier.

Le tribunal judiciaire de Marseille (Photo : LC)
Le tribunal judiciaire de Marseille (Photo : LC)

Le tribunal judiciaire de Marseille (Photo : LC)

L’enquête a duré des mois, sollicité plusieurs magistrats, de nombreux policiers et même, une unité de la gendarmerie et de la police judiciaire spécialisée dans les atteintes à l’environnement. Des dizaines d’auditions et perquisitions plus tard, la justice et les forces de l’ordre ont réussi à démanteler un important trafic de déchets avec nombreuses décharges dans les Bouches-du-Rhône et le Gard. Huit personnes sont actuellement mises en examen dans cette affaire, dont Richard Perez, surnommé “le roi des poubelles” par la presse nîmoise et bien connu de la justice. Mais après plusieurs mois de détention provisoire, ce dernier, comme on peut le lire dans Midi Libre, a déposé une plainte qui vient secouer le dossier.

Celle-ci vise directement l’assistant spécialisé du tribunal judiciaire de Marseille qui a pris part à l’enquête. Les qualifications pénales alléguées ? Prise illégale d’intérêt, corruption et trafic d’influence. “En parallèle, nous avons déposé une requête en nullité”, indique à Marsactu Gilles Gauer, l’avocat de Richard Perez. Ce deuxième acte vise à annuler une partie ou la totalité de la procédure. “Je n’ai pas l’habitude de prendre ce genre de client, mais là, ça le dépasse. Il s’agit de l’image de la justice et de la façon dont elle s’organise”, attaque Gilles Gauer. Dans les couloirs du tribunal, on souffle que l’histoire “fait du bruit”. Une autre source, toujours sous couvert d’anonymat, concède même qu’elle est “très mal vécue par les concernés”. D’autres dénoncent “des manœuvres d’avocat de voyous qui visent à déstabiliser la justice”. S’il revient désormais à cette dernière de définir les suites qu’elle donnera à l’affaire, la position de son assistant judiciaire pose clairement question.

Cabinet de conseil dans le déchet

Antoine P. a un CV bien fourni. Cet ingénieur diplômé de l’école de Mines a été recruté en mars 2022 par le tribunal judiciaire de Marseille comme assistant spécialisé environnement. Globalement, sa mission consiste à apporter un éclairage aux magistrats. Assistance d’un juge d’instruction, d’un officier de police judiciaire, remise de documents de synthèse… Les asssitants spécialisés peuvent remplir toutes sortes de tâches. Ils ont également accès au dossier de l’instruction et peuvent suggérer des pistes d’investigation. Antoine P., lui, se montre plutôt pro-actif et apparaît à plusieurs reprises dans l’affaire “Bennes 30”, du nom de l’entreprise de Richard Perez. Il assiste à de nombreux interrogatoires avec la juge d’instruction et pose parfois des questions. Il est missionné pour aider les officiers de police judiciaire et les gendarmes dans leurs recherches, il participe aux déplacements pour effectuer des perquisitions, et échange directement avec les préfectures concernées. Bref, il apporte son soutien dans un domaine qu’il maîtrise sur le bout des doigts : la gestion des déchets. Passé par les services de l’État, dont la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), Antoine P. a aussi exercé dans le privé. C’est cette dernière activité qui lui vaut aujourd’hui des accusations de conflit d’intérêts.

Pendant plusieurs années, l’homme a en effet été gérant d’IIM Conseil, “un bureau d’étude spécialisé dans le conseil et l’assistance technique, administrative et économique des exploitants des installations classées pour la protection de l’environnement”. En langage courant, une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE) peut, entre autres, désigner un site de stockage de déchets. Or, parmi les clients d’IIM Conseil, se trouvent des entreprises et des personnes directement citées par l’enquête susmentionnée. Plus précisément, des “apporteurs” de déchets à Richard Perez et ses collaborateurs. Contacté par Marsactu, Antoine P. n’a pas répondu.

“Nous l’avons averti”

Au tribunal, on prend l’affaire très au sérieux, sans pour autant montrer de signes d’inquiétude. Joints par Marsactu, le procureur de la République de Marseille Nicolas Bessone, et le président du tribunal Olivier Leurent se sont rapidement rendus disponibles pour répondre à nos questions. Ainsi, expliquent-ils dans un entretien téléphonique qu’ils ont décidé de mener de concert, “lors de son recrutement Antoine P. a été très transparent sur son parcours professionnel”. “C’est d’ailleurs sur la base de son CV que nous avons retenu sa candidature. Mais nous l’avons averti au moment du recrutement qu’il devait se retirer de toute activité à titre privé. Le temps des formalités administratives…”, précise Olivier Leurent.

Le temps et la chronologie, les voici. Antoine P. est recruté au tribunal en mars 2022. Cela fait près de quatre mois que l’information judiciaire sur le trafic de déchet est ouverte. Selon un compte-rendu d’assemblée générale d’IIM Conseil annexé à la plainte, il restera actionnaire de la société jusqu’en mai 2023. Durant plus d’un an, ce dernier sera donc coactionnaire – minoritaire – d’un bureau d’études dont les clients sont cités régulièrement dans l’enquête à laquelle il participe. Selon une note de l’Union syndicale des magistrats, les assistants spécialisés sont pourtant “nommés pour une durée de trois ans [et] leur fonction est exclusive de toute autre activité professionnelle rémunérée, à l’exception de l’enseignement.” Antoine P. a-t-il également poursuivi son activité de conseil ? En tout cas, ce dernier rend son mandat social concomitamment à son recrutement, “même s’il aurait été mieux qu’il arrête tout en même temps”, glisse une source proche du dossier

Rapports pour des sociétés apporteuses de déchets

Marsactu n’a en tout cas pas retrouvé de trace d’activité privée d’Antoine P. après son recrutement au tribunal. Le dernier rapport signé de sa main que nous avons pu consulter date de janvier 2022, soit à peine plus d’un mois avant son recrutement. Mais le client pour lequel il réalise ce travail n’a rien de rassurant. Il s’agit en effet d’une entreprise qui, comme plusieurs autres clients d’IIM Conseil, figure à de nombreuses reprises dans l’enquête qui met en cause le roi des poubelles. En l’occurrence, l’entreprise Sclavo, “qui propose des solutions adaptées aux déchets” a en effet reçu plusieurs factures adressées par Bennes 30, la société de Richard Perez. “Le groupe est l’un des principaux apporteurs des déchets déposés sur le site de Milhaud”, précise ainsi la plainte des avocats de Richard Perez qui ajoute que cette entreprise est “concernée par les faits présumés de gestions irrégulière, transfert illicite et dépôt illégal de déchets”.

D’autres éléments du dossier, que Marsactu a pu consulter, prouvent que des déchets provenant de cette société “familiale et indépendante” se sont retrouvés à Meyrargues et Saint-Chamas. Soit précisément les deux sites qui ont été la proie d’importants incendies, ceux-là mêmes qui ont déclenché l’ouverture de l’enquête. Sur le site d’IIM Conseil, Sclavo est cité parmi les entreprises qui “nous ont fait confiance”. Mais Antoine P. a aussi conseillé l’entreprise Enso, pour laquelle il signe un rapport en septembre 2021.

Situation de conflit d’intérêt ?

L’instruction n’est pas encore ouverte et Enso n’apparaît pas nommément dans celle-ci. Mais d’autres sociétés de ses trois actionnaires sont elles directement citées comme des clients de Richard Perez et de ses comparses dans cette affaire. On parle alors de Sertego, qui a largement participé à remplir le site de Saint-Chamas avant qu’il ne brûle, mais aussi de sociétés qui ont pignon sur rue, comme SMA Environnement ou Véolia, elles aussi apporteuses de déchets sur les sites de ce trafic tentaculaire. Pour illustrer cet étrange mélange des genres, la plainte revient sur un épisode de l’enquête. Lors d’une audition de Richard Perez à laquelle assiste Antoine P., le “roi des poubelles” raconte “qu’il y avait un gros problème entre Veolia et la famille C. qui a fait du trafic de déchet” : “Le 14 février 2020, Veolia procède à un virement de 345 000 euros sur le compte de Bennes 30. […] Je me suis retrouvé dans un bureau avec un certain monsieur Kester du groupe. On m’a demandé de rendre l’argent. Après quelques mois il y a eu un arrangement. Véolia a amené du déchet chez moi et j’ai gardé les sous en acompte.” Sur la plainte pour trafic d’influence, on peut lire ensuite : “force est de constater qu’à aucun moment, lors de cette évocation devant lui d’un tel trafic de déchets, Antoine P. n’a signalé sa qualité de conseil du Groupe Veolia et de M. Kester (comme de la société Enso).”  Dans son rapport de 2021, Antoine P. comme on peut le voir sur la capture d’écran suivante, accole sa signature à côté de celle de Jérôme Kester, qui est donc à la fois directeur du territoire Provence Alpes de Veolia et actionnaire d’Enso. Il s’agit plus précisément d’une note de synthèse sur une installation d’Enso que l’ingénieur réalise en tant que conseiller d’IIM Conseil. En 2017, il signe également un rapport pour le compte de Veolia.

 

capture d’écran d’un rapport réalisé par Antoine P. pour le compte d’Enso.

 

“Toutes ces sociétés ne sont ni mises en examen, ni parties civiles”, recadre Olivier Leurent. Pour les plaignants, peu importe, cela constitue “une situation de conflit d’intérêts dans des conditions pouvant atteindre l’apparence d’impartialité que la juridiction et l’institution judiciaire doivent légalement présenter.” Dans les couloirs du tribunal, on concède que ces sociétés peuvent aussi ne pas être dans le périmètre des mises en examen “pour ne pas créer un monstre dans un dossier déjà ample“. Mais on s’agace également : “Un expert a forcément une expertise ! C’est justement parce qu’il connait les acteurs du déchet qu’il est là”, défend la même source qui rappelle la difficulté à recruter des assistants spécialisés. Du côté des syndicats, on considère que l’un des enjeux du recrutement de ces derniers est une histoire de “limite”. “Il faut évaluer la pertinence de son apport en termes techniques par rapport à des gens qui n’ont jamais pratiqué”, analyse un membre du syndicat de la magistrature pour qui la fonction est ” une richesse et ne porte pas nécessairement le conflit d’intérêts en lui”. Mais quel est le poids réel de cet assistant spécialisé dans l’enquête ?

Non-décisionnaire mais omniprésent

Parmi les tâches qui lui sont confiées, celle d’échanger avec les préfecture des Bouches-du-Rhône et du Gard a un but bien précis. La juge d’instruction est en effet désireuse de connaître l’évaluation du coût du nettoyage des sites impactés par ce trafic de déchets, qui s’étale sur deux départements et a des ramifications jusqu’en Espagne. “Il convient, écrivent encore les conseils de Richard Perez, d’avoir conscience de ce que l’évaluation des déchets du site de Bennes 30 représente pour les acteurs de ce marché un potentiel de chiffre d’affaire considérable, particulièrement pour les groupe Veolia et Paprec.” Deux clients d’IIM Conseil.

À la tête du tribunal et du parquet, on refuse cette grille de lecture. “Ses documents de synthèse ou son analyse peuvent être versés au dossier mais ils sont sans incidence sur l’office du juge. L’assistant spécialisé ne remplace pas le magistrat. Il l’éclaire de son expérience professionnelle, mais le magistrat reste libre et indépendant”, rappelle Olivier Leurent. Une manière de dire leur confiance pour la suite de cette affaire. Contactée par Marsactu, la cour d’appel, dont la chambre d’instruction doit juger la requête en nullité, annonce une audience au premier trimestre 2024. Selon une source proche du dossier, Antoine P. n’est déjà plus sur le dossier de l’affaire dite “Bennes 30”. Il s’agit là, précise notre source, d’une “mesure de précaution”. On n’est jamais trop prudent.

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Commentaires

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  1. Patafanari Patafanari

    Il suffirait de constituer un comité mixte indépendant chargé de nommer un expert qui évaluerait le déontologue qui superviserait l’assistant spécialisé .

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  2. Richard Mouren Richard Mouren

    On ne peut que constater une grande légèreté de cet assistant spécialisé qui a continué son actionnariat contrairement à toutes les règles déontologiques. Serait-il plus lanceur d’alerte qu’assistant spécialisé?

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  3. RML RML

    Beaucoup de fumée sans feu…c’est surtout une belle aubaine pour que les criminels du déchets puissent continuer en toute trans

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  4. Leloup Leloup

    Article rédigé très légèrement, dans lequel les tenants et aboutissants n’apparaissent pas spontanément.

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    • Violette Artaud Violette Artaud

      Bonjour,
      Cet article a été rédigé sur la base de plusieurs semaines d’enquête, période durant laquelle près d’une dizaine de sources ont été contactées. En outre, l’article s’appuie sur un certain nombre de documents “officiels”.
      Bien à vous

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    • Electeur du 8e © Electeur du 8e ©

      J’ai un autre jugement de valeur : je trouve au contraire cet article très fouillé, sur un sujet compliqué où les acteurs font tout pour qu’il y ait une opacité maximale.

      Mais au-delà du jugement lapidaire, que suggérez-vous ?

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    • Regard Neutre Regard Neutre

      @ Leloup … Ah, voilà une critique digne d’un débat politique ! J’apprécie la diversité d’opinions sur la nature de la critique. Si vous avez des suggestions constructives à ajouter.

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