“Si l’outrage sexiste est dans le code pénal, on pourra agir”

Interview
le 24 Mai 2018
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Marsactu organise ce jeudi soir au Théâtre de l'Œuvre un débat sur le thème de la place des femmes dans l'espace public. Un sujet qui pose la question des réponses judiciaires aux agressions dont les femmes peuvent être victimes et de l'accueil qui leur est réservé. Rencontre avec Jean-Philippe Gorce, fonctionnaire de police à la tête du bureau d'aide aux victimes des Bouches-du-Rhône.

Jean-Philippe Gorce devant l
Jean-Philippe Gorce devant l'emblème du bureau des victimes, un hoplite, guerrier grec chargé de protéger la population.

Jean-Philippe Gorce devant l'emblème du bureau des victimes, un hoplite, guerrier grec chargé de protéger la population.

Lorsqu’une femme victime de violences arrive dans un commissariat, l’expérience n’est pas toujours aisée. À Marseille, le bureau d’aide aux victimes, rattaché à la direction départementale de la sécurité publique, travaille depuis 2003 à améliorer l’accueil des personnes venues déposer plainte, et principalement des victimes de violences conjugales. À sa tête, le gardien de la paix Jean-Philippe Gorce assure vouloir accompagner “le moment traumatique qu’est la prise de plainte”. Avec son équipe de trois fonctionnaires, ils coordonnent l’action de psychologues et d’intervenants sociaux dans les commissariats, forment au quotidien leurs collègues policiers et font le lien avec les associations d’aide aux victimes. Il occupe donc un poste d’observation privilégié pour parler des violences faites aux femmes dans leur ensemble et de leur difficile prise en charge.

Marsactu : cela a-t-il un sens à vos yeux de faire la différence entre les violences subies par les femmes dans l’espace privé et l’espace public ? 

Jean-Philippe Gorce : Les infractions à caractère sexuel surviennent dans les deux sphères. Mais à partir du moment où on prend une plainte, on n’est plus dans le domaine du public, on entre directement dans l’intimité de la personne. On sait que les agressions viennent souvent de proches, de l’entourage.

Ensuite, une différence entre une agression sexuelle et les violences conjugales, c’est la question de l’emprise. Dans le cas de violences conjugales, on va obligatoirement passer par des phases de rétractations. L’emprise exercée par le conjoint induit des comportements complexes à gérer, des retraits de plaintes, des absences lors de convocations… C’est pour cela qu’on fait des formations sur l’accueil des victimes pour les collègues qui prennent les plaintes dans les commissariats. On y précise ce que dit la loi, mais on travaille aussi sur la posture à avoir, ce qu’il faut dire ou ne pas dire. Et on évoque aussi beaucoup le phénomène de l’emprise, le processus d’infériorisation dans lequel la femme passe de sujet à objet, la spirale de la violence que cela implique avec les phases de pardon, de retour de la violence…

Quelle part représentent les violences conjugales dans le nombres de plaintes déposées ? 

Je n’ai pas une idée du chiffre précis, car cela regroupe au final un grand nombre d’infractions connexes. En revanche, c’est assurément l’infraction avec violence la plus répandue. Un fonctionnaire enquêteur, c’est ce qu’il traite le plus souvent, et en priorité : c’est la consigne donnée.

Les témoignages sont nombreux concernant des problèmes dans l’accueil des victimes d’agressions sexuelles et sexistes dans les commissariats. Ils ont notamment été compilés par un collectif féministe, le Groupe F. Y-a-t-il une prise de conscience de la part des policiers ?

La prise de conscience elle est là, et depuis des années. La police est comme la société, elle évolue aussi. Depuis notre service, on a l’impression que les choses bougent dans le bon sens. Désormais, les policiers y sont sensibilisés dès la formation initiale, il y a une montée en puissance de ces thématiques.

Ce qui est régulièrement souligné par les mouvement féministes, c’est que ces infractions sont les seules à donner lieu à une inversion des responsabilités, lorsque notamment, on demande à la victime comment elle était vêtue, ce qu’elle faisait dehors, etc.

Oui, c’est une question que l’on entend beaucoup de la part des associations, ce “on ne m’a pas crue”. Le fonctionnaire de police qui prend la plainte a une difficulté : faire rentrer une histoire humaine, qui dure parfois depuis plusieurs années dans le cadre codifié d’une plainte. On va chercher des éléments matériels : “Il vous a frappé ? Comment ? Avec quelle main ?”. Ce n’est pas parce qu’on n’y croit pas, c’est qu’on cherche à collecter le plus d’éléments matériels.

C’est vrai, il n’y a pas de règles quand on pose ces questions, parce qu’on est obligé de s’adapter à chaque situation. Souvent, une personne qui vient pour des violences conjugales va d’abord dire qu’elle est là pour une amie, puis si elle est en confiance elle va évoquer à demi mots sa propre situation, une gifle, qui se révèle être des coups de pied… On découvre au fur et à mesure l’ampleur. Proposer une canevas de questions types est donc impossible.

D’autres témoignages pointent des situations où les victimes se voient refuser le dépôt d’une plainte, comment cela peut-il s’expliquer ?

“Quand on refuse de prendre une plainte, c’est inadmissible (…) C’est au procureur de décider des suites à donner.”

Quand on refuse de prendre une plainte, c’est inadmissible, et il ne faut pas que cela se reproduise. Il n’y a rien qui peut motiver ça à partir du moment où l’infraction est qualifiée. C’est au procureur de décider des suites à donner. C’est très clair.

Ce qui peut arriver dans certains cas, c’est une dissonance entre ce que la personne déclare et les retours qu’on a du commissariat. Cela peut être lié l’état de la victime qui entraîne une difficulté à verbaliser, à dire la bonne chose au bon moment pour expliquer les faits, et sans infraction, on ne peut pas agir. C’est pour cela que nous faisons des préparations au dépôt de plainte avec les associations qui accompagnent les victimes. Les femmes victimes de violences conjugales ne sont pas toujours en mesure de donner une date, un lieu, au delà même d’un certificat médical qui n’est pas obligatoire. Il faut prendre le temps, proposer un verre d’eau… parce que sans élément on ne peut rien faire.

La nouvelle loi de lutte contre les violences sexuelles et sexistes prévoit de faire des outrages sexistes une infraction. Si la loi est votée définitivement, cela rentrera-t-il dans votre champ de compétences ? 

Si l’infraction est entre dans la loi, elle entre dans notre champ de compétences.

Avez-vous déjà eu à suivre des affaires de ce genre ?

Oui, personnellement, une des dernières affaires que j’ai suivi lorsque j’étais au commissariat du 3e, c’étaient des jeunes en scooter qui circulaient dans le quartier et mettaient des mains aux fesses des filles. On a pris les plaintes, on les a trouvés et ça a été traité.

On est tout le temps face à la question du manque d’élément matériel. La plainte, on va la prendre, après, la question c’est qu’est-ce qu’on va en faire ? Mais c’est le cas dans ces infractions comme dans toutes les autres.

Est-ce que ce n’est pas plus difficile quand il s’agit de simples mots ? 

“La prise de conscience actuelle de la société est une aubaine, parce que les gens vont être plus à même de mettre fin à ces comportements à la source.”

Les mots, les violences psychologiques sont une infraction. La dévalorisation, c’est une infraction pénale. On le met dans le procès-verbal. Mais si lui nie, c’est parole contre parole. La prise de conscience actuelle de la société est une aubaine, parce que les gens vont être plus à même de mettre fin à ces comportements.

Quand on ne connaît pas, on ne peut pas bien faire. Il ne s’agit pas de se mettre à la place des victimes, mais d’essayer de comprendre. La pire des choses, c’est le manque d’informations sur un phénomène.

Cela impliquerait des interventions en flagrant délit, dans la rue, cela vous semble-t-il applicable ?

À partir du moment où une infraction est commise, qu’il s’agisse d’une violence physique ou psychologique, l’article 73 du code pénal dit que tout policier, gendarme, et même tout citoyen est en mesure d’exercer un pouvoir de cœrcition : à partir du moment où on constate l’infraction, on peut intervenir. Il y a ce qu’on appelle une présomption de flagrance : on intervient d’abord [pour mettre fin à la violence, ndlr], et on essaye de comprendre ensuite ce qui se passe exactement.

Si l’outrage sexiste est dans le code pénal, on pourra agir. Et si finalement la situation ne relève pas exactement de cela, que l’on n’a pas assez d’éléments, il existe déjà l’infraction d’injure qui pourra être plus adaptée. La question est de savoir si l’on va faire de l’outrage sexiste un délit, ce qui permettrait alors d’interpeller l’auteur [plutôt que de dresser une contravention sur place, ndlr], et changerait les peines encourues. Mais quoi qu’il arrive, le policier pourra le traiter.

Les féministes parlent du continuum des violences faites aux femmes, de mécanismes d’oppression qui sont les mêmes chez les harceleurs que chez les maris violents, les violeurs… Est-ce quelque chose que vous constatez ? 

“Il y a autant d’infractions dans la division sud, les beaux quartiers, que dans la division nord, plus populaire.”

Je parlerais davantage de profils psychologiques que d’une question culturelle. Il y a autant d’infractions dans la division sud, les beaux quartiers, que dans la division nord, plus populaire, donc je ne pense pas qu’on puisse dire que c’est culturel. Dans les secteurs sud, d’ailleurs, le silence est beaucoup plus grand, les représentations sociales jouent beaucoup sur le comportement de la victime.

Vraiment, cela touche toutes les couches de la population, les sans-emploi comme les notaires, mais c’est toujours le même profil : des manipulateurs, on peut parler de pervers narcissiques, qui donnent des ordres, des contre-ordres, qui exercent une emprise. L’auteur est systématiquement dans le déni, que ce soit joué ou sincère : “Elle ment, je n’ai pas fait ça…”. Ce sont des gens qui se comportent bien en tant que père de famille, en bons voisins, etc. C’est très souvent la parole de l’un contre celle de l’autre, des années peuvent avoir passé, il n’y a pas de témoin, pas d’enregistrement, parfois même pas de blessure constatable…

À vos yeux, quelles améliorations peuvent être souhaitables pour mieux prendre en charge les victimes d’agressions sexistes et sexuelles ? 

Ce n’est pas pour faire de la langue de bois, mais elles sont faites actuellement. Il y a une vraie dynamique, c’est une excellente chose. Il y aura bien sûr des outils nouveaux, des postes en plus, mais la dynamique est là, et ça va continuer. On va continuer la formation des fonctionnaires, des associations, des professionnels de la santé et du social. Ce matin, ma collègue était dans un lycée pour une intervention devant des jeunes qui se destinent à des professions dans le social. La sensibilisation est très importante, plus on prend les gens jeunes, mieux c’est. Un professionnel qui a compris les mécanismes aura une prise en charge différente.


Ce qu’il y a dans le projet de loi sur la lutte contre les violences sexuelles et sexistes

La loi votée en première lecture à l’Assemblée nationale le 16 mai et dont la rapporteure était la députée (LREM) de la 3e circonscription des Bouches-du-Rhône Alexandra Louis contient plusieurs éléments distincts. Elle doit encore être votée par le Sénat.

– Création de l’infraction d’outrage sexiste qui vise le harcèlement de rue qui recouvre divers comportements : “sifflements, commentaires sur le physique ou la tenue, présence envahissante”, explique la loi, c’est à dire “le fait d’imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste portant atteinte à sa dignité ou créant à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante”.

– Renforcement des dispositifs autour des abus sexuels sur mineurs : le délai de prescription serait allongé à trente ans pour les crimes sur mineurs, les peines encourues seraient durcies en cas d’atteinte sexuelle sur un mineur de moins de quinze ans, via son article 2, qui a cristallisé les polémiques.

– Lutte contre le harcèlement groupé, en permettant de qualifier de harcèlement sexuel ou moral des comportements effectués en groupe, même non répétés, comme lors de “raids numériques” concertés contre une même victime.

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