Samia Chabani : “Ce serait triste que notre tissu associatif s’épuise”

Interview
le 11 Déc 2023
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En difficultés financières, l'association Ancrages a mené une campagne de soutien cet automne. L'opération a permis de valoriser le travail essentiel de la structure autour de la mémoire des questions migratoires. Mais elle n'a pas dissipé les menaces qui pèsent sur son avenir, comme sur celui de nombreuses autres associations.

Samia Chabani, directrice d
Samia Chabani, directrice d'Ancrages, dans les locaux de l'association. (Photo : LC)

Samia Chabani, directrice d'Ancrages, dans les locaux de l'association. (Photo : LC)

Entourée de centaines de livres consacrés à l’histoire des migrations à Marseille et dans la région, Samia Chabani nous reçoit dans les locaux d’Ancrages, l’association qu’elle a fondée il y a plus de 20 ans. Le centre de ressources associatif a trouvé refuge, il y a un peu plus d’un an, du côté de la Joliette, sous la Major, après plusieurs années au sein du tiers-lieu Coco Velten, à Belsunce. Aussi sympathiques que puissent paraître les lieux, ce déménagement illustre en partie les difficultés traversées par l’association, ballotée au gré des choix des politiques publiques et contrainte de se débrouiller par elle-même quand les projets touchent à leur fin.

Cet automne, Ancrages a sonné l’alarme avec une campagne de soutien qui s’est achevée début décembre. Si la somme collectée, 2450 euros, est symbolique, la fondatrice retient la mobilisation de nombreux acteurs, au niveau local mais aussi national – l’ancienne ministre Christiane Taubira y est ainsi allée de son petit mot – qui permet de repartir d’un pied plus ferme. Et a permis d’attirer l’attention de certains financeurs. Sans pour autant complètement éloigner les incertitudes.

Sociologue de formation, Samia Chabani noue toujours dans son discours les deux facettes de sa structure : la lutte pour faire entendre les récits migratoires qui ont forgé le territoire et la défense du modèle associatif et des libertés qui y sont attachées. Inquiète de la montée des discours de haine, elle veut croire aux espaces de débat que permet l’éducation populaire – “si on ne le fait pas, plein d’idéologues le font à notre place”. Et s’exaspère de voir les acteurs institutionnels regarder ailleurs.

Ancrages est un nom connu de beaucoup de Marseillais, mais quelles sont exactement vos actions ?

C’est vrai qu’on est un peu un ovni pour beaucoup de gens. Nous travaillons autour de trois axes. Nous sommes tout d’abord un centre de documentation pour la mise en perspective de l’histoire du territoire à travers la question des mobilités migratoires, pour comprendre son peuplement, ses caractéristiques majeures. Pas seulement pour Marseille intra-muros, mais pour tout le territoire métropolitain, avec les autres villes d’accueil que sont Aix, Martigues, Aubagne, etc. Nous sommes aussi un centre de formation. Car, quand on quitte le système scolaire, il y a deux choses qui n’ont quasiment pas été abordées : l’histoire des migrations et l’histoire coloniale. Pourtant, les différentes formes de mobilités et de mondialisations qui en découlent imprègnent notre société actuelle. Enfin, nous travaillons aussi à des actions de médiation culturelle, pour faire le lien entre ces savoirs et le public, via des ateliers pédagogiques, des expositions itinérantes – que nous réalisons ou que nous achetons – ou encore nos fameuses balades patrimoniales.

Aujourd’hui, l’association rencontre des difficultés, à quoi cela est-il dû ?

Par la situation d’urgence permanente et de court-termisme à laquelle sont soumises les associations. L’État a traîné pour lancer l’appel à projets pour la formation 3APA [accueil et accompagnement des primo-arrivants; ndlr] que nous assurons depuis plusieurs années et qui représente 60 000 euros par an [sur un budget annuel de 200 000 euros, ndlr]. Finalement, en 2023, il n’y a pas eu d’appel à projets et aucune information avant septembre, où l’on nous a dit que ça ne reprendrait qu’en 2024. Les temps de réponse peuvent tuer les associations. On n’a pas les neuf mois que les institutions mettent aujourd’hui à répondre. Il y a quelques années, c’était quatre-cinq mois. Au-delà, ça demande un fonds de roulement qui corresponde quasiment à un exercice complet.

Et puis, il y a une prolifération des appels à projets. Là où on répondait à dix appels à projet avant, on en répond à 50 pour des montants de 5 à 10 000 euros. Ça fait de nous des gratte-papiers, ce n’est pas possible. Derrière nos difficultés financières, il y a la question de quel monde associatif nous voulons : des associations avec des modèles entrepreneurial ou des associations avec seulement des bénévoles. La fin des contrats aidés en 2018, on n’en est pas revenus. Si on n’a pas d’aide pour le fonctionnement, il faut des contrats aidés. Sans parler des questions politiques qui font que si tu es soutenu par la région et la métropole, tu ne l’es pas par la Ville, et inversement.

Votre sentiment, c’est que le travail associatif n’est plus valorisé  ?

Avant le Covid, les associations de proximité étaient ringardisées. Tout ça a été freiné par la crise, car on a bien vu que ces associations-là sont indispensables pour maintenir le lien social. Le monde associatif a peut-être besoin de grosses structures qui peuvent agir à l’échelle de plusieurs départements, mais il y a besoin de pluralités, d’un maillage complexe. À Marseille, c’est difficile de faire sans ce maillage qui a longtemps suppléé le manque de services publics.

Quelles sont alors les urgences ?

On milite, dans le sens de revendications du collectif des associations citoyennes, pour la généralisation des conventions pluri-annuelles qui permettent de se projeter. Mais aussi pour la création d’une cellule de soutien aux associations, avec un appui dans la recherche de locaux. Aujourd’hui, nous sommes dans un local deux fois plus petit qui nous coûte trois fois plus cher que celui qui nous avions auparavant au sein de Coco Velten. On doit payer des locaux à des privés, et respecter les normes pour recevoir du public, car nous sommes un centre de formation. On a été une quantité d’associations à quitter Coco Velten et chacun se débrouille de son côté. Alors qu’il y avait une vraie dynamique et une envie de continuer à travailler ensemble, dans la complémentarité. Ce qui est constructif, ce n’est pas le tout lucratif et la concurrence.

Aujourd’hui, quel sens cela a-t-il pour Ancrages de rester sous statut associatif ?

La crise que nous traversons nous pousse forcément à interroger notre modèle économique. L’air du temps, ce serait d’avoir une structure outil qui fonctionne avec des auto-entrepreneurs… Mais l’enjeu pour nous, c’est de pouvoir porter un plaidoyer et une implication sociale. Une association permet de porter un plaidoyer.

Dans notre cas, il s’agit de revendiquer que la question des migrations n’est pas une simple thématique. La mobilité structure nos sociétés depuis le début de l’humanité et le déficit de prise en compte de cet enjeu nécessite de réajuster les choses par l’action culturelle et la pédagogie. Et de comprendre pourquoi nos sociétés sont aujourd’hui cosmopolites. Ça ne peut pas se réduire à l’idée de sauver des migrants en mer. Si on en reste là, il manque le sens, et donc le risque de se faire happer par la désinformation, les idéologues. Tout cela est difficile à déconstruire sans espaces de débat. Et nous, nous portons des enjeux d’éducation populaire, pour former des citoyens éclairés.

L’association Ancrages va devoir revoir son modèle dans les mois à venir. (Photo : Zia Milan)

Le partenaire naturel de vos actions dans le domaine de la lutte contre les discriminations est plutôt l’État ?

Ce devrait être tout le monde. La région pour les lycées, le département pour les collèges pour l’action éducative, le comité départemental du tourisme et l’office du tourisme pour les balades. Mais aussi la direction régionale des affaires culturelles. Si le ministère de la Culture ne nous finance pas, c’est que nous ne sommes pas reconnus comme des acteurs culturels alors que nous organisons des expositions, des ateliers d’écriture, des ateliers d’éducation aux médias…

L’État, quant à lui, nous considère comme des associations locales, là où, en Île-de-France, des associations qui font le même travail sont perçues comme nationales. Marseille en grand pourrait corriger cela. De la même façon, la métropole a dans ses compétences la lutte contre les discriminations. Elle ne fait pas rien, mais comme partout, la thématique est insuffisamment traitée.

Ces dernières années, on a aussi perdu des financements de l’État sur la formation en direction des primo-arrivants, ceux de la région PACA, du conseil départemental liés au contrat de ville. Et en 2022, l’aide au fonctionnement de la Ville de Marseille en baisse en 2022, avec 25 000 euros.

Sur ces questions de fond comme sur la prise en compte du tissu associatif, l’arrivée à la mairie du Printemps marseillais a pu représenter un espoir. Qu’en est-il trois ans après selon vous ?

Comme beaucoup de Marseillais, on a eu l’espoir de sortir du tropisme gaudinien, qui était dans notre cas des fins de non-recevoir, car nous n’étions pas reconnus comme des acteurs culturels. De ce côté-là, ça a changé. Mais on peut aller plus loin. Nous portons un projet ambitieux de création d’un “ethnopole”, un lieu labellisé où développer les récits sur la ville et les croiser. Ce ne serait pas un musée, mais un lieu d’archives et aussi d’expositions. Pour nous, le Printemps marseillais devrait valoriser cela. Rebaptiser les noms de rue et dire que Marseille est une ville cosmopolite, c’est bien mais ça ne suffit pas.

Faire ce travail de récit, personne ne le fera sinon. Ce n’est pas impossible. C’est le sens de la tribune que nous avons signée avec d’autres associations dans Le Monde a l’occasion des 40 ans de la marche pour l’égalité et contre le racisme. Mais ce serait triste que notre tissu associatif s’épuise et que d’autres doivent tout reprendre de zéro dans quelques années.

Je suis fondatrice du projet. En 24 ans, ce que j’ai fait, je crois que c’est pas mal. Ma crainte, c’est de ne pas pouvoir faire de passation. J’ai vu plein de structures disparaître en un claquement de doigts.

Y a-t-il un risque qu’Ancrages s’épuise ?

Oui. On n’avait jamais fait d’appel à soutien auparavant. On a le sentiment qu’on a pu être entendus par l’État qui nous a assuré une rallonge. On formule aujourd’hui la demande que nos demandes de financements pour 2024 soient traitées en priorité. Nous, de notre côté, on doit réinterroger notre projet. Début 2023, nous avions cinq équivalents temps plein, on est tombés à trois, avec une rupture conventionnelle et des fins de contrats non renouvelés, faute de visibilité financière. On va être moins nombreux, refonder le projet, réfléchir à l’hybridation des ressources, chercher des locaux moins chers, suivre un accompagnement sur le modèle économique, mais ça ne fera pas tout.

Notre campagne de soutien est une réussite par la quantité de signataires, au niveau national et local. Plus de 200 personnes attachées à cette identité marseillaise, mais aussi d’autres associations. Qui comme nous sont à taille humaine et font un travail complémentaire des grands acteurs de la culture.

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Commentaires

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  1. kukulkan kukulkan

    cette association fait un travail remarquable et gigantesque, bravo à cette dame exceptionnelle !

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  2. Juste Sapiens Juste Sapiens

    Merci pour cet article qui met en lumière l’utilité sociale et citoyenne de Samia Chabani et de son association ! Que l’Etat aide davantage ces petites associations si utiles, que diantre !

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