Résorption de l’habitat indigne : un bureau d’études en plein conflit d’intérêts

Enquête
le 11 Avr 2023
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Ce mardi, la cour d'appel d'Aix-en-Provence, juge les propriétaires du 102 boulevard de la Libération, condamnés pour mise en danger d'autrui. Cet immeuble a été rénové grâce à une subvention publique. Les mêmes personnes conseillaient d'un côté la copropriété et de l'autre, instruisaient la subvention pour le compte de la métropole, comme dans une dizaine d'autres dossiers.

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L'immeuble du 102 boulevard de la Libération (4e), le 7 avril 2023 Photo : RB

L'immeuble du 102 boulevard de la Libération (4e), le 7 avril 2023 Photo : RB

L’immeuble a longtemps servi d’illustration de la vague d’immeubles en péril qui a frappé Marseille dans la foulée des effondrements de la rue d’Aubagne. Avec ses énormes butons qui partaient en équerre depuis la façade, le 102 boulevard de la Libération (4e) est l’illustration flagrante de l’état désastreux de certains immeubles du centre-ville. Évacué le 18 novembre 2018 puis mis en péril en février 2019, il menaçait de s’effondrer, en tournant sur lui-même, aux dires de l’expert mandaté par le tribunal administratif quelques jours après l’évacuation. Fort heureusement, l’immeuble est toujours debout.

Lors du procès en première instance, début 2022, deux des propriétaires et leur SCI ont été condamnés pour mise en danger d’autrui à huit mois de prison, dont quatre mois ferme, et à de fortes amendes. Une façon de sanctionner “l’incurie” dont ils avaient fait preuve, durant de longues années, dans l’entretien de leur bien.

Cette affaire arrive devant la cour d’appel ce mardi. Les deux propriétaires espèrent obtenir la relaxe. L’immeuble a désormais meilleure allure : les grandes équerres de métal ont été  enlevées, la rue adjacente Saint-Vincent-de-Paul longtemps fermée, a retrouvé son trafic ordinaire. Un corset métallique enserre l’immeuble de coin. Même si l’accès est toujours interdit, la façade refaite à neuf témoigne de la politique de rénovation mise en œuvre dans le centre-ville de Marseille depuis le drame de la rue d’Aubagne.

Un dispositif exceptionnel pour aider les copropriétés

Un redressement d’immeuble qui a bénéficié d’une importante subvention de l’agence nationale d’amélioration de l’habitat (ANAH), couvrant la moitié des quelque 850 000 euros du chantier de rénovation. Comme l’a rapporté La Marseillaise, le procureur, Guillaume Bricier, s’était dit “scandalisé” de constater que les propriétaires dont il demandait la condamnation allaient pouvoir remettre en location les biens si longtemps laissés en l’abandon grâce à la manne publique.

Mais le procureur aurait pu tiquer sur un autre aspect de cette affaire qui touche justement à cette question d’argent public. Car les nombreuses pages du dossier judiciaire laissent filtrer le nom d’un acteur omniprésent, pris dans un embarrassant conflit d’intérêt.

Au printemps 2019, alors que Guillaume Bricier ouvre une enquête préliminaire pour mise en danger d’autrui, la métropole Aix-Marseille Provence et l’État lancent en effet une opération d’amélioration de l’habitat. Celle-ci propose de subventionner à 100 % les copropriétaires qui souhaitent sortir du péril. Un taux exceptionnel pour une situation qui l’est tout autant. Pour instruire les dossiers et vérifier leur éligibilité, la métropole mandate un acteur habituel, la société Urbanis et un bureau d’études, Eliaris.

Avis d’expert

La demande de subvention montée par la copropriété du 102 boulevard de la Libération passe donc entre les mains de cette société. En juillet 2020, son directeur associé, Nabil Azmi, vérifie et valide le diagnostic d’aide à la décision rédigé par un chargé d’affaires de la société. Son nom apparaît également en page de garde avec la mention “votre contact”. La synthèse est favorable au projet : “les travaux pilotés par le maître d’œuvre [Axiolis] sont en adéquation avec les constatations de l’arrêté de péril et assurent la pérennité de l’ouvrage”, peut-on y lire. Suivant son conseil, la métropole débloquera une subvention de 457 961 euros, dont 36 000 pour couvrir les missions d’Axiolis.

Ce bureau d’études est intervenu très tôt dans la procédure, à la demande du syndic. Spécialisée dans le diagnostic des problèmes structurels, cette société a fait partie du collège d’experts mandaté par la Ville pour évaluer les risques dans les heures qui ont suivi les effondrements de la rue d’Aubagne. Dans la foulée, ils interviennent quelques mètres plus bas, rue de la Palud, alors qu’un autre immeuble risque de finir à terre. Ils sont salués par de nombreux acteurs, tant publics que privés, comme de très bons professionnels. Rien d’étonnant donc à ce qu’on la retrouve auprès du syndic de copropriété du 102 boulevard de la Libération pour déterminer si les locataires pouvaient venir chercher leurs affaires sans risquer de se prendre leur logis sur la tête.

Un conseil très intéressé

Sauf que ces deux missions sont réalisées par un même groupe, et un même homme. Dans les premières pages du document que Marsactu a pu consulter, on peut pourtant lire en toutes lettres : “Eliaris n’a pas de mission de maîtrise d’œuvre sur cette opération“. Techniquement, c’est juste. Juridiquement, c’est moins sûr… Axiolis est en effet, à l’heure où cette déclaration est signée, actionnaire majoritaire d’Eliaris. Les deux sociétés ont été créées par le même homme, Emmanuel Ulrich.

La situation de Nabil Azmi est encore plus inconfortable. Salarié et associé d’Eliaris, il apparaît cependant dans le dossier Axiolis dès février 2019 au côté des propriétaires pour les aider à construire un plan de confortement de leur immeuble. Il signe le rapport autorisant les locataires à entrer dans les lieux en février. En août de la même année, il atteste avoir été mandaté par le syndic “pour une mission de maîtrise d’œuvre en vue de la réparation et renforcement de l’immeuble“.

Tout indique donc que si Eliaris n’est pas maître d’œuvre, l’un de ses cadres dirigeants qui instruit le dossier l’est, mettant l’opérateur de la métropole en situation de conflit d’intérêts. Contactés par Marsactu, les deux dirigeants ne nient pas la réalité du problème. “On s’est aperçu que sur certains dossiers, ça posait des limites qui ont été traitées”, formule le gérant fondateur, Emmanuel Ulrich, avec un brin d’embarras.

Une dizaine de dossiers similaires

Ils mettent volontiers l’accent sur l’aspect exceptionnel de la situation où “pour la première fois en France”, selon Nabil Azmi, un bureau d’études techniques est associé à un opérateur classique de l’ANAH. “Cela part aussi du constat que parmi les 500 immeubles en péril à cette époque, beaucoup avaient déjà bénéficié de financements de l’ANAH dix ans auparavant, explique-t-il. Ils se retrouvent en péril parce que les travaux étaient mal exécutés. On traitait les symptômes sans remédier aux causes.”

Problème : Eliaris et Axiolis interviennent en tant que bureau d’études auprès de nombreuses copropriétés qui doivent, dans un délai très court, évaluer des dommages et réaliser des travaux de sécurisation. “Notre souci premier est toujours de sortir l’immeuble du péril”, reprend le spécialiste. En épluchant les arrêtés de péril émis par la Ville, Marsactu a trouvé une dizaine de dossiers où les sociétés se retrouvaient aux deux bouts d’une même chaîne : en conseil des copropriétaires d’une part et en conseil de la métropole de l’autre. Avec, entre les deux, un dispositif permettant d’amener de l’argent public en masse.

Un chiffre que valident les deux associés, tout en refusant de rentrer dans le détail des dossiers. “Nous avons travaillé sur la légalité de la chose avec la métropole, explique Emmanuel Ulrich. Nous avons donc mis en place un mécanisme plus confortable pour substituer un autre acteur quand Eliaris et Axiolis étaient maîtres d’œuvre.

Selon Emmanuel Ulrich, la société aixoise Bartoli structures a été choisie pour permettre de faire cesser les situations de conflit d’intérêts. “Nous avons été mandatés à partir de février 2022, confirme Laurent Bartoli. Nous agissons en sous-traitance d’Eliaris sur une dizaine de dossiers dans lesquels ils étaient maîtres d’œuvre“.

Contactée par Marsactu, la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) qui comprend les services instructeurs de l’ANAH, renvoie vers la métropole en rappelant que le contrat passé avec Urbanis et Eliaris proscrit ce mélange des genres : “Ces engagements existent bien, et Urbanis comme Eliaris les ont acceptés, en signant le marché correspondant avec la métropole Aix-Marseille Provence.” 

Eliaris dissoute, Axiolis prend sa place

Dans sa réponse à Marsactu, la métropole est sur la même ligne et rappelle les termes stricts du contrat passé avec les deux prestataires. Elle précise en sus qu’en n’ayant aucun lien contractuel avec Axiolis, elle ne peut pas être alertée d’un quelconque conflit d’intérêts. À moins d’étudier l’actionnariat de son prestataire…

En revanche, elle apporte une information supplémentaire : depuis le début de l’année, Eliaris a été dissoute et absorbée par Axiolis, ce qui achève de placer la société en situation de conflit d’intérêt. “Les services métropolitains ont aussitôt rappelé à Axiolis que la situation allait à l’encontre des dispositions (…) du cahier des charges du marché passé avec le groupement Urbanis/Eliaris qui interdit au prestataire d’animation d’être en même temps maître d’œuvre“. La métropole dit poursuivre son “analyse juridique” pour respecter le cadre contractuel “sans ralentir le traitement des copropriétés en péril, cible principale de cette opération”. En revanche, elle ne fait pas mention de la sous-traitance mise en avant par son prestataire, démarrée pourtant il y a plus d’un an.

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Commentaires

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  1. Christian Christian

    Très caractéristisque des moeurs et procédés dont on commence de sortir.

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  2. Moaàa Moaàa

    Avec certainement des petites enveloppes sous le manteau…

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  3. Mars, et yeah. Mars, et yeah.

    C’est plus simple : ce genre de montage permet de s’affranchir des enveloppes puisque tout cela est la même structure.

    @Marsactu : intéressez-vous aux prestations juridiques (analyses, conseils, blabla & blabla) payées par ces structures ; et bien évidemment, sur l’identité des cabinets d’avocats sélectionnés.

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