[Repas de familles] “Chez nous, le café c’est un peu une religion”

Série
le 20 Août 2022
6

De l'apéro au café. Avec cette série d'été, Marsactu s'attache à cinq dynasties familiales qui font manger et boire Marseille. Ultime épisode à la maison Luciani dont l'histoire mêle savoir faire séculaire et amour du bon café depuis des décennies.

Les cafés Luciani, installés boulevard Moutte dans le 13e arrondissement. (Photo Emilio Guzman)
Les cafés Luciani, installés boulevard Moutte dans le 13e arrondissement. (Photo Emilio Guzman)

Les cafés Luciani, installés boulevard Moutte dans le 13e arrondissement. (Photo Emilio Guzman)

Une façade carrelée de marron et d’ocre, un atelier qui semble n’avoir pas changé depuis les années 1960 et, partout, l’odeur pénétrante du café fraîchement torréfié : bienvenue aux cafés Luciani. Sur le boulevard Moutte, dans le 13e arrondissement, la torréfaction ne paie pas de mine. Elle fait pourtant partie de ces monuments discrets du patrimoine gustatif marseillais.

Assise derrière une table patinée au cœur même de l’atelier, Emmanuelle Luciani prend un plaisir contagieux à dérouler l’histoire de l’entreprise familiale. “Elle s’écrit en deux temps : il y a d’abord eu la Phocéenne de torréfaction, maison fondée par la famille Escudier en 1863, que mon grand-père Pierre Luciani a rachetée en 1965, dans un second temps”, pose la trentenaire. Depuis lors, les Marseillais amateurs de café ont appris à reconnaître le paquet strié de larges bandes dorées.

Bergers de Bocognano

Au début du XXe siècle, Marseille accueille des grains par tonnes sur les quais de son port. Preuve de cet amour pour les cafés qui arrivent, verts, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique centrale, la ville compte environ 80 brûleries de café avant la Deuxième Guerre mondiale. Au fil du temps, de l’industrialisation et de la croissance exponentielle des grandes-surfaces, elles se raréfient. Mais Pierre Luciani – que tout le monde appelle Babòne (grand-père en corse) – aime le breuvage, sa fabrication et son commerce. Dès les années 1950, Babòne vend et répare des machines à café. “Des machines à bras, comme cela se faisait alors, commente André, son fils. Il les installait et assurait leur entretien dans les bars de toute la région. À chaque fois, les gens lui demandaient : vous vendez pas du café ?”

Emmanuelle et Jean-Baptiste Luciani, 3e génération de l’entreprise familiale. (Photo Emilio Guzman)

Pierre Luciani est petit-fils de bergers corses de Bocognano. Sa famille a quitté le centre de la Corse pour vivre des jours meilleurs : “Ils sont partis parce qu’ils crevaient la dalle”, résume Emmanuelle. Au mitan des années 1960, Pierre rachète donc la maison Escudier, dont le slogan est alors “denrées coloniales & droguerie”, et fait plonger l’histoire familiale dans le café. Depuis elle y nage toujours. André Luciani en tête. Le fils de Pierre travaille d’abord avec son père avant de racheter la société. Histoire de ne pas être éternellement cantonné au rôle de rejeton du patron. L’homme est “un caractère”, disent ses enfants. Il a un tempérament certain et des idées bien arrêtées. Sur la vie d’une entreprise, comme sur la torréfaction d’un café.

“Moi, je n’ai jamais gagné beaucoup d’argent. Parce que je n’ai jamais voulu faire de la merde.”

André Luciani

“Moi, je n’ai jamais gagné beaucoup d’argent. Parce que je n’ai jamais voulu faire de la merde”, lâche-t-il d’emblée. Aux manettes de la structure depuis les années 1990, André, 66 ans, est “un maniaque du produit et de sa fraîcheur”, décrit Jean-Baptiste, son fils cadet de 24 ans, destiné à reprendre les rênes de la maison après lui. Ce que ne dédit pas le paternel. Ici, à raison d’une soixantaine de tonnes par an, le café est torréfié quelques heures avant son expédition à la clientèle. Pas question de stocker de grands arabicas des mois durant après torréfaction, au risque de voir leur saveur s’évaporer. “Chez nous, le café c’est un peu une religion”, reconnaît Emmanuelle, diplômée de droit et d’histoire de l’art.

Robe de moine

Entre ces murs, l’amour de l’artisanat transpire partout. Dans les sacs de grains verts entreposés çà et là. Dans la déco imaginée par Emmanuelle qui est allée piocher dans les archives familiales anciens logos, vieilles photos, présentoirs en bois. Et surtout dans la belle machine rouge Vittoria qui trône à gauche de l’atelier. D’une main experte Frédéric Vahanian torréfie avec André, dans ce four en fonte, les cafés de la maison depuis 30 ans. Frédéric, du genre taiseux et concentré, lâche : “Torréfier c’est être au cœur du café”. André enchaîne : “Regarder la matière première, la toucher, la transformer, c’est si noble.”

Jean-Baptiste Luciani et Frédéric Vahanian, durant une session de torréfaction. (Photo Emilio Guzman)

Enthousiaste, le maître des lieux décrit les étapes de la vingtaine de minutes de torréfaction. De la montée en température du four à 200°, à la réaction de maillard (soit la caramélisation des sucres contenus dans les grains), puis au refroidissement dans la cuve. André est un ardent défenseur de la “robe de moine”. Comprendre une torréfaction d’une belle couleur marron : “Ma torréfaction, c’est la couleur de Milan. Si vous descendez plus au Sud, à Naples par exemple, le café est plus foncé. Donc plus amer, plus fort.” Face aux modes – notamment un café moins torréfié, plus clair, en vogue en Europe du nord –  les Luciani défendent un “café de Marseille” travaillé comme en Italie du Nord. Bien torréfié mais pas trop brûlé : soutenu mais pas trop robuste, plus chocolaté que fruité, plus rond qu’acidulé.

“Mon père passait pour un original, en fait il était très visionnaire”

Emmanuelle Luciani

Sur les étagères comme sur le site internet de chez Luciani, peu de références : Brésil, Guatemala, Colombie bio, moka d’Éthiopie et les mélanges maison (de 6 à 8,50 euros les 250 grammes). Le fleuron c’est l'”Impérial”, imaginé par le grand-père corse : un assemblage de cafés d’Amérique centrale, notamment du Brésil et du Pérou, dont les Luciani ne veulent pas – secret de fabrication oblige – révéler l’exacte composition. André, lui, a façonné le “Planteur”, mélange plus soutenu, d’arabicas américains et de moka éthiopien. Jean-Baptiste plonge les mains dans un sac de café bio du Pérou. Un arabica. On le reconnaît à son grain dodu, régulier, lavé et trié, que la maison utilise en grande majorité. À côté : un sac de robusta. Trois à quatre fois moins cher, il est aussi moins noble, avec des grains moins uniformes dans leur taille, certains secs et fripés : “On s’en sert très peu, pour donner de l’épaisseur et du tonus”, précise Jean-Baptiste.

Des grains verts, en attente d’être torréfiés. (Photo Emilio Guzman)

“Produire mieux plutôt que produire plus, c’est une obsession chez mon père. Il nous l’a tellement seriné depuis qu’on est petits que j’en ai fait un slogan pour notre com”, sourit Emmanuelle. De fait, la phrase orne le mur d’entrée de la fabrique et le dos des paquets prêts à être expédiés. À contre-courant de l’esprit sur-consommateur des années 1980 et 1990, André prêche dans le désert : il refuse de voir sa production distribuée dans les hypermarchés, prône avant l’heure l’avènement du circuit court et imagine une capsule écolo avant tout le monde. “Mon père passait pour un original. En fait, il était très visionnaire”, juge aujourd’hui sa fille.

André abonde. “Pendant longtemps les gens n’ont pensé qu’au prix, quitte à boire des cafés de merde. Et puis, depuis une quinzaine d’années, le café est devenu une matière noble. C’est valable pour le chocolat, le fromage ou tout un tas de choses”, analyse-t-il. Il salue la jeune génération de consommateurs qui “demande de bons produits, revient à des valeurs essentielles.” Comme la qualité et la fraîcheur qu’il défend depuis des lustres.

Bars et restos triés sur le volet

Servi dans certains bars et restos de la ville, le café Luciani s’offre désormais le luxe de choisir ces points de vente. “On les sélectionne. On ne prend pas tout le monde”, prévient Christine Mazziotti. La responsable administrative travaille dans l’entreprise familiale depuis 30 ans. Elle appuie : “On veille à ce que ceux qui nous servent aient une formation et entretiennent bien leurs machines. Si vous buvez un café Luciani qui n’a pas de crème, est amer ou sans goût… c’est qu’il y a un problème !”

Du café torréfié, mis en sachet avant son expédition. (Photo Emilio Guzman)

La porte de la brûlerie est ouverte, chaque matin, sur la rue passante. L’entreprise de six salariés réalise un tiers de son chiffre d’affaires, d’environ 750 000 euros annuels, via les commandes directes des clients, un tiers grâce aux distributeurs automatiques installés dans les entreprises et au café dans les bars ou restaurants et un tiers en vente directe sur place. C’est un concentré de Marseille, “de toutes les immigrations de la ville”, dit Emmanuelle, qui défile dans la fabrique aux faux airs de musée familial. Les fidèles n’ont même plus besoin de préciser la taille de la mouture qu’ils souhaitent. Du deux pour l’amateur d’expresso à l’Italienne. Du zéro pour un Arménien qui désire un café moulu extra-fin à chauffer dans son jezveh, cette petite casserole en cuivre ou en fer blanc qui peuple bien des étagères marseillaises. Et une mouture entre les deux pour qui, comme André, préfère le café-filtre. Pour lui, l’affaire est entendue : “Le bon café, c’est celui que l’on préfère.”

Le patron qui confesse aussi sa grande passion pour la restauration des machines anciennes, aime cet atelier offert à tous. “Prenez-moi pour un péquenaud si vous voulez, mais je le revendique : je suis un artisan. Quand je vais chez le boulanger, j’aime pouvoir le regarder faire le pain. Chez nous, c’est pareil !”, dit-il. Élevée au rang d’institution locale, la maison Luciani bénéficie d’une solide image de marque, bien entretenue désormais sur les réseaux sociaux. “Un jour un client débarque de Singapour et demande à faire une photo avec moi. Je suis resté con !”, s’amuse le sexagénaire. Pas peu fier, tout de même. Autant qu’il l’est de fournir les plus belles tables marseillaises, Le Petit Nice Passedat en tête, comme “la famille arabe très modeste qui vit en face et vient se servir ici depuis 50 ans.”

Cafés Luciani : 6 boulevard Alphonse-Moutte (13e). www.cafe-luciani.fr

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Commentaires

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  1. barbapapa barbapapa

    Bon, ça donne envie ! Je vais de ce pas acheter un paquet de café Luciani !

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  2. Nath Nath

    Bravo pour votre travail..c’est très louable et on apprécie…je connais Bocognano! . la prochaine fois que je veux acheter du café de qualité je saurai où le trouver.

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  3. julijo julijo

    Très réjouissant.
    j’ai la chance de connaître ce café, il m’arrive même de le conseiller aux amateurs. je suis ravi de le voir mis à l’honneur dans marsactu.

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  4. AlabArque AlabArque

    Mmmmmm ! J’ai (presque) arrêté le café ces derniers mois – ce qui m’a permis, accessoirement, de garder dans des limites raisonnables, voire de réduire une hypertension ‘constitutive’. Mais votre ‘papier’ est trop tentant, je vais de ce pas remettre ma cafetière en marche (oui, je préfère le filtre, et depuis mes ‘séjours’ répétés sur les chantiers syriens, j’ai pris l’habitude d’enfouir au coeur du café, DANS le cornet-filtre, quelques graine de cardamome). Belle et bonne journée !

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  5. MarjaJ MarjaJ

    Luciani ❤
    Mon torréfacteur adoré depuis des années maintenant !
    Quelle chance d’habiter pas très loin. Dans la tournée de mes courses je peux aller sur place pour acheter mon café et admirer le processus de torréfaction tout en humant ces arômes enivrants. Au retour j’ai droit aux regards envieux avec l’arôme du café s’échappant de mon cabas…

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  6. LN LN

    Merci Coralie pour toutes ces haltes gourmandes et succulentes que j’ai savourées tout l’été et qui ont réveillé les papilles de mon enfance en me replongeant dans de souvenirs délicieux. Je retrouve le Marseille authentique, qui a quand même un peu disparu.
    Mon automne va s’enrichir de la tournée de tout ce monde-là qui a su s’adapter et prolonger les aventures familiales.

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