Radioscopie d’un quartier abandonné : la gestion désastreuse des Rosiers

Enquête
le 17 Fév 2020
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La dégradation de la résidence des Rosiers n’est pas seulement due à la détérioration du bâti. Elle trouve aussi son origine dans la gestion même de la copropriété. Les propriétaires accusent l’ancien syndic, Cogefim Fouque, d’avoir contribué à plomber la cité. Ils s’appuient sur le rapport  sans concession d’un expert.

La cité des Rosiers en 2020. (Photo : BG)
La cité des Rosiers en 2020. (Photo : BG)

La cité des Rosiers en 2020. (Photo : BG)

Il y a plus d’un an, le conseil syndical de la copropriété  dégradée des Rosiers (14e) a lancé une action judiciaire contre Cogefim Fouque, son ancien syndic. L’augmentation exponentielle des charges de copropriété – parallèlement à la dégradation des bâtiments, à des dysfonctionnements de gestion comptable, ainsi qu’à un endettement aggravé – a mis le feu aux poudres.

C’est un rapport d’audit qui a en particulier donné du grain à moudre aux copropriétaires, rendu à leurs demande au printemps 2016 par CoproConseils, un cabinet d’experts comptables indépendant spécialisé dans le contrôle des syndics. Ce dernier demande à Cogefim de présenter aux copropriétaires un bilan complet des travaux du plan de sauvegarde engagé en 2006, avec : le montant des marchés, les factures des travaux réalisés, les factures des honoraires des différents prestataires, ainsi que le financements et fonds perçus. Enfin, il signale un retrait en espèces sur le compte de la copropriété. “Nous avons relevé que sur le compte bancaire de la copropriété, une opération de retrait d’espèces a été réalisée le 23 janvier 2015 pour 7000 euros . Cette opération ne figure pas clairement dans la comptabilité de la copropriété (…) Cette transaction de retrait d’espèces est irrégulière”, lit-on dans le rapport.

Copropriété, quésaquo ?

Une copropriété est l’ensemble des propriétaires d’un immeuble. Ils élisent, lors d’une assemblée générale, un conseil syndical chargé de les représenter légalement, de défendre leurs intérêts, de gérer la copropriété. Selon la loi ELAN, chaque copropriété doit être dotée d’un syndic -professionnel ou bénévole- pour l’administrer. À ce titre, il est tenu de gérer l’administration et les finances de la copropriété. Il doit aussi faire exécuter le règlement et les décisions de l’assemblée générale dont il est tenu d’informer tous les occupants de l’immeuble (propriétaires et locataires). Le syndic représente le conseil des copropriétaires en justice.

Concrètement, c’est lui qui répartit les charges collectives entre les copropriétaires (parties communes, espaces verts, ascenseurs, etc), lève des fonds pour l’entretien de la copropriété  et la rémunération des prestataires de services (gardiennage, nettoyage, cantonnage, entreprises de BTP en cas de travaux urgents, etc). Il soumet aussi au vote de l’assemblée générale les travaux à effectuer et les devis des entreprises ayant répondu à   un appel d’offres, notamment lors d’un plan de rénovation voté par l’assemblée. Il est aussi chargé des contentieux avec les propriétaires en dette de charges.

Pas d’avance de trésorerie, ni de fonds de prévoyance pour les travaux

Côté gestion, ce n’est pas mieux : pas d’avance de trésorerie, ni de fonds de prévoyance pour les travaux. La liste des dysfonctionnements constatés est longue. Par exemple, Cogefim est mandaté par le conseil des copropriétaires pour mettre en demeure la société Schindler de respecter son contrat concernant le maintien du fonctionnement des ascenseurs. Visiblement le syndic tarde à le faire puisque l’ascensoriste saisit le tribunal pour se faire payer. Résultat : le conseil des Rosiers a été condamné à régler l’intégralité des factures présentées par Schindler, plus les dépens et les frais de procédure, pour un total dépassant les 40 000 euros, alors que les ascenseurs ont continué de tomber régulièrement en panne durant des mois.

Plusieurs graves anomalies comptables sont relevées dans le rapport. À commencer par le montant et la répartition des charges : “La tenue de la comptabilité, dans son ensemble, est […] erronée. Le règlement de la copropriété n’est pas appliqué, de nombreuses factures ne sont pas saisies sur le bon poste de charges, d’autres sans cohérence (eau). Il en résulte que certains copropriétaires paient pour d’autres”. C’est le cas, entre autres, des charges d’ascenseur, réparties sur tous les propriétaires, même sur ceux, très nombreux, qui n’en bénéficient pas, notamment dans les petits immeubles de la copropriété sans ascenseurs.

“La tenue de la comptabilité, dans son ensemble, est […] erronée. Le règlement de la copropriété n’est pas appliqué, de nombreuses factures ne sont pas saisies sur le bon poste de charges, d’autres sans cohérence (eau). Il en résulte que certains copropriétaires paient pour d’autres”

Rapport d’expertise de CoproConseil sur la gestion des Rosiers

Autre anomalie relevée parmi d’autres : “certaines factures sont réglées dans un délai supérieur à 30 jours par manque de trésorerie”  tandis que  “certains fournisseurs sont régulièrement réglés très rapidement”. Ou encore, “Des factures de fournisseurs antérieures à 2013 ne sont toujours pas réglées”, s’étonne l’expert, précisant qu’elles peuvent être annulées au bout de cinq ans.

Les copropriétaires suspectent des malversations

En mars 2017, accusant Cogefim de diverses malversations, les copropriétaires mettent fin au contrat qui les lie. Ils espèrent obtenir, par voie judiciaire, toutes les pièces comptables de la gestion des Rosiers non remises par Cogefim à son successeur, la société Solafim, notamment les factures des travaux réalisés dans le cadre du plan de sauvegarde, ainsi que celles des travaux ultérieurs… pour un montant total de 1,3 millions d’euros.

“A l’époque, la situation était tendue, à cause du refus de Stéphane Colapinto [gérant de Cogefim] de nous remettre les comptes de la copro. On se doutait d’anomalies, en particulier sur les factures des entreprises qui intervenaient aux Rosiers, mais on voulait en avoir le cœur net”, raconte Olivier Nastasi, le président du conseil syndical de l’époque, lui-même gros propriétaire de la résidence (lire le premier volet de notre enquête sur le propriétaires des Rosiers). “Le plan de sauvegarde était passé par là [près de 4 millions d’euros dont 20 % à charge de la copro], l’argent avait été encaissé et on payait encore des travaux qui auraient dû être déjà réalisés, ou des réparations suite à des malfaçons. Cogefim refusait de nous répondre, malgré nos courriers recommandés”, poursuit-il.

Frais de contentieux et saisies immobilières

A contrario, le syndic ne manque pas de facturer les frais de contentieux aux propriétaires qui ne s’acquittent pas des charges dues. Ainsi, explique CoproConseils, “après analyse de quelques “gros débiteurs”, il s’avère que les frais du syndic pour le suivi contentieux représentent 60 à 70 % des sommes dues au titre des charges de la copropriété, auxquels s’ajoutent les frais d’huissier et d’avocat (qui sont à la charge du syndicat des copropriétaires).”

Chaque acte de la procédure est facturé par Cogefim, selon son propre barème, les fameux “frais de suivi contentieux”. Donc plus la procédure dure, plus ces frais sont multipliés… et encaissés par Cogefim qui les impute annuellement en débit du compte de la copropriété. “Dans ce système, plus le syndic a des dossiers en contentieux et plus il récupère des logements”, précise Jean-François Morhain, directeur de CoproConseil. En effet, face à un propriétaire défaillant, un syndic peut demander à la justice la saisie des biens, au bénéfice de la copropriété.

Au passage, le syndic ne s’oublie pas. En effet, l’expert note que Cogefim facture ses propres honoraires, dès les premiers mois de l’année, alors même que le contrat prévoit qu’ils soient “calculés par trimestre d’avance dans les cinq premiers jours du trimestre”. Or, l’expert de Coproconseils note : “Nous constatons qu’à la date du 22 mai 2015, il avait été facturé huit mois d’honoraires, ce qui est irrégulier.” Même chose l’année suivante, où à la même date il a encaissé la coquette somme de 142 000 euros, soit plus de deux tiers du montant total prévu.

Chaque acte de la procédure est facturé par Cogéfim, selon son propre barème, les fameux “frais de suivi contentieux”. Donc plus la procédure dure, plus ces frais sont multipliés… et encaissés par Cogefim qui les impute annuellement en débit du compte de la copropriété.

Des comptes pas arrêtés depuis deux ans

Le rapport de CoproConseils met en évidence une comptabilité et une gestion brumeuses, sur laquelle les principaux concernés, les copropriétaires des Rosiers,  n’ont eu aucun contrôle et se sont contentés d’avaliser, année après année, le bilan financier présenté par le représentant de Cogefim lors de l’assemblée générale. En 2017, ils ont donc évincé le syndic historique de la cité et placé à sa place Solafim, aux honoraires moins douloureux (84 000 euros par an).

Jusqu’à présent, la société Solafim ne jouait pas dans la cour des grands. Créée à Marseille il y a trente ans, elle gère surtout des petites et moyennes copropriétés dans le sud de la ville. C’est la première fois qu’elle administre un grand ensemble des quartiers nord. “Personne ne voulait des Rosiers pour ne pas risquer de se mettre à dos Cogefim. Finalement, nous avons convaincu Solafim qui nous a fait une proposition acceptable vu l’état de nos finances”, raconte Olivier Nastasi, l’ex-président du conseil des copropriétaires devenu “coordinateur” des Rosiers.

“Quand on a repris la copropriété, en mars 2017, les comptes n’étaient pas arrêtés depuis deux ans”, explique Anna Karapétian du Cabinet Solafim, “Cogefim nous a légué une dette de 800 000 euros [elle était de 398 000 euros en 2006]. Dix ans après le Plan de sauvegarde, on récupère les factures à payer, et on a constaté une surfacturation des débiteurs”, poursuit-elle dépitée. “À ce jour, nous les avons tous payés, et soldé la dette des travaux”.

“De plus, à lui seul, le Centre social des Rosiers, partie intégrante de la copropriété, représente un quart de la dette, environ 160 000 euros”, poursuit Anna Karapétian. En mars 2019, il a été vendu aux enchères : 25 000 euros, pour une surface de plus de 600 m2, qui sont allés tout droit dans les caisses de l’Urssaf et des Impôts, comme premiers créanciers. “Les comptes bancaires sont presque à zéro. Nous avons réussi à dégager environ 35 000 euros cette année, et les autres créanciers pleurent pour avoir leur argent. Nous avons donc lancé 70 procédures de recouvrement [contre les propriétaires en dette de charges, ndlr], mais si ça ne donne rien on procédera à la saisie immobilière” conclut la responsable de Solafim, en précisant que 10 % des propriétaires indélicats finissent par vendre eux même leur(s) bien(s).

“Allégations à charge”

Nous avons joint Stéphane Colapinto afin qu’il commente le rapport d’audit de CoproConseil auquel il n’a jamais répondu. Il a refusé de nous rencontrer mais nous a transmis une réponse par mail. “Il ne figure aucun doute sur le fait que nous aurions très bien pu opposer toutes les réponses nécessaires aux allégations à charge portées à notre endroit concernant la copropriété des Rosiers”, écrit-il en guise de réponse, avant de botter en touche en nous invitant à lire attentivement l’ordre du jour de l’assemblée générale extraordinaire des Rosiers du 16 mars 2016. “Nous y détaillons à l’époque les faits graves et sciemment perpétrés qui visaient à gangrener délibérément notre gestion et à nous décrédibiliser en créant un climat plus que délétère au sein de la copropriété.”

Ce document est en fait un très long réquisitoire contre le conseil syndical de l’époque. En particulier contre son président, Olivier Nastasi, accusé par Stéphane Colapinto d’avoir développé un système pour tirer profit, lui et ses amis, de la copropriété, notamment en lien avec des sociétés prestataires chargées du nettoyage ou de la sécurité. Entre autres, il lui est reproché de détenir, avec ses proches, plusieurs SCI aux Rosiers, ce que Olivier Nastasi n’a jamais nié. “Sous la casquette de la présidence du conseil et feignant de s’occuper des intérêts des copropriétaires, Monsieur Nastasi est en train de mettre en place un système sans pareil”, accuse Stéphane Colapinto. Il pointe notamment la création, en 2015, de la SCI T&N associés où l’épouse d’Olivier Nastasi apparaît associée à Tarik Naji, un enfant des Rosiers. Est-il utile de rappeler qu’une SCI est faite pour acheter des appartements ? Dans le doute nous l’écrivons…”, rappelle le patron de Cogefim.

Marché de nettoyage

Or ce même Tarik Naji a remporté le marché de nettoyage de la cité avec Jas’Clean, une entreprise familiale créée en 2014, spécialement pour les Rosiers. L’année suivante, il achetait trois appartements dans la résidence par le biais de la SCI T&N. En l’occurrence, Stéphane Colapinto pointe “un lien capitalistique” entre Olivier Nastasi et Tarik Naji, même si au moment de la création de Jas’Clean, T&N n’existait pas.

Joints par Marsactu, Olivier Nastasi et Tarik Naji se défendent en expliquant que la situation d’endettement des Rosiers avait conditionné le choix de Jas’Clean, dont le devis est inférieur aux prestataires précédents, par ailleurs tous défaillants. Ils expliquent aussi que les employés de cette entreprise sont issus de la cité et donc bien acceptés par les jeunes qui voient d’un mauvais œil toute intrusion extérieure.

Quoi qu’il en soit, en l’état actuel du conflit entre le syndic des copropriétaires des Rosiers et Cogefim – c’est à dire sans accès à tous les documents de la copropriété – il est difficile d’y voir clair. Et Olivier Nastasi, malgré les accusations violentes de Stéphane Colapinto à son encontre, a été nommé, par vote de l’assemblée générale, coordinateur des Rosiers, un titre qui ne correspond à rien dans le droit des copropriétés. Ce qui n’empêche pas Stéphane Colapinto d’avancer un argument pour le moins surprenant : “Notre statut de syndic indépendant n’en finit pas de susciter les pires jalousies et les plus basses diffamations (…) D’ailleurs, et quant aux autres copropriétés en difficultés structurelles, nous nous trouvons là encore devant des tentatives résolument orchestrées pour nous nuire.”

Comment régler cette spirale infernale de l’endettement des copropriétés ? Jean-François Morhain, le directeur de CoproConseil, préconise des mesures radicales pour soustraire les copropriétés de l’emprise des syndics. Selon lui, le législateur devrait renforcer le contrôle du conseil syndical sur la copropriété, entre autres en lui octroyant un droit de préemption sur les appartements en vente, et en instaurant un permis de louer pour les seuls propriétaires à jour des charges. “Le problème, c’est que les pouvoirs publics sont des non-sachants”, considère Jean-François Morhain. “Les politiques s’entourent de professionnels issus des fédérations de syndics”. Le comble.

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Commentaires

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  1. Zumbi Zumbi

    La dernière phrase citée s’applique tout particulièrement aux équipes de Gaudin, au sein desquelles les professionnels de l’immobilier, y compris le pire, sont surreprésentés.

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  2. didier L didier L

    Pas très clair tout ça. Question: combien s’achète et combien se loue ( avec la CAF) un appartement ( ou plusieurs) dans cette cité. Je n’ai pas les éléments mais j’aimerai connaître la rentabilité de ces SCI, peut-être surprenante. Faire de l’argent sur les plus modestes, c’est un vieux truc que Pujol raconte dans le Chute du monstre.
    L’immobilier a Marseille est gangréné, les syndics pas tous très clairs et les services d’urbanisme de la ville pas très regardant jusqu’au drame du 5 novembre. Une opération ” main propre” aux Rosiers et ailleurs ne serait pas inutile. Mais qui va s’en charger ?

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  3. Malaguena/Jeannine Malaguena/Jeannine

    n’en jetez plus!!

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