Procès du travail détaché : “C’est Germinal dans les exploitations agricoles”
Entre trois et cinq ans d'emprisonnement accompagnés de sursis ont été requis jeudi contre les dirigeants anciens et actuels de Terra Fecundis. Pour en faire un exemple, le procureur veut voir condamnée et même dissoute l'entreprise spécialisée dans le travail détaché agricole. Elle serait selon lui, le symbole de "l'industrialisation de la fraude sociale".
Au terme de quatre jours de procès, le procureur a présenté ses réquisitions jeudi 20 mai dans l'affaire Terra Fecundis. (Photo SL)
“Cette affaire est une industrialisation de la fraude“. Dans la grande salle du tribunal de commerce transformée en tribunal correctionnel, le procureur Xavier Leonetti a porté l’accusation contre l’entreprise Terra Fecundis (TF). Pour lui, l’entreprise championne du travail détaché agricole “est un passager clandestin de l’économie européenne [qui a] profité de la liberté de concurrence pour jouer sur la réglementation applicable et faire des économies”. Elle est jugée depuis lundi pour des accusations de marchandage, de travail dissimulé, d’opération illégale de fourniture de main-d’oeuvre, le tout en bande organisée.
Au bout d’une heure et demie de réquisitions, Xavier Leonetti réclame des peines allant de trois à cinq ans d’emprisonnement avec sursis partiel ou total pour les onze prévenus représentant la société. Il demande en outre des interdictions définitives de gérance et d’exercice dans le secteur de la prestation de service en lien avec fourniture de main-d’œuvre et des amendes allant de 3000 à 80 000 €. Concernant Terra Fecundis, le représentant du ministère public prône une mesure radicale : la dissolution, ainsi qu’une amende de 500.000 euros. Le maximum prévu par la loi.
Enfin, au titre du travail dissimulé, il estime que les travailleurs n’ont pas été rémunérés à la hauteur des heures travaillées. Cela a permis de faire des économies “sur leur dos et sur celui de la Sécurité sociale. C’est une atteinte à la solidarité nationale”, assure-t-il.
Les parties civiles ont dû démontrer que la situation de ces travailleurs étrangers relevait bien du droit français.
Les différences de régimes de cotisations sociales et la différence de droit du travail entre la France et l’Espagne sont la pierre angulaire du débat. “Avant de juger ces faits, il faut que le tribunal décide si ce dossier tombe sous le joug de la Sécurité sociale et de la législation françaises. Ce problème central conditionne tout le reste”, indique Jean-Victor Borel, l’avocat de l’Urssaf, au tribunal. L’enjeu est de définir s’il y a eu, ou non, dumping social. “Quand il peut y avoir fraude, il y a une atteinte aux finances publiques. Voilà pourquoi l’Urssaf s’est constituée partie civile, c’est une obligation légale.” Si le tribunal reconnaissait que Terra Fecundis avait un établissement en France (et particulièrement en région PACA), l’Urssaf PACA serait l’instance légitime pour recouvrir les cotisations sociales.
Le témoignage-clé d’un inspecteur du travail
Durant l’audience, le témoin-clé aura été Paul Ramackers, responsable de l’Inspection du travail dans le Gard. Après avoir effectué de nombreuses visites dans les exploitations et les lieux d’hébergement des saisonniers employés par Terra Fecundis dans le département, c’est lui qui est à l’origine du regroupement à la juridiction inter-régionale spécialisée de Marseille des procédures engagées dans plusieurs départements. À la barre, l’inspecteur du travail a rappelé le principe du “respect du noyau dur du droit du travail français qui s’applique pour tout travailleur en France, inscrit dans le Code du travail”.
Durée du travail, repos compensateurs, jours fériés, congés annuels payés, durée du travail, heures supplémentaires… Le non-respect de ces règles “caractérise la qualification de marchandage”, veut convaincre Vincent Schneegans, avocat de la CFDT qui s’est portée partie civile pour défendre l’ensemble de la profession “concurrencée par des salariés moins chers, plus fragiles“. Il rappelle que des milliers de salariés de Terra Fecundis “sont privés de tout mode d’expression, étant donné qu’aucune représentation syndicale ou du personnel n’a été prévue”.
Les heures supplémentaires oubliées
Selon les parties civiles, il est impossible que le salaire payé aux travailleurs de Terra Fecundis en France corresponde au SMIC horaire français. “À l’époque, les 12,20 € payés par l’employeur ne pouvaient pas comprendre le salaire plus les congés payés, mais seulement un SMIC brut et les 30 % de cotisations”, précise Paul Ramackers.
À ce tarif – beaucoup plus bas que les sociétés d’intérim françaises –, comment Terra Fecundis aurait-elle alors fait pour dégager des bénéfices nets ? Selon les parties civiles et le procureur, cela aurait été possible grâce “au non-paiement d’heures supplémentaires”. À qui la faute ? “Dans cette entreprise, on a l’impression que tout le monde se refile le bébé, s’étonne le procureur. C’est surprenant comme système global : il y aurait le haut de l’iceberg (les heures travaillées) et le bas (les heures payées)”, relève-t-il encore à l’adresse d’Anne Perez, ancienne aide-comptable de Terra Fecundis en France et prévenue au procès.
Des témoignages de salariés trouvés lors d’une perquisition à Châteaurenard dans l’ordinateur d’Anne Perez vont dans ce sens. L’existence d’un double fichier “heures travaillées-heures réglées” confirme également cette thèse. Mais parmi les prévenus, personne n’est capable d’expliquer l’opacité autour du paiement des heures supplémentaires et plus largement de celui des salaires. Huit des onze prévenus n’ont pas pu ou voulu faire le déplacement. Les trois autres ou les avocats des absents ont toute la semaine répété une même version : “En Espagne, il n’y a qu’un montant net en bas des fiches de paie, les heures supplémentaires n’apparaissent pas sur les bulletins de salaire.”
Les employés absents au procès
Les employés n’ont quant à eux pas été appelés à la barre. Leurs témoignages garnissent pourtant l’enquête préliminaire conduite de 2012 à 2015, décrivant des conditions d’emploi et d’hébergement déplorables. Alors, Vincent Schneegans dépeint “ces salariés [qui] restent plusieurs années de suite et passent en moyenne sur trois exploitations en France. Quand ils ne sont pas chez un employeur, ils sont mis en attente et pas payés. On voit bien que Terra Fecundis utilise une main-d’œuvre qui n’a pas d’autre choix que d’accepter ces conditions.” Une situation que le procureur Leonetti a résumé d’une formule-choc : “C’est en quelque sorte Germinal dans les exploitations agricoles.”
En défense, on s’étonne que le tribunal n’ait jamais demandé à voir de fiches de paie des salariés dans une enquête jugée “à charge“. On précise aussi que les autorités espagnoles n’ont jamais épinglé l’entreprise pour les chefs d’accusation évoqués en France. “Je cherche encore les preuves des infractions de mon client…”, accuse Me Beryl Brown, avocate de Juan José Lopez Pacheco, ancien co-dirigeant de Terra Fecundis ayant été deux mois à la tête de l’entreprise durant la période de prévention. Les plaidoiries de la défense se poursuivent ce vendredi. La décision du tribunal présidé par Pierre Jeanjean devrait être mise en délibéré. La défense a d’ores et déjà obtenu un renvoi sur les intérêts civils, à savoir sur les indemnisations. Une nouvelle procédure qui pourrait prendre entre six et douze mois.
Avec Sandrine Lana
Commentaires
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Et les utilisateurs absents qui ont bien profité du système à l’insu de leur plein gré ,ils sont où ?
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Bonjour, ils seront jugés lors d’un autre procès, a annoncé hier le procureur. La justice a visiblement décidé de scinder en deux l’action publique sur ce sujet.
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Merci de cette précision
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