[Piscines de fortune] Sous la corniche, la réserve à poissons devenue club privé

Reportage
le 16 Août 2016
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A Marseille, la moitié des piscines municipales sont fermées en été. Marsactu se propose donc de passer en revue les bassins inventés, insoupçonnés, lointains ou méconnus qui ont la faveur des Marseillais. Cinquième épisode de notre série, le club des Dauphins, où les adhérents travaillent leur crawl dans un ancien vivier face à la plage du Prophète.

Le club des Dauphins aujourd
Le club des Dauphins aujourd'hui. Photo : Léo C.

Le club des Dauphins aujourd'hui. Photo : Léo C.

En contrebas de la corniche Kennedy, au pied du vallon de l’Oriol, le club des Dauphins est à l’abri des regards. Toute la journée, touristes et promeneurs passent sans s’attarder devant ce bâtiment qui semble construit directement sur la mer. Seuls le toit, une petite plage en béton et la terrasse du club-house sont visibles depuis le trottoir. Difficile de deviner qu’une piscine privée se cache à l’intérieur.

L’accès au Sporting club Corniche emprunte un escalier aménagé directement dans le trottoir. La corniche est parsemée d’escaliers de ce type, aujourd’hui condamnés, qui permettaient de descendre au bord de l’eau. Encadrant les marches, deux panneaux flanqués du logo du club et une rambarde blanche à la peinture défraichie. Les passants y prêtent rarement attention, le regard porté sur la rade de Marseille. Il faut atteindre l’entrée pour apprendre que cette terrasse surplombant l’anse de l’Oriol n’appartient pas à un bar ou à un restaurant, mais à un club privé. Des pancartes avertissent les visiteurs : “Club sportif privé – réservé aux membres. Private – members only.” Le restaurant a bien été ouvert au public pendant quelques années, mais l’activité a été abandonnée faute de rentabilité.

L'escalier d'accès au club des Dauphins sur la Corniche et la terrasse en contrebas. Photo : Léo C.

L’escalier d’accès au club des Dauphins sur la Corniche et la terrasse en contrebas. Photo : Léo C.

Cooptation et longue liste d’attente

“Il arrive que des touristes entrent par erreur, raconte Eric Demech, le président de l’association loi 1901 qui gère le club. Mais pas tant que ça, donc on les éconduit gentiment. Parfois, ça fait même un peu de peine. Ils voient la terrasse, la vue sur la mer et le soleil, on les comprend.” Être membre du club des Dauphins, ça se mérite. Les adhésions sont limitées à 650 personnes, et la liste d’attente compte environ 200 aspirants. “Il n’y a que 40 à 50 prétendants qui sont vraiment sérieux, précise Eric Demech. Beaucoup tentent le coup par curiosité, parce qu’on est bien situés, sans être vraiment intéressés par l’esprit du club. Donc on limite les places parce qu’on est très attachés à l’ambiance familiale.”

Les membres doivent s’acquitter d’une cotisation annuelle de 840 euros par personne, en plus d’un ticket d’entrée de 500 euros. Environ 20 places se libèrent chaque année, mais les aspirants doivent être parrainés par un membre du club. Un fonctionnement similaire à celui du Cercle des nageurs qui domine la plage des Catalans mais ne le dites pas aux Dauphins. “Le Cercle, c’est l’usine, il y a trop de gens, s’exclame spontanément Véronique, membre depuis des années. Ici, c’est sans prétention, on n’est pas là pour se montrer. C’est familial.”

“Beaucoup de notables”

“Familial.” Le mot revient dans la bouche de toutes les personnes interrogées au club. Eric Demech aime le répéter et l’illustrer avec une petite histoire, mi-anecdote mi-légende. “Je suis pratiquement né au club. En sortant de la maternité, ma mère est venue manger ici avant même de rentrer à la maison !”

Malgré les ressemblances avec le Cercle des nageurs, président comme membres se défendent de former un entre-soi ou un cercle réservé à une élite. Surtout, ils refusent de faire de leur club un rendez-vous mondain. “Je viens ici pour la piscine, pas pour me montrer, répond Brigitte. Je ne connais pas tout le monde, d’ailleurs, je ne parle pas à tout le monde ici.”

Le bassin des Dauphins. A gauche, la terrasse, au centre, le poste de secours. Photo : Léo C.

“C’est sûr que le prix limite les entrées, confirme Jérôme Faure, maitre-nageur au club depuis 1995 et un des huit salariés. Entre ça et le quartier, on a beaucoup de gens qu’on pourrait qualifier de notables. Mais il y a de tout. Les gens viennent surtout pour nager ou pour les activités, qui sont ouvertes à tous. On fait de l’aquagym, du water-polo, de la natation synchronisée et une école de natation pour les enfants.”

Ici aussi, les places sont chères. Les activités aquatiques ont leur propre liste d’attente. “Nos activités sont complètes, donc on ne fait pas de pub on n’en a pas besoin, confirme Eric Demech. Par contre, on a besoin que nos édiles comprennent qu’on fait nager 1000 personnes ici. On rend aussi service en accueillant des associations comme le Centre de loisirs jeunes de la police.” En ligne de mire, les subventions municipales pour les actions éducatives que touche notamment le Cercle des nageurs.

Une association bientôt centenaire

La réserve à poissons. En haut à droite, le Palace Hôtel (archives personnelles Eric Demech).

La réserve à poissons. En haut à droite, le Palace Hôtel (archives personnelles Eric Demech).

Avant d’accueillir des nageurs, la piscine des Dauphins hébergeait un tout autre public. Le bassin est construit en 1860 pour servir de réserve à poissons au restaurant “La réserve”, propriété de François Roubion. Situé quelques mètres plus haut, au-dessus de l’actuelle Corniche, “La réserve” est le restaurant du “Palace Hôtel”, un hôtel de luxe inauguré la même année.

Le Sporting club Corniche est fondé par Ernest Pelletan en 1936. A l’époque, c’est un club… de football. “Il avait ses quartiers au Miramar, un bar qui était juste au-dessus de la réserve, raconte Eric Demech. Ce n’était pas forcément génial d’emmener des enfants dans un bar pour les réunions du club. Deux ans plus tard, Ernest Pelletan déménage le club à l’emplacement où nous sommes toujours et crée un club de natation. A l’époque, il n’y avait pratiquement aucune construction. Le bassin était fait de simples planches pour le séparer de la mer.” Quelques cabines en bois et un cabanon abritant une cuisine constituaient le seul bâti du club qui sera aménagé au fil des décennies.

Le bassin avant la construction du toit (archives personnelles Eric Demech).

Le bassin avant la construction du toit (archives personnelles Eric Demech).

En 1957, la piscine est menacée par la construction de la corniche. Des installations du club sont détruites, de nombreux restaurants et cabanons du bord de mer sont expropriés. Le bassin des Dauphins est inaccessible pendant plus d’un an. En dédommagement, le club obtient la cession gratuite de son terrain par la Ville, à condition de ne pas y exercer d’activités commerciales. Le bassin est alors réaménagé pour passer de l’eau de mer à l’eau douce. Auparavant, la piscine devait être vidée et brossée régulièrement pour enlever les dépôts d’algues.

Un illustre marseillais fait son apparition

Le père d’Eric Demech, Raymond, est à la tête du club de 1964 à 1994. Sous sa présidence, le bassin est couvert et une petite plage est aménagée face au Prophète. Un illustre Marseillais entre alors dans l’histoire du club. Gaston Defferre en personne se rend à l’inauguration de la piscine couverte en 1971, accompagné du secrétaire d’Etat chargé de la Jeunesse et des sports, le Corse de Marseille Joseph Comiti.

Gaston Defferre en visite au club des Dauphins. A l'arrière-plan, Joseph Comiti (archives personnelles Eric Demech).

Gaston Defferre en visite au club des Dauphins. A l’arrière-plan, Joseph Comiti (archives personnelles Eric Demech).

Six ans plus tard, une plage en béton est aménagée au sud du club, face au Prophète. Eric Demech, à l’époque pivot de l’équipe de water-polo, s’en souvient. “Ce quai a été construit grâce à Gaston Defferre pour protéger la piscine des tempêtes. On a utilisé des remblais de la construction du métro. A l’époque, les relations étaient faciles avec la mairie. Le béton nous a été offert par la Spie Batignolles [groupe français de BTP, ndlr]. On avait des relations avec eux par des cadres qui jouaient au water-polo. C’était un cadeau, à l’époque ça marchait comme ça mais ça ne serait plus possible aujourd’hui.”

A la fin des années 1970, la mairie cesse de faire des cadeaux aux Dauphins. Véronique, qui était élève à l’école primaire de la Pointe-rouge, fait partie des derniers Marseillais à avoir appris à nager dans le bassin des Dauphins. La Ville a cessé de le louer pour les écoles du quartier en 1977. L’année suivante, elle met fin aux subventions du club de water-polo, alors au sommet de la discipline.

Privés de ces revenus, les Dauphins mettent fin au club de water-polo et aux activités aquatiques, laissant le champ libre au Cercle des nageurs. Les années 1980 sont une période d’importantes difficultés financières, et le bassin sert exclusivement à la natation. Le club végète jusqu’au milieu des années 1990. “Quand je suis arrivé, ça ne faisait pas rêver, se souvient Jérôme, le maitre-nageur. Il y avait quelques vieux qui venaient seulement l’été et le week-end pour jouer aux cartes et c’est tout. J’ai tout relancé avec Éric. On a commencé par une école de natation. Au début on avait 5 minots, aujourd’hui on est à 140. Ça a fait des rentrées financières, et on a pu relancer le water-polo, puis on a pu développer la natation synchronisée… Aujourd’hui le club a beaucoup rajeuni. Le bassin est souvent plein, et il y a beaucoup de sportifs. Des gens qui viennent uniquement pour nager, nager, nager et qui ne supportent pas les piscines où les gens barbotent.”

“Ça, c’est l’argument de monsieur Gaudin…”

La formule fonctionne, et le club est bien relancé jusqu’à rencontrer un nouvel écueil. En 2003, les inondations détruisent la piscine. “Les vagues étaient gigantesques, elles passaient par-dessus le club jusque sur la Corniche, se remémore Eric Demech. En redescendant de la colline, les eaux ont entraîné le club-house dans la piscine. Il y avait deux mètres d’eau dans le sous-sol. Beaucoup de membres sont partis, certains ont cru que c’était la fin du club. Heureusement, le club avait des réserves financières et on a eu des subventions. On a tout reconstruit grâce au travail de ceux qui sont restés, et même amélioré le chauffage et le filtre de la piscine. On devait être environ 150. Étonnamment, après ça, beaucoup d’anciens membres ont voulu revenir ! Mais on ne les a pas tous repris. Puis d’autres sont arrivés, surtout des plus jeunes.”

La piscine du club des Dauphins. Photo : Léo C.

La piscine du club des Dauphins. Photo : Léo C.

C’est le cas de Cécile, membre depuis 4 ans. Elle est venue accompagnée de ses deux enfants. “Je viens ici pour l’exclusivité, pour la vue… C’est familial, anti-snob, à l’inverse du m’as-tu-vu d’un certain cercle situé un peu plus loin sur la corniche. Et le bassin est ouvert toute l’année.” La mer aussi est là toute l’année, mais elle n’a pas la faveur des Dauphins. “Bien sûr que la mer est là, mais elle est trop froide pour moi, rétorque Brigitte. Les plages sont bondées, et il n’y en a pas tant que ça. La mer n’est pas une raison pour ne pas avoir de piscines. Ça, c’est l’argument de monsieur Gaudin…” Comprendre : la mer est l’argument du maire pour ne pas ouvrir les piscines en été.

Piscine sur pilotis

“Je dirais que la plupart des membres ont entre 40 et 60 ans, précise Jérôme, mais il y a beaucoup de familles.” Depuis son poste de surveillance, au-dessus de la piscine, Jérôme est bien placé pour observer l’entrée de la terrasse autant que le bassin. Les baigneurs viennent le saluer avant de pénétrer dans les vestiaires, situés sous le club house. Au-dessus des gradins en bois bordant la piscine, une grande ouverture vitrée laisse apercevoir la cuisine où s’activent des travailleurs saisonniers. Sur le bord opposé du bassin, la roche qui cernait l’ancienne réserve à poissons du Roubion est toujours là.

L’accès à la mer du club. A droite, l’extrémité de la terrasse, le Frioul en arrière-plan. Photo : Léo C.

Suite aux multiples aménagements réalisés successivement jusqu’aux années 1970, le bâtiment n’a pas été conçu suivant un plan cohérent. Enroulé autour du bassin, il cache différents coins et recoins sur plusieurs niveaux. Épousant le tracé de la corniche, un étroit couloir dissimule des cabines. Il débouche au-dessus de la plage de béton. La terrasse est encombrée de matériaux de construction et de gravats attendant d’être débarrassés. Une bétonnière trône sur le quai, à l’ombre de la corniche.

“Il y a toujours des travaux en attente, confirme Eric Demech. Chaque hiver, on recouvre les vitres et fenêtres de polycarbonate alvéolaire en hiver pour encaisser les vagues, décrit Eric Demech. L’extérieur est repeint à la chaux tous les ans pour lutter contre le sel.” Mais le pire danger pourrait bien se situer sous la piscine. “Le bassin est construit sur pilotis, avec des évents qui laisse passer l’eau en cas de remous. Mais il se pourrait bien qu’un jour, une grande vague emporte tout ça.”


L’intégralité de la série

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Commentaires

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  1. ISJ ISJ

    Bel historique.. J ai eu la joie de venir u ne fois par semaine Avec mon école communale rue breteuil ..avec en plus un bus de la vile mis à disposition . Quand je pense qu aujourd’hui pleins de petits marseillais ne savent pas nager .. Merci Déferré .. Et pas merci gaudin .. En revanche , merci ERIC pour ton engagement..

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  2. Tarama Tarama

    Dommage que le resto-bar ait été reprivatisé, c’était un joli endroit pour prendre un verre.

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  3. Alain Alain

    Piscine élitiste? Non! Surement pas! n’importe quel Marseillais a 1300€ par an, ( presque un mois de salaire) à mettre dans un sport…

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    • VitroPhil VitroPhil

      Ce qui est rare est cher!

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  4. JL41 JL41

    Heureux de découvrir dans Marsactu cette piscine dont j’ignorais l’existence.

    Donc ça coûte 1 300€/an de la pratiquer.
    Comment situer ce prix par rapport à d’autres dépenses ?
    Dépenses annuelles en tiercé et autres grattages : 322 €
    En produits alcoolisés : 598 €
    En restauration, discothèques et hôtellerie : 2 697 €
    Services bancaires et assurances : 4 370 €
    Chiffres 2015, on trouve ça sur le site d’une entreprise privée. L’INSEE donne également des infos, mais elles ont 10 ans d’âge et les catégories de classement sont un peu désuètes.
    Cigarettes : 484 € pour 5 cigarettes/jour, 1 670 € pour un paquet
    Cannabis : 648 € pour un usager régulier, 948 € pour un usager quotidien.

    Alors notre Sécu tant admirée (le secret est assez simple, il est dans le financement public), elle soigne tout le monde : vous vous réveillez avec un cancer, vous êtes fumeur, vous êtes un conducteur maladroit qui a déjà généré deux victimes en chaise roulante, vous votez FN parce que vous ne vous êtes jamais fait porter pâle par votre médecin et que vous avez cotisé « pour des assistés » toute une vie.

    Mais la Sécu fait gaffe à ses dépenses, quoi qu’on dise. Les plus âgés d’entre-nous constituent un poste lourd dans son déficit. Dans plusieurs types de cancers il existe maintenant des médicaments qui guérissent ou laissent espérer des rémissions longues. C’est très cher, notamment parce que les firmes américaines qui nous les vendent établissent une péréquation entre pays pauvres et pays riches. Donc, si vous n’êtes pas mort des deux traitements classiques interrompus parce que vous ne les supportiez pas, vous avez droit au top du top.
    J’ai un proche qui se trimbalait une hépatite C depuis plus de 10 ans. Il a bénéficié de tous les traitements disponibles en France, parfois dans de grandes souffrances. Puis est venu ce traitement américain qui a scandalisé par sont coût. Quatre mois plus tard il était guéri, sans souffrances. Coût pour la Sécu : rien par rapport à ce qui avait été dépensé avant.
    Chikungunya par ci, par là, dans nos anciennes colonies, en France. Je sais qu’on y travaille sérieusement actuellement, sans doute parce que des crédits dédiés ont été débloqués. Mais avant cela, nos chercheurs ne pouvaient-ils pas se dérouter quelques mois de leur petite recherche personnelle pour mettre le paquet ? Si demain un antidote pratique d’usage et efficace nous vient en France, ou dira que la recherche publique française manque de financements.

    Moi aussi, je suis pour la piscine publique, je n’ai pas de copains où je puisse aller faire trempette. Mais propre et vraiment publique, pas où 5 couloirs sur 6 sont occupés par des clubs privés. Pas où les employés municipaux surveillants de baignade sont tous occupés par leurs SMS pendant qu’une fillette se noie. C’était sous la responsabilité un peu distante de Miron.

    Et puis je voudrais savoir ce qu’une piscine publique propre coûte en matière de fonctionnement, en référence aux usages actuels de l’équipement : filtres bouchés par les usagers sans bonnet, désinfection des pédiluves où l’on devrait passer pieds nus, pour ne pas revenir avec une mycose, ou la gale chopée dans les vestiaires par votre rejeton. Combien va coûter aux contribuables cet usage public, juste comme ça pour avoir une idée. Peut-être que je comprendrai, sans l’approuver bien sûr, pourquoi la municipalité Gaudin élude cette question.

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  5. JL41 JL41

    Après une première pétition ratée en 2013 où elle était déjà partie prenante,
    Samia Ghali a lancé cet été une nouvelle pétition pour remettre en service la piscine Nord de Marseille. Le compteur est bloqué à 3 615 signatures : https://www.change.org/p/jcgaudin-pour-la-r%C3%A9ouverture-de-la-piscine-nord
    Que penser de ce maigre résultat ? La pétition a-t-elle été remise au maire ?

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