Parents de victimes de règlements de compte : “Nous nous sentons déshumanisés”

Interview
le 15 Juin 2022
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Ce mercredi 15 juin, à midi, l'association Alehan organise une marche blanche de la Joliette jusqu'au palais de justice. Pour rendre hommage aux quelque 300 jeunes qui sont morts ces dix dernières années dans des conditions dramatiques mais aussi pour réclamer un meilleur accompagnement des familles de victimes.

Le 26 septembre 2021, une marche blanche était organisée à Marseille après le décès de Rayanne, tué à l
Le 26 septembre 2021, une marche blanche était organisée à Marseille après le décès de Rayanne, tué à l'arme automatique, à l'âge de 14 ans. (Photo B.G)

Le 26 septembre 2021, une marche blanche était organisée à Marseille après le décès de Rayanne, tué à l'arme automatique, à l'âge de 14 ans. (Photo B.G)

“Nous voulons simplement que les pouvoirs publics s’intéressent à leurs dossiers.” Halima Boucetta est la présidente de l’association Alehan qui accompagne à Marseille une dizaine de familles de victimes de règlements de compte. Ce mercredi 15 juin, à midi, ce collectif de mères endeuillées organise une marche blanche qui partira de la place de La Joliette pour rallier le palais de justice. “Dans de nombreux cas, les familles sont abandonnées. Cette marche vise à porter leurs revendications”, pose cette conseillère en insertion.

Sarah (*) et Karima Meziene prendront part à ce défilé. L’une est maman d’un jeune homme assassiné en 2018. La deuxième est avocate et sœur d’un quadragénaire abattu à La Paternelle en 2016, elles veulent “capter l’attention de l’opinion publique”. “Tous ces morts – 300 en une décennie – c’est trop, beaucoup trop ! Il faut à la fois prévenir ces crimes et mieux accompagner les familles qui en sont victimes”, expliquent-elles.

Quel est l’objectif de la marche blanche que vous organisez ce mercredi ?

Sarah : Il est double. Nous voulons rendre hommage à nos victimes et nous voulons sensibiliser les gens à ce que nous, familles, nous vivons. On l’oublie, mais nous sommes victimes et nous ne sommes jamais reconnus comme telles. Nous nous sentons déshumanisés.

Karima : Avec l’association, nous voulons fédérer les familles courageuses qui viennent dire stop aux assassinats et surtout, stop aux assassinats impunis !

La justice est-elle défaillante à vos yeux ?

Karima : Oui, absolument. On constate un abandon total de certains dossiers. Les familles sont souvent victimes d’une institution judiciaire et policière qui priorise les dossiers les plus aisés à résoudre. Les autres passent à la trappe et sont classés sans suite. En tant qu’avocate, je vois très bien les manquements d’une enquête. En ce qui me concerne, après la mort de mon frère je me suis constituée partie civile. Je n’ai jamais été auditionnée. Je n’ai rencontré aucun juge. Nous voulons aussi dénoncer cette justice en déroute.

Sarah : On a l’impression que parce qu’on est des quartiers Nord, on est coupables de toute façon. Quand Sarkozy se fait voler son scooter, il y a des relevés de caméras. Mais pour l’assassinat de mon fils, non. On marche sur la tête.

Que préconisez-vous ?

Karima : Nous demandons que la loi évolue. Et que les familles puissent intervenir dès les premiers moments de l’enquête de flagrance, afin de ne pas être écartées des investigations. Il faut aussi plus de moyens policiers et judiciaires alloués à ces dossiers. Deux ou trois brigades pour une centaine d’affaires de ce type par an en France, ça ne suffit pas. Ils devraient être le double. À Marseille, l’institution annonce fièrement un taux de résolution de 50% de ces crimes. Cela veut donc dire qu’il y a 50% d’assassins libres dans notre ville. Pour nous cette question est primordiale parce que le processus de deuil passe par la justice.

Dans ce travail de deuil, justement, les familles sont-elles suffisamment secondées ?

Sarah : Non. Quand un drame comme celui-là arrive, vous vous retrouvez tout seul. Les amis s’enfuient. Il n’y a pas de suivi psychologique ou si peu. (Elle regarde Karima) Nous deux, nous sommes de forts caractères, nous sommes informées… Mais les autres mamans, si vous les voyiez, elles sont finies ces pauvres femmes. L’une sort de l’hôpital psychiatrique Edouard-Toulouse, d’autres ont développé des cancers ou sont en dépression… La mort d’un enfant dans ces conditions est une brûlure intérieure permanente.

Karima : Lorsque l’on nous a annoncé le décès de mon frère, nous étions d’abord extrêmement choqués. Puis, avec ma maman qui a 80 ans et ma sœur, nous sommes allées rencontrer une association d’aide aux victimes à Aix. L’accueil était glacial, nous avons été reçues comme des moins que rien. Parce que forcément, si quelqu’un meurt de cette façon dans votre entourage vous êtes un peu coupable… J’étais révoltée. Après, il faut vivre avec la peur.

De quel ordre est-elle ?

Sarah : En général, ils [les auteurs] savent tout de nous et on sait tout d’eux ! Tout le monde connaît tout le monde ici. Il arrive que des familles vivent dans le même immeuble que les assassins de leur fils. Souvent, après un assassinat les autres enfants de la fratrie sont menacés. Mais il n’y a pas de protection mise en place. Pas d’aide non plus si la famille veut un relogement.

Karima : Cela fait aussi partie de nos revendications. Trop de familles qui ont subi un drame doivent ensuite faire face à cette insécurité et à des intimidations. Elles vivent dans la hantise des représailles. Après la mort de mon frère, avec mes parents, nous voulions déménager, disparaître pour nous protéger. En voiture, je regardais sans cesse dans les rétros et je faisais trois fois le tour des ronds-points pour m’assurer que je n’étais pas suivie.

L’association Alehan ambitionne également d’empêcher les adolescents de plonger dans les réseaux, voire de les extraire de leur emprise. Est-ce faisable ?

Sarah : Oui. Ces jeunes ont juste besoin d’aide. On arrive à en sortir de là. J’ai réussi à obtenir des contrats de travail pour certains. C’est un combat. Moi, j’allais au réseau et je prenais mon fils à coup de gifles quand je le trouvais là-bas. Les autres minots m’appelaient “le civil” (elle sourit). Ils lui ont mis le grappin dessus. Ensuite, il a été assassiné quand il a décidé de les quitter.

Karima : On en revient au fait que les familles ont besoin d’être soutenues quand elles cherchent à déménager ailleurs, à éloigner leurs enfants. Mais là encore nous nous sentons abandonnés.

Les pouvoirs publics sont-ils assez présents à vos côtés ?

Sarah : Quand mon fils est mort [en 2018] je n’ai même pas un mot de condoléances de la part de la mairie. Tout ce que les élus disaient, c’était que cet assassinat, c’était mauvais pour l’économie et que les croisiéristes allaient avoir peur de venir à Marseille.

Karima : Une partie de notre combat est politique, mais nous ne voulons pas de récupération. Les politiciens viennent se pavaner et dire que c’est un scandale à chaque mort. Mais sur le terrain, ils ne font pas grand-chose. Nous avons rédigé une tribune pour demander le relogement des familles victimes, aucun élu ne l’a signée. Un assassinat ce n’est pas juste un règlement de compte de plus. Avec cette marche blanche notre but c’est de nous humaniser aux yeux des gens.

(*) À sa demande son prénom a été modifié

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Commentaires

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  1. Patafanari Patafanari

    Même le salon de coiffure, derrière les premiers rangs, soutient la marche blanche.

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  2. MarsKaa MarsKaa

    Merci Marsactu de nous donner à entendre ces voix. Encore faut-il qu’on les écoute, vraiment. On parle de drames humains, de drames familiaux, de notre ville, de notre société. Nous ne pouvons pas rester sourds, aveugles, ne pas se sentir touchés par cette situation inacceptable.

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  3. Fp Fp

    Témoignages bouleversants de ces familles abandonnées à la peur et à une justice qui ne passe pas.

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