L’histoire oubliée de la prison clandestine d’Arenc
Entre 1963 et 1975, près de 30 000 Algériens ont été arrêtés et enfermés arbitrairement dans un entrepôt à Arenc, en attendant leur refoulement. Pourtant, les accords d'Évian leur conféraient, comme les Français, la liberté de circulation. Malgré plusieurs articles de presse et un scandale national, l'affaire tombe peu à peu dans l'oubli. Dans un documentaire, le journaliste Olivier Bertrand revient sur l'histoire de ce "hangar sur le port'".
Détail d'une image d'archive du hangar A, à Arenc.
Sur le port de la Joliette, plus de traces de ce hangar, détruit au début des années 2000. Ici, entre 1963 et 1975, des milliers d’étrangers, et surtout d’Algériens, ont été enfermés. Dans les photos d’époque, ces hommes montent les escaliers de l’entrepôt, menottés, escortés par des policiers. Puis, derrière ces murs, plus aucune trace d’eux.
Pourtant, tout est consigné par le commissaire des Renseignements généraux qui règne sur le port, Albert Payan. Officiellement, elle n’existe pas, mais de la préfecture au ministère de l’Intérieur, tout le monde est au courant qu’une prison clandestine se trouve à Arenc, au milieu des bassins du port, où vont et viennent des milliers de travailleurs.
Dans un documentaire réalisé par le journaliste Olivier Bertrand, on rencontre l’avocat qui révèle l’affaire, Sixte Ugolini, et un militant qui a connu l’enfermement, Mustapha Mohammadi. Entre images d’archives et témoignages, ce film met au jour la mécanique d’un racisme profond qui s’ancre, à Marseille, porte Sud du pays, juste après la guerre d’Algérie.
Si l’affaire fait un scandale quand elle éclate en 1975, elle est peu à peu enterrée. En cinquante-deux minutes, au fil d’une enquête minutieuse, les mémoires remontent. On déroule le fil : l’enfermement arbitraire, le refoulement, puis l’oubli collectif. Via cinq captures d’écran tirées de ce film, Marsactu interroge le réalisateur et journaliste Olivier Bertrand sur ce scandale d’État, véritable laboratoire clandestin de la rétention administrative.
Un hangar transformé en prison illégale
À partir de septembre 1963, ce hangar, qui servait jusqu’alors à stocker des marchandises, va servir à mettre des hommes, notamment des Algériens, au premier étage. L’entrepôt est aménagé comme une prison : il y a des barreaux aux fenêtres, des lits à deux étages, des cages et le bureau des gardiens à l’entrée. Les escaliers que l’on voit sur la photo, des milliers d’hommes et de femmes les ont grimpés.
À l’époque, ce hangar appartient à la Chambre de commerce. En 1963, la Ville de Marseille le met à disposition du commissariat spécial du port, qui s’occupe de la sécurité à la Joliette. Ce commissariat dépend à l’époque des Renseignements généraux, qui gèrent les frontières.
C’est le commissaire Albert Payan qui est chargé du contrôle d’Arenc. Je pense qu’il avait la conviction de bien faire son métier, de rendre service à son pays, et pour cela, il pallie les manques de la loi, illégalement, quand il a l’impression qu’elle est en retard.
Pour les policiers sur le port, la libre circulation des Algériens, acquise après 1962, est un danger pour la France. Il arrive trop de “musulmans”, c’est l’expression qui est utilisée à l’époque, donc on va en refouler une partie. Des milliers d’hommes sont envoyés à Marseille, enfermés dans ce hangar dans l’attente d’un bateau.
Le racisme post-colonial
Avant 1962, les Algériens tentent de faire valoir leurs droits durant des manifestations, comme celle-ci, à Paris, qui est violemment réprimée. Plusieurs militants sont ensuite renvoyés en Algérie. Les accords d’Évian créent une frustration énorme au sein d’une partie de la population du pays, pour qui cette guerre ne va pas réellement s’arrêter. La décolonisation en marche fait que les Algériens paient le prix fort en France. Il y a une autre image dans le film où les hommes sont contrôlés juste à leur arrivée. Le commissaire Albert Payan les observe, et je trouve que dans les yeux des policiers et dans les yeux de ces hommes se jouent les lendemains de la guerre d’Algérie.
Un climat de peur
Mustapha Mohammadi est très connu dans les cercles militants de Marseille. Il a été enfermé dans ce hangar, puis expulsé en 1975. Je le rencontre une première fois, il me raconte cette histoire, sa rétention. Puis, deux ou trois mois plus tard, il m’avoue : “Je n’ai pas dormi de la nuit quand tu es venu. J’ai tout raconté à mes enfants.” Pourtant, il leur avait parlé de ses combats, notamment avec le Mouvement des travailleurs arabes, mais le hangar, ça ne l’avait presque pas choqué.
Ça en dit long sur le droit des étrangers de l’époque. Je pense qu’il y avait beaucoup de peur. Les parents conseillaient de faire profil bas, mais les enfants, à la fin des années 70, étaient en colère et ne voulaient plus se taire. Cela passe en partie par la délinquance, avec par exemple les rodéos des Minguettes, à Lyon, et les émeutes de Vaulx-en-Velin en 1981. J’ai choisi de ne garder que ce témoignage pour laisser la parole se développer, mais aussi parce que ça a été très difficile de retrouver ces hommes qui, pour beaucoup, ont été expulsés.
Une affaire enterrée
À l’époque, plusieurs journaux ont relayé cette affaire. Quand j’ai commencé à enquêter pour Mediapart, j’ai vu beaucoup d’articles, du Monde, de L’Humanité, de Libé, de La Marseillaise et du Provençal, mais très peu font la une. Les libertés publiques des étrangers n’étaient pas encore un sujet.
Du fait de cette médiatisation, Gaston Defferre fait de cet entrepôt illégal un combat national, et attaque Jacques Chirac dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Alors qu’il a menacé de licencier un des journalistes qui enquêtait sur cette affaire pour Le Provençal, le journal dont il était propriétaire…
Donc l’histoire fait du bruit à l’époque, mais malgré cela, elle sombre dans l’oubli. Le but de ce documentaire, c’est de la ramener à la mémoire, et de montrer que beaucoup de gens étaient au courant : le ministre de l’Intérieur, le préfet de police, le patron des Renseignements généraux…
Lorsque l’affaire est découverte, le gouvernement s’en défend, explique d’abord que le hangar n’existe pas, puisqu’il s’agit en fait d’un centre d’hébergement. Alors que la loi est claire : il est interdit d’enfermer quelqu’un plus de vingt-quatre heures sans jugement. L’objectif, c’est de légaliser cet endroit. Le hangar inspire donc la loi “Sécurité et liberté” d’Alain Peyrefitte, qui légalise la rétention administrative. Elle est promulguée en 1981.
Une histoire qui résonne aujourd’hui
Si je fais ce film, c’est pour raconter une histoire qui me paraît folle, une histoire oubliée, mais c’est aussi parce qu’elle résonne politiquement, socialement, aujourd’hui. Par exemple, le fait de remettre en cause l’aide médicale d’État pour les étrangers en situation irrégulière, le durcissement incessant des lois… Il y a quelque chose de veule à faire de l’étranger le bouc émissaire à chaque fois que l’on se sent menacé dans son identité.
On se frotte aussi aujourd’hui à la colère d’une partie de la jeunesse des quartiers populaires et issue de l’immigration. Cette colère existe en raison des conditions de vie aujourd’hui, de l’enclavement des quartiers populaires, de la discrimination, mais aussi à cause des conditions d’accueil des parents et des non-dits.
Un hangar sur le port (Ina, France TV et Al Jazeera) sera diffusé le 4 octobre à 21 h 45 sur France 3 ViaStella et disponible en replay à cette adresse. Une diffusion nationale est prévue sur La Chaîne parlementaire à partir d’avril 2025.
Commentaires
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C’est ça la France.
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plus de 40 ans après ces faits ignobles, les propos de retailleau et du fn résonnent étonnement, c’est vrai.
oui c’est la france.
lutter contre toutes les formes de racisme est un combat permanent, sans fin.
le “racisme post-colonial” a dorénavant de beaux jours devant lui probablement.
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Il me paraît inadmissible de raconter ça sans faire la moindre allusion au travail journalistique qui a fait connaître ce scandale à la France entière, par votre confrère marseillais Alex Panzani, alors à La Marseillaise “Une prison clandestine de la police française : Arenc”, paru en septembre 1975 chez Maspero. Alors à Paris pour mes études, c’est comme ça que j’avais découvert comment “l’état de droit” n’était pas celui de l’universalité des droits de l’homme et du citoyen.
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Bonjour. Le lien ne mène pas au reportage. Est-ce possible de le partager à nouveau plus précisément ? Merci
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