La véritable histoire de l’œil de la Corniche

L’œil de l'anse de la Fausse Monnaie est resté quelques mois avant d'être effacé. (Photo VA)

“On a presque réussi à s’inscrire dans le paysage urbain“, sourit humblement Victor. Ce jeune trentenaire est l’auteur, avec son ami Guillaume, d’une peinture éphémère à l’origine d’une petite polémique marseillaise cet été. À deux, ils ont réalisé un œil bleu sur la paroi rocheuse de la corniche Kennedy, au niveau de l’anse de la Fausse-Monnaie. Un œil, selon eux bienveillant, une “offrande” pour Marseille. Mais le 22 juillet dernier, les services de la Ville sont venus l’effacer peu de temps après que Gérald Passedat, le chef du restaurant trois étoiles situé en face Le Petit Nice, a interpellé l’élue à l’urbanisme Mathilde Chaboche sur Twitter. “Depuis plusieurs semaines un œil est braqué sur mon établissement. Pourriez-vous me dire si ceci a été autorisé”, interrogeait-il. La réaction rapide de la mairie a alors donné lieu à des accusations de passe-droit pour le prestigieux cuisinier. Quelques semaines plus tard, les deux créateurs de l’œil disparu ont contacté Marsactu pour évoquer leur création avec leurs propres mots.

Victor est natif de Marseille, Guillaume y habite depuis dix ans. Tous deux sont voisins dans le quartier d’Endoume (7e), à proximité de la Corniche. Ils souhaitent garder leur anonymat et préciseront seulement qu’ils travaillent dans le domaine artistique. Agés de 27 et 33 ans, s’ils ont un peu laissé de côté le graff en vieillissant, ils ont l’ont beaucoup pratiqué à l’adolescence. Un art illégal et éphémère dont Marseille est un haut lieu. Mais au printemps 2021, pendant le troisième confinement, ils ont décidé de ressortir leurs bombes et de peindre la paroi de la Corniche.

Les deux auteurs expliquent avoir peint un nazar boncuk, un œil protecteur turc. (Photo SL)

Protecteur et bienveillant

Victor et Guillaume ont leurs habitudes et viennent régulièrement se baigner sur les rochers en contrebas de l’anse de la Fausse-Monnaie. “C’est notre quotidien ici, on voulait apporter notre grain de sable à Marseille“. L’arche de la route de la corniche offre un arrondi naturel qui leur a donné l’idée de l’œil. “C’est une œuvre pensée en accord avec le paysage. Si on a bien un patrimoine commun, c’est la Méditerranée“, explique Guillaume. La cavité est difficilement accessible. Ils sont descendus un peu plus loin sur la Corniche puis ont longé les rochers afin de l’atteindre.

Les deux jeunes hommes ont pensé leur œuvre en amont. Ils ont d’abord fait des essais de couleur grâce à un logiciel de retouche par ordinateur. “On a utilisé un bleu spécial pour s’accorder avec les tons de la méditerranée, on n’y est pas allés au hasard“. Et ils sont revenus à deux reprises pour la réaliser. La surface accidentée a rendu complexe les calculs de perspective. “C’est une mini-anamorphose“, détaille Victor. “On a tracé les cercles des yeux pour faire le blanc, mais on est revenus faire les contours. C’était impossible d’atteindre le bout de l’arche.” Cette dernière faisait de l’ombre à l’œuvre la majeure partie de la journée, un atout pour préserver la peinture de la lumière. “On aurait été obligés de la refaire tous les quatre matins“, pointe Guillaume.

Les artistes avaient conçu le dessin pour l’adapter à la paroi accidentée. (Photo DR)

Peut-être que Gérald Passedat a vu ça, au contraire, comme le mauvais œil qui porte malchance.

Victor

Le message ? “C’est un peu comme une amulette“, explique Guillaume. L’œil représenté est le Nazar Boncuk, un talisman turc qui assure la protection des personnes qui le possèdent. “C’est notre quotidien de voir les minots plonger là et avec la forme qu’offrait la paroi, on a pensé à représenter cet œil bienveillant pour eux”. Les jeunes trentenaires voient leur œuvre comme un don à Marseille. “On a investi du temps et de l’argent. Et puis on a fait exprès de ne pas le signer de manière ostentatoire parce qu’on ne cherche pas la reconnaissance“, confie Guillaume, qui a à cœur d’expliquer leur démarche de départ. “Peut-être que Gérald Passedat a vu ça, au contraire, comme le mauvais œil qui porte malchance“. Une multitude d’interprétations donc. Et Victor trouve un mérite à la démarche du patron du Petit Nice : “Gérald Passedat a permis d’ouvrir le débat. Est-ce que c’est de l’art seulement quand c’est une commande de la Ville ou aussi si une œuvre est réalisée spontanément ?” 

Conscients que leur peinture pouvait être effacée, ils restent tout de même perplexes face à la réaction du chef cuisinier. Guillaume s’est senti blessé par le tweet. “La cuisine, c’est aussi de l’art que je respecte énormément, j’ai travaillé moi-même dans la restauration. Alors je ne comprends pas qu’il compare ça à un simple tag. C’est comme si je comparais sa cuisine à un Mcdo”.”Il y a d’autres tags à côté qui n’ont pas été effacés. Pourquoi il y a une hiérarchie ?”, questionne Victor. 

Une pétition pour voir l’œil revenir

De son côté Hervé Menchon, adjoint à la mer et au littoral, souhaite être très transparent à ce sujet. “Je comprends que ça ai pu être perçu comme un caprice bourgeois, mais j’aimerais qu’on voit les choses autrement : la peinture s’est imposée et mon rôle n’est pas de juger de sa valeur artistique, mais de faire respecter la loi.” L’élu met en balance la beauté du site naturel, qui est à ses yeux prioritaire. Mais celui qui est aussi professeur d’art appliqué admet : “On comprend que les gens aient trouvé l’astuce graphique plutôt belle, moi-même je l’ai trouvé intéressante. Mais c’est dommage de ne pas avoir identifié l’auteur. Sans paternité, l’œuvre n’est pas protégée.” L’élu explique que l’enlèvement de la peinture était déjà prévu quand Gérald Passedat a tweeté. “Des tags, il y en a tellement que la Ville priorise l’effacement de ceux à caractères racistes ou gênants du point de vue éthique ou de la loi.” Ce qui n’était pas vraiment le cas de l’œil de la Corniche.

Après l’effacement de l’œil en juillet dernier, une pétition a été lancée pour “le retour de l’œil à l’anse de la Fausse Monnaie“. Elle a récolté 1526 signatures en ligne. Un soutien qui a touché les deux jeunes artistes. Photographié, l’œil s’est aussi retrouvé sur une pleine page dans le magazine touristique Big dédié à Marseille. Ils aimeraient beaucoup pouvoir reproduire leur œil, mais de manière “intelligente“, au même emplacement. “Si on a un soutien et qu’on peut le faire en ayant le temps et l’autorisation, on ne dit pas non !“, s’enthousiasme Guillaume. Comme un clin d’œil à la mairie.