[Au bord de l’étang] Souvenirs de la petite mer des oubliés
En 2006, le photographe Franck Pourcel cosignait avec le sociologue Jean-Louis Fabiani un ouvrage sur la vie des hommes qui peuplaient l'étang de Berre. 10 ans plus tard, l'artiste commente six de ses images de l'époque qui disent les grands bouleversements qu'a connu ce territoire.
Photo Franck Pourcel
“L’étang de Berre avait mauvaise réputation. Je voulais rectifier cette mauvaise image en montrant qu’il y avait de la vie sur ce territoire, qu’il n’était pas abandonné.” De 1996 à 2006, Franck Pourcel a parcouru l’étang de Berre pour différentes commandes du ministère de l’écologie, du Gipreb, le syndicat mixte en charge de la réhabilitation de l’étang de Berre, de comités d’entreprise et de collectivités. Il a photographié ses habitants, les “oubliés” comme il les appelle. Il a observé cette étendue d’eau comme un objet. Il a donné à voir un territoire à travers le prisme des luttes, du travail, des pratiques courantes et de l’habitat.
Son travail a été rassemblé en 2006 dans l’ouvrage intitulé La petite mer des oubliés, en collaboration pour le texte avec le sociologue Jean-Louis Fabiani. Le regard croisé de l’universitaire et de l’artiste rendait compte de la complexité des relations qui unissaient l’homme à son environnement. Le livre posait alors la question de la survivance des petites activités humaines dans l’univers sale et bruyant, presque apocalyptique, de l’étang de Berre à cette époque.
Franck Pourcel a été le témoin du déclin du monde industriel et de la renaissance du tourisme. “Entre le début de La petite mer des oubliés et la fin, les mentalités ont changé. Les questions de 1996 n’étaient pas celles de 2006. En 1996, c’était la question du travail qui primait avec les luttes pour la conservation de l’emploi dans les entreprises. En 2006, c’était la question environnementale avec le souci de la qualité de l’eau. Il fallait valoriser le territoire par le secteur touristique.”
Dix ans plus tard, Franck Pourcel revient sur cette époque en commentant six photos tirées de La petite mer des oubliés. Ces images montrent les prémices des problématiques actuelles. Elles témoignent des évolutions en montrant le passé. Aujourd’hui, l’artiste ne photographie plus l’étang de Berre mais il reste un observateur privilégié de ses mutations. S’il se “réjouit” de l’amélioration de la qualité de l’eau, il évoque un individualisme qui grignote le pourtour de l’étang. “Ce qui me frappe ce sont les petits murets des maisons qui sont devenus des murs. Les gens sont passés du cabanon à la grosse villa. Ils s’isolent de plus en plus alors qu’avant l’étang était endroit convivial et populaire avec des ginguettes.”
Départ à la retraite anticipé
“Cette photo a été prise au comité d’entreprise (CE) de BP Lavéra en 2000 ou 2001. On est au début du déclin du monde du travail autour de l’étang de Berre, même si ça avait déjà été commencé depuis plusieurs années. Des grosses entreprises où il y avait 4000 ou 5000 ouvriers se séparaient petit à petit de leurs employés. Quand j’ai pris la photo, ils n’étaient déjà plus que 1200 à BP Lavéra et leur nombre a chuté à 850 en peu de temps, rien qu’en faisant partir les gens avant. Il y avait des mises à la retraite anticipées et les entreprises se libéraient petit à petit de ce monde ouvrier pour faire appel à des entreprises extérieures. Ce qui leur permettait de ne pas avoir de charges sociales très fortes, de ne plus avoir de revendications en recourant surtout à l’intérim. Les ouvriers sont finalement presque devenus des cadres, et ceux qui mettent les mains dans le cambouis, des intérims. Ça a continué comme ça pendant des années. Une fois qu’il n’y avait plus beaucoup d’employés, ils ont vendu le site à un groupe américain.
Le CE de BP Lavéra, qui était à l’époque CGT, avait organisé une réception pour fêter le départ d’un ouvrier. Ce n’était pas un personnage très âgé. Il était un peu triste de quitter son travail, mais bon, il a quand même accepté de partir à la retraite. Là, le président du CE lui remet un bouquet de fleurs comme s’il avait gagné le tour de France. C’est un geste d’amitié. Le reste des ouvriers et ceux qui sont partis à la retraite avant lui sont derrière moi et applaudissent chaleureusement. On voit les vêtements qu’il porte, une petite chemise et un petit gilet en laine. Ça montre toute la modestie du personnage.
La série de photos avait été commandée par le CE de BP Lavéra. J’accompagnais l’étude d’une anthropologue [ndlr, Najoua Dhib-Proréol] qui travaillait sur l’habitat industriel. J’ai eu l’autorisation d’accéder au site, à condition d’utiliser un appareil photo entièrement mécanique, sans piles et sans système électronique. La moindre étincelle pouvait déclencher une déflagration. Le site industriel de BP Lavéra était une construction paternaliste du début du siècle, avec les logements pour les cadres proches de l’entreprise. La partie ouvrière était plus lointaine, après le chemin de fer. Suite à l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, il y a eu les lois [modifiant les règles] Seveso et donc toute la partie pour les cadres qui était dans le périmètre a été détruite. Il n’y avait plus de lieux de vie à proximité de l’entreprise, mis à part des moments de travail.
Les ouvriers avaient conscience d’un changement, de ce qu’il se passait à ce moment-là. C’était une époque où le CE pouvait encore rivaliser avec les entreprises. Des gens engagés avec une véritable politique culturelle qui m’ont permis de faire mon travail. Ils voulaient que je regarde ce qu’il restait encore à regarder.”
Soutien des générations
“Là, je suis dans une commande du Gipreb en 2005. Ils voulaient montrer la vie autour de l’étang. J’ai eu des difficultés, car à l’époque il y avait des tas d’histoires avec des photos publiées par des pervers sur internet. Des mamans avaient peur en me voyant. Du coup, je me mettais en maillot de bain, j’allais aborder les gens, je devais me baigner avec eux pour pouvoir les photographier. Finalement, ils m’ont accepté et j’ai pu les suivre dans leurs activités diverses et variées.
J’ai pris la photo directement dans l’eau avec un petit appareil de gamin. Ça donne à la photo un côté un peu glissant, quelque chose de mouvant qui est au-delà du solide. On a ces deux personnages qui sont presque deux statues qu’on aurait posées là, et à côté tout un monde qui bouge. Moi je ressens le premier plan comme quelque chose de visqueux, presque flou. Car quand tu te baignes dans l’étang de Berre ce n’est pas vraiment de l’eau douce, pas vraiment de l’eau de mer, c’est de l’eau saumâtre qui fait une drôle de sensation. J’ai choisi le noir et blanc pour tout ce qui touchait aux personnages. Cela permet de rentrer dans une dimension intemporelle, de se concentrer sur les gestes.
Sur l’image, on a à peu près les deux mêmes personnes qui se soutiennent pour avancer dans l’eau. Elles ont les mêmes attitudes, la tête un peu penchée, comme pour s’incliner devant l’autre. C’est assez étonnant comme photographie : la jeune tient le poignet droit de la personne âgée, qui tient le poignet gauche de la jeune. Il y a un espèce d’équilibre parfait, sans rapports de force. Il y a le même respect de la jeune envers la personne âgée, et vice versa. Il y a la même intention : se soutenir, s’entraider. Pour moi c’était flagrant sur ce territoire, ça symbolise tout ce que j’ai vu et entendu de cette solidarité entre générations. Il y avait les anciens qui parlaient de ce que l’étang de Berre était dans le passé, en parlant des jeunes qui étaient derrière eux. Ils essayaient de les aider du mieux qu’ils pouvaient. Et les jeunes étaient à l’écoute de ce que leur disaient les anciens. L’étang de Berre, c’est une maison à lui tout seul. On est dans un même habitat, dans le même bateau et on navigue ensemble.”
La dame du feu d’artifice
“Pour le contexte, ça se passe au feu d’artifice de Berre-l’Étang le 14 ou le 18 juillet 2005, toujours pour la commande du Gipreb. C’est un moment très particulier. Il ne faut plus qu’il y ait d’avions dans le ciel. C’est quand même des centaines de gens qui viennent sur le bord de l’étang de Berre. Tout le monde est assis dans l’herbe, dans les pelouses, devant les maisons à regarder le ciel. Cette image m’intéresse car elle est pleine d’espoir. Il y a quelque chose de chaleureux dans cette femme qui se serre contre elle-même avec son gilet et qui regarde le haut du ciel avec un sourire. Elle est tournée vers la gauche, quelque part vers le passé. Il y a un côté méditatif, presque reposant, comme une forme de sérénité. Avec le flou je recherchais ce côté un peu chaleureux, un peu tendre et nostalgique.
Cette dame, je la connaissais. Elle a accepté que je la photographie pendant la soirée. Le fait d’être de Sénas [petite ville du nord des Bouches-du-Rhône, ndlr] m’a permis d’être accepté. Les gens m’ont reconnu comme quelqu’un du Sud, de par l’accent et par le fait que beaucoup connaissaient mon village d’origine.
On connaît tous les épreuves de la vie et ça passera : on ferme notre petite laine et on sourit quand même à la vie. Cette image, elle raconte comment les petites gens s’accrochent à des petits riens et regardent au loin en se disant finalement que la vie est belle. Même si c’est difficile, même si parfois il fait froid, on met notre petit gilet et ça finit par aller mieux.”
A celles et ceux qui luttent
“C’est un garçon que j’ai rencontré à Berre-l’Étang en 2005. Des jeunes formaient un petit groupe et lui s’amusait à faire des sauts périlleux. Je lui ai demandé si je pouvais le photographier, il a dit bien sûr puis je l’ai pris un peu dans toutes les situations. Cette image est la plus marquante de la série. Il est en l’air, la face vers le ciel et tout son corps est relâché sauf la tension dans son bras droit. Comme s’il voulait résister à quelque chose. Il ne lâche pas. Il est en train de tomber mais il a encore un sursaut de lutte.
Ce moment-là, tout le monde doit l’avoir. Quelque part, c’est la survie et ce qui fait que l’on tient encore à la vie et qu’on ne lâche pas. On tombe tous, il ne reste plus grand chose à faire mais on s’accroche encore un peu. Même si on pense que ça ne sert à rien, non, ça ne sert pas à rien. Que se soit pour soi ou pour les autres, il peut y avoir de la solidarité quand chacun continue à résister.”
L’homme lié
“On est au port de Lavéra en 2000 ou 2001. Sur la droite, un cargo de pétrole. Une personne qui est très loin et haut jette la corde qui va servir à tirer l’amarre. Ce jet ne dure même pas une seconde. Je l’ai photographié complètement par hasard. Je n’ai rien vu avant le développement. Dans le ciel, formé par le mouvement de la corde, apparaît un personnage que l’on dirait poings et pieds liés. Comme si on le jetait à la mer.
Pour moi, l’homme lié c’est le lien que l’on peut avoir sur un territoire, le lien que l’on peut avoir avec les gens. L’homme est lié à quelque chose, il n’est pas seul. C’est justement ça la condition humaine. L’homme est homme car il est sociable. Et là, il est jeté à la mer comme si l’on n’en voulait plus. Il se retrouve abandonné, oublié et vide. Ce n’est plus qu’une représentation, un tracé dans le ciel. Pour moi c’est ça l’oubli absolu.”
Ponteau, Martigues
“Là, on est au pied l’usine BP de Lavéra. Pas vraiment sur le territoire de l’étang de Berre même si le chenal de Caronte est à côté. On a cette femme qui lit un magazine en prenant le soleil. Derrière, au loin, l’usine avec des réservoirs de pétrole. On est sur une petite avancée sur la mer avec une matière noire sur les blocs de pierre. Même si c’est une calanque, le paysage est complètement fabriqué. Derrière la personne, il y a un petit cabanon. Encore derrière, hors cadre, il y a tout le site pétrochimique avec BP Lavéra, Naphtachimie etc. Que des choses assez monstrueuses. Et au milieu de tout ça, un détail important : le chat. Il est sous le transat. Il est venu chercher l’ombre protectrice mais il tourne la tête avec ses oreilles, comme s’il était un peu aux aguets et qu’il voulait nous montrer le côté dangereux des choses. Il semble dire qu’il peut se passer quelque chose, qu’il faut se protéger.
Pour la petite histoire, cette image je l’ai faite en 1996. C’est la première photo que j’ai réalisée sur l’étang de Berre. Le ministère de l’environnement m’avait commandé une série sur les pratiques quotidiennes dans les villes à haut risque. Je voulais à tout prix l’exposer. 10 ans après, en 2006, je suis retourné sur les lieux pour essayer de retrouver cette femme pour lui demander son autorisation. Je ne savais pas si j’allais la retrouver. Quand je suis arrivé, le cabanon était fermé mais il y avait des gens autour. Je leur ai montré la photo et ils m’ont dit : “Ah c’est Nicole ! Elle habite toujours là, on lui dira !” Je suis repassé quelques temps après et je suis tombé sur elle : “Montrez-moi ces photos, les gens m’ont raconté que vous m’avez pris en photo toute nue !” Quand elle a vu qu’elle n’était pas nue, elle a ri et elle a accepté que j’expose le cliché.”
L’intégralité de la série
Commentaires
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Joli travail sensible, comme toujours, d’un photographe arpenteur qui avait déjà joliment dépeint les quartiers du centre-ville (Belsunce, Noailles). Merci !
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Merci ! J’aime beaucoup le regard de Franck Pourcel. Et le commentaire de ses photos c’est la cerise sur le gâteau !
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Décidément cette série estivale sur l’Étang est extra ! Variée, instructive, esthétique … Merci !
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Ré-ga-la-de…. On passe un bel été sur l’Etang. Qu’est-ce que c’est simplement bon !
Merci
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Merci…
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