La mort du père en pays confiné ou les adieux volés de Bruno Le Dantec

Échappée
le 13 Jan 2024
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Bruno Le Dantec signe chez l'éditeur Hors d'atteinte le récit touchant des derniers jours de son père, mort en solitaire, en pleine pandémie. Il y dresse le portrait intime d'une relation père/fils dans un monde qui n'en finit plus de s'effondrer.

Bruno Le Dantec par Emilio Guzman.
Bruno Le Dantec par Emilio Guzman.

Bruno Le Dantec par Emilio Guzman.

Comme les rivières, les livres ont parfois plusieurs sources. Les hasards de l’histoire font que celui de Bruno Le Dantec, Et mon père un oiseau ? débute (un peu) dans Marsactu. Nous sommes le 24 mars 2020 et Bruno Le Dantec écrit une lettre ouverte à Martine Vassal, dans la partie Agora du journal. Le confinement vient d’étendre sa chape de plomb, obligeant chacun à se terrer chez soi alors que la pandémie de Covid paralyse le monde.

La candidate LR est traitée à l’institut hospitalo-universitaire de Didier Raoult. Comme de nombreux cadres de la droite locale, elle a été infectée par le Covid dans les derniers jours de la campagne des municipales et bénéficie du “traitement miracle” à l’hydroxychloroquine. À 89 ans, le père de l’écrivain est lui hospitalisé dans un établissement du pays d’Aubagne. Déjà très diminué par plusieurs AVC, il est en attente d’une opération chirurgicale délicate qui n’aura jamais lieu. “Notre angoisse à présent, c’est que mon père s’éteigne peu à peu loin des siens“, écrit-il alors en adresse à l’élue.

C’est ce qui arrivera quelques jours plus tard. Jean Le Dantec est transféré dans une clinique privée du pays de l’Étoile. L’ancien prof de sciences naturelles, amoureux des vieilles pierres et des piafs, meurt seul. Son épouse, ses enfants, sa petite-fille n’ont pu l’accompagner dans ses dernières heures. “On nous a privés d’adieux qui avaient pour moi le goût de retrouvailles“, tranche l’écrivain, dans les premières pages de son livre.

La mort enlevée

Je ne comptais pas rendre cette histoire publique, écrit-il dans l’épilogue, composée quelques jours avant le départ du livre à l’imprimerie. Je me la suis d’abord racontée pour me soigner d’une perte irréversible. La mort volée de mon père me hantait, je n’arrivais plus à écrire“. De fait, il n’arrivait pas à écrire sur autre chose. “Ma fille qui avait alors 15 ans me comparait au Nicholson de Shining qui tape toujours la même phrase, sur sa machine à écrire“, rigole-t-il aujourd’hui.

C’est une remarque que je lui fais souvent. Une blague entre nous, module cette dernière, Marie-Zado Le Dantec. Je me souviens surtout d’un moment très dur où il bataillait seul avec toutes les tracasseries administratives liées au décès. Moi, j’allais très mal. Je venais d’entrer au lycée où ça ne se passait pas bien et je me retrouvais dans ma chambre avec mon téléphone, confinée à l’intérieur du confinement“. La mort du père renvoie forcément l’auteur à sa propre posture paternelle. Lui que sa fille tance parce qu’il sort malgré les interdictions, prenant le risque de mettre en danger les anonymes de la première ligne. “Je suis confiné avec ma fille et mon chagrin et je ne dois pas m’effondrer“, se souvient-il.

La couverture d”Et mon père un oiseau ?”. Photo : Emilio Guzman.

Voyager pour apprendre à toucher les gens

Il compare son récit à “une tresse” où se croisent la chronique du deuil à l’épreuve du confinement, la critique politique de cette absurdie collective et le portrait croisé d’un père et son fils. L’un et l’autre, si différents et pudiques qu’ils ont eu tant de peine à s’embrasser. “Moi, j’ai appris à toucher les gens à travers les voyages avec mes amis maghrébins, mexicains, andalous, peut-être pas en Angleterre“, rigole-t-il.

Pour la première fois, l’écrivain voyageant, “le passeur de paroles” qui se raconte dans l’ailleurs et la rencontre, parle de soi et des siens. Sous le pseudonyme de Nicolas Arraitz, il a fait paraître Tendre venin, un récit de voyage dans le Chiapas mexicain. Avec le photographe Antoine d’Agata, copain d’enfance aux 400-coups, il a signé Mala Noche, la Ville sans nom et Psychogéographie. Avec Mahmoud Traoré, il livre Partir et raconter, récit d’un clandestin africain en route vers l’Europe. À chaque fois, écrire est l’occasion d’une rencontre ou d’un échange. Comme dans ses ateliers d’écriture à la prison pour femmes des Baumettes ou en centres éducatifs fermés, où il confie sa plume à d’autres. Retourner la plume vers soi tient aussi de l’épreuve.

Journaliste croisé à la rédaction du journal CQFD avant de devenir un ami, Jean-Baptiste Legars est parmi les premiers lecteurs du livre qui prend forme. “Bruno est quelqu’un qui écrit tout le temps, sur plein de sujets sans que cela soit publié, raconte-t-il. Là, il m’a montré ce qu’il avait écrit dans la foulée de la lettre à Martine Vassal. Je lui ai dit qu’il tenait un sujet. Je lui ai proposé de m’envoyer son tapuscrit tous les mercredis“. Jean-Baptiste Legars voit ainsi le livre prendre forme de manière composite en chronique de l’époque : des extraits de mails de condoléances, des coupures de journaux, des citations de livres. On retrouve ce monde devenu fou où on palabrait sur l’épaisseur des tissus, la durée de vie des virus et la taille des gouttelettes en suspension dans l’air.

Grande question et petites choses

J’aime les livres qui abordent les grandes questions par les petites choses, résume Marie Hermann, son éditrice chez Hors d’atteinte. Bruno parle de la mort et de la façon dont on lui fait de la place dans nos vies, dans ce monde ultra-libéral. Surtout dans ce moment complètement fou qu’on cherche à oublier comme s’il n’avait jamais existé alors qu’il nous a tous marqués“.

Le livre dessine aussi un territoire : Marseille et sa région où père et fils ont grandi chacun à son époque. Le père pour mieux s’y ancrer, le fils pour y revenir après une longue virée à travers le monde. “Les derniers temps, alors qu’il se sentait partir, on a passé beaucoup de temps, à partir des vieilles cartes postales et de plans, à reconstituer les trajectoires de son enfance, se remémore Bruno Le Dantec. Il me racontait son enfance de fils d’ouvrier de l’école de la Timone, l’arrogance et le mépris de classe des gamins de Thiers où il avait réussi à entrer“. À chaque fois, le père scientifique vérifie que le fils littéraire n’ajoute pas des choses au récit scrupuleux. Il confie ainsi les moments terribles de la guerre d’Algérie, en ultime transmission. “Il me dicte et me relit, se souvient-il. Il avait peur que je fasse trop littéraire“. “Avec moi aussi, il s’est beaucoup raconté dans les derniers temps, notamment son parcours scolaire”, ajoute sa fille.

Photo : Emilio Guzman.

 

“Bruno-future”

Les deux trajectoires se répondent en miroir, dans toutes leurs différences. Le père qui se construit une carrière au mérite, son fils en rupture de ban qui plonge dans le centre-ville fracassé des années 1980. Porte claquée, il fait le punk “Bruno-future“, se “défonce beaucoup, beaucoup” puis part voyager. “Quand je compare, lui, on l’envoie en Algérie à son corps défendant, moi, je pars avec Antoine d’Agata au Nicaragua, au Salvador, au Guatemala, en pleines guerres civiles. On est passé au travers d’un cheveu, tout ça gratuitement, parce qu’on voulait aller dans des endroits où il n’y avait pas de touristes“.

De cette trajectoire un peu folle à travers le monde, Bruno Le Dantec ne regrette rien. Même si la mort du père laisse en l’air la question “À quel moment as-tu pu être fier de moi ?, s’interroge l’auteur à haute voix. Chez lui, un peu inquiet, elle devenait : tu penses à ta retraite ? Et moi, en face, je fanfaronnais en disant que d’ici là, elle n’existerait plus“. Aujourd’hui, c’est lui qui compte les points d’une carrière hachée, où les petits boulots enchaînés tiennent sur une page entière.

Au bout de l’écriture, il a cherché une maison pour l’éditer. Dans sa boîte mail, tombe la newsletter d’Hors d’atteinte dont il a croisé la fondatrice à CQFD. En janvier 2023, celle-ci propose Comment devenir lesbienne en dix étapes “pour mettre fin au patriarcat“. En boutade, il envoie un message : “un bouquin sur la mort de mon père, ça entre dans le cadre ?” L’éditrice éclate de rire. “Je lui ai promis une réponse rapide, et finalement, je l’ai lu dans la nuit. J’étais curieuse de voir ce qu’il allait écrire et j’ai été touchée par cette première phrase qui commence par “maintenant tu es debout” où il retrouve son père en rêve“. En toute fin de livre, Il fait le récit de la mort de sa mère, cette fois entourée des siens. En dernière parole, Andrée souffle un “dodo” enfantin à sa petite fille, comme un adieu câlin.

Et mon père un oiseau ? de Bruno Le Dantec, paru aux éditions Hors d’atteinte est présenté par l’auteur à la bibliothèque de l’Alcazar, ce samedi à partir de 17 heures.

 

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Commentaires

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  1. Alain Thomas Alain Thomas

    Formidable article sur un écrivain remarquable et une histoire familiale qui ne peut que tous nous toucher. Merci.

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  2. Regard Neutre Regard Neutre

    Cet article sur le deuil aborde avec une sensibilité profonde et une empathie sincère les différents aspects de cette expérience universelle.
    L’auteur parvient à capturer l’essence émotionnelle du deuil, apportant à la fois compréhension et réconfort aux lecteurs traversant cette douloureuse réalité.

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  3. Lecteur Electeur Lecteur Electeur

    Merci à Benoit Gilles pour cet article sur Bruno Le Dantec mais malheureusement la conférence prévue ce samedi 13 janvier à 17 heures a été annulée, la médiathèque de l’Alcazar « étant fermée pour des raisons exceptionnelles » mais sans doute habituelles et sans doute liées au malaise social qui y sévit (Marsactu titrait le 8 Sep 2022 : En 15 ans, les bibliothèques marseillaises ont perdu 40% de leur personnel) .

    Espérons que cette rencontre avec le public puisse être reprogrammée, à librairie Maupetit par exemple.

    Pour ce qui est du réseau des médiathèques de Marseille, le Maire après avoir refusé de reconduire le détachement de la fonction publique d’Etat du directeur Pierre Chagny, il a préféré nommé à la direction une administratrice territoriale, beaucoup plus docile aux ordres de la Mairie.

    Quant à l’ancien directeur, il suffit d’interroger Internet sur son nom pour savoir qu’il est, depuis un an, chargé de mission à la Direction du Livre au Ministère de la Culture pour le pilotage de la 3eme édition de l’ouvrage « Concevoir et construire une bibliothèque » aux Editions du Moniteur.
    Il serait quand même intéressant de connaitre les conclusions du parquet de Marseille qui avait été saisi saisi par le directeur du réseau de lecture publique de la Ville, d’une enquête pour harcèlement moral dans les bibliothèques de Marseille ( voir Marsactu du l 8 Sep 2022)

    Finalement le directeur, lanceur d’alerte, a été limogé par le Maire, ce qui caractérise le harcèlement moral. Bravo Benoit Payan !

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