La désorganisation règne autour des foyers de Covid-19 des travailleurs détachés agricoles

Enquête
par Sandrine Lana & Hélène Servel
le 12 Juin 2020
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Depuis le début du mois, des saisonniers agricoles venant d’Espagne ont été testés positifs au covid-19 sur différentes exploitations des Bouches-du-Rhône. Les autorités sanitaires tentent en ordre dispersé de contenir une nouvelle propagation de la maladie. En parallèle, cette crise sanitaire met en lumière les conditions de travail et d’embauche discutables.

Des travailleurs détachés agricoles dans une exploitation des Bouches-du-Rhône en 2020. (Photo DR).
Des travailleurs détachés agricoles dans une exploitation des Bouches-du-Rhône en 2020. (Photo DR).

Des travailleurs détachés agricoles dans une exploitation des Bouches-du-Rhône en 2020. (Photo DR).

Le dernier bilan publié le 8 juin fait état de 119 travailleurs agricoles testés positifs au coronavirus dans les Bouches-du-Rhône. Alors que l’épidémie recule sur l’ensemble du pays, le nord-ouest du département est à nouveau en état d’alerte, tout comme une partie du Vaucluse et du Gard. Dans les différentes exploitations, c’est l’arrivée de travailleurs saisonniers depuis l’Espagne, de multiples pays d’Afrique et d’Amérique du Sud qui a déclenché cette vague.

Certains veulent rentrer en Espagne, d’autres veulent reprendre le travail et avoir des informations. On ne nous dit rien.

Un travailleur détaché agricole en Camargue.

Si certains malades ont quitté la France pour regagner la péninsule ibérique, d’autres sont confinés dans la région, directement sur l’exploitation qui les accueille ou dans des bâtiments dortoirs. Les conditions d’hébergement de ses saisonniers, travailleurs détachés de la société Terra Fecundis, une entreprise d’intérim espagnole, sont à la limite de la salubrité dans certains sites. “J’ai déjà vu ces situations ailleurs dans des pays du tiers-monde, mais là, on est en France, s’indigne une source proche du dossier à la mairie d’Arles. Il faut régler un double problème : la propagation du virus et les conditions d’accueil de ces saisonniers de l’agriculture française.”

“On va tout casser si on nous laisse ici”

Dans les dortoirs du Mas de la Trésorière, une bâtisse plantée au milieu des rizières camarguaises, nous constatons la présence de punaises de lit. Les résidents n’ont aucun accès aux soins et sont gagnés par l’incertitude sur leur avenir. Ils ne savent rien de leur éventuel droit au chômage comme d’une possible reprise du travail. “On va tout casser si on nous laisse ici. Certains veulent rentrer en Espagne, d’autres veulent reprendre le travail et avoir des informations. On ne nous dit rien”, déclare Alejandro*.

À Noves dans les Alpilles, autre cluster : un site d’hébergement a été réservé aux travailleurs venus d’Espagne. Ils sont positifs au Covid-19 ou considérés comme “personnes contact”. Depuis la détection de dix cas positifs la semaine passée en ce lieu, 22 cas supplémentaires auraient été identifiés lors du dernier dépistage. “Il a fallu extorquer les informations à l’ARS [agence régionale de santé] qui n’est pas sur place, raconte-t-on à la mairie. En début de semaine, les employés en quarantaine ne bénéficiaient pas de ravitaillement suffisant et il y avait une grosse pression pour retourner en Espagne. Avec le propriétaire des lieux, l’équipe municipale a travaillé pour faire pression auprès de Terra Fecundis pour que la veille sanitaire et le ravitaillement se fassent correctement.” Des produits de première nécessité ont été fournis par la population locale.

Jeudi 4 juin, alors que les premiers cas étaient déjà en confinement, poursuit notre interlocuteur de la mairie de Noves, l’ARS aurait donné la possibilité aux cas négatifs de “circuler librement. Cela nous a paru étonnant car ils sont en contact avec les cas positifs.” La règle régulièrement rappelée par le gouvernement veut en effet que les “personnes contact” soient maintenues à l’isolement pendant quatorze jours. “Mais ça a limité la pression [dans ces hébergements]”, poursuit cette source. La préfecture quant à elle dément cette version.

Des petites communes en première ligne

Les municipalités ont été placées en première ligne de la gestion de crise par la préfecture. Dans une circulaire du 8 juin que Marsactu a pu consulter, la préfecture de région et l’ARS demandent en effet aux mairies d’identifier les “options possibles de mises à l’isolement des personnes concernées”.  Mais, une petite commune comme Noves ou Maillane, est difficilement taillée pour gérer une telle crise. “Nous sommes une mairie de 5800 habitants, reprend notre interlocuteur. Quand je vois les moyens colossaux mis en place à Carry-le-Rouet pour le rapatriement des contaminés de Wuhan, je ne comprends pas le raisonnement de la préfecture.”

la médecine de ville se retrouve à dépasser ses missions d’accès aux soins et à se demander si ces gens ont à manger…

Bernard Giral, médecin généraliste.

La situation agace aussi Bernard Giral, médecin généraliste, président de la communauté territoriale professionnelle de santé (CTPS) du pays d’Arles. Il suit les saisonniers depuis le week-end dernier avec une équipe d’infirmiers libéraux. “J’ai rédigé 132 arrêts de travail pour les saisonniers arrêtés (cas contact et covid +) pour qu’ils puissent aspirer à une allocation chômage et je continue à visiter les lieux d’hébergement”, dit-il, scandalisé de la “désorganisation” des différents acteurs. Le préfet de région a dit aux maires de se débrouiller et la médecine de ville se retrouve à dépasser ses missions d’accès aux soins et à se demander si ces gens ont à manger… On les laisse sans ressources dans certains hébergements, où on ne mettrait même pas des cloportes !”, enrage-t-il.

Alors que la crise gronde depuis deux semaines, ce n’est que dans les jours qui viennent qu’un dispositif plus complet sera en place à l’initiative des services de l’Etat. “La Croix-Rouge a été mobilisée par l’État pour assurer la coordination des besoins en nourriture, le suivi sanitaire et assurer le dialogue, explique la préfecture à Marsactu. Les équipes de la Croix-Rouge assureront ces missions par rotation sur les principaux sites d’hébergement des saisonniers.”

L’enjeu du dépistage

L’action de la préfecture de région et l’ARS s’est en effet concentrée pour l’heure sur l’ouverture de cinq centres de dépistage. Créés il y a dix jours, ils accueillent les volontaires à Saint-Martin-de-Crau, Saint-Rémy-de-Provence, Arles, Salon-de-Provence et Châteaurenard. Mardi, 1426 tests avaient été réalisés d’après la préfecture. Mais le dispositif connaît des ratés. Les ouvriers testés sont informés du résultat mais ne se voient pas remettre le document qui en atteste.

Plusieurs exploitants agricoles critiquent aussi le dispositif. Patrice Vulpian, important producteur de nectarines, de pêches et d’abricots au domaine de la Cabanasse à Saint-Martin-de-Crau regrette le manque d’informations de l’ARS et de la préfecture. En pleine saison, faute de pouvoir recruter des ouvriers marocains sous contrat français, il a tout d’abord recruté de la main d’œuvre française via Facebook ou Pôle emploi et ensuite des ouvriers d’Amérique du Sud et d’Afrique du Nord et subsaharienne via l’entreprise Terra Fecundis.

Parmi ces quatorze saisonniers venus d’Espagne, certains cas positifs au test salivaire ont été écartés de l’exploitation et placés au Mas de la trésorière avec 130 autres saisonniers confinés. “On a besoin de notre personnel et une partie est bloquée là-bas par l’ARS, je n’y peux rien”, dit Patrice Vulpian. Certains ont été testés positifs, d’autres sont des “cas contacts” et attendent sept jours après leur premier test pour savoir s’ils pourront retravailler. “C’est inutile et contre-productif, juge l’exploitant. On est nombreux à avoir payé des tests pour maîtriser les résultats. Les dépistages organisés, c’est n’importe quoi, on attend encore certains résultats.” Il détaille aussi les approximations et le manque de rigueur du relevé des noms des ouvriers par l’ARS. Face à ces manquements, “l’ARS, dit-il, ouvre un parapluie, même un parasol ! J’en veux surtout au préfet qui a mis l’ARS devant un travail dont ils n’avaient pas les capacités”. L’ARS n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Terra Fecundis aux abonnés absents

Lors d’un communiqué conjoint, écrit après leur déplacement dans le secteur concerné, le préfet et le directeur de l’ARS ont tenu à “rappeler fermement la responsabilité des employeurs et des exploitants dans le respect effectif de la mise à l’isolement des personnes concernées ainsi que la nécessité d’assurer à leurs salariés les besoins de première nécessité”.

Mais il reste un grand absent, Terra Fecundis, l’entreprise qui fournit ses travailleurs détachés. Employés comme exploitants peinent à avoir des informations. L’entreprise n’a pas davantage répondu à Marsactu. “Après des mises en demeure, la préfecture a fini très récemment par avoir un contact avec Terra Fecundis”, expliquait un porte-parole jeudi 11 juin au soir.

Pendant ce temps, dans les lieux de confinement, la pression monte : les saisonniers veulent travailler ou rentrer chez eux. Dépités, l’un d’eux a publié dimanche dernier quatre vidéos sur Facebook pour médiatiser l’impasse dans laquelle se trouvent des centaines d’entre eux. Ce matin, Terra Fecundis l’a contacté pour lui signifier son renvoi. “Il devra trouver seul une solution pour rentrer en Espagne. Il a peur et nous aussi maintenant”, nous confie un collègue. Par peur des représailles, il ne s’exprimera plus à visage découvert.

Les travailleurs détachés, une habitude de l’agriculture française

Depuis une dizaine d’années, le recours aux travailleurs détachés à travers des entreprises de travail temporaire (ETT) est devenu courant dans l’agriculture française. Permis par une directive européenne datant de 1996, ce système permet aux agriculteurs de “commander” des travailleurs “mis à disposition”, en fonction de leurs besoins. Plus flexibles et moins chers que des travailleurs locaux, cette main d’œuvre ignore souvent ses droits.

Les exploitants français recrutent des saisonniers depuis l’Espagne via notamment l’entreprise Terra Fecundis, dès le mois de janvier. En mars, une fois le confinement prononcé, Ses camionnettes blanches et ses cars verts arrivaient toujours de Murcia. “Je ne sais pas comment ça s’est passé mais l’Europe, ce n’est pas l‘URSS et il peut y avoir du laxisme aux frontières”, poursuit Patrice Vulpian, qui accueille des intérimaires. Les saisonniers, quant à eux avait senti le vent tourner : “Ça fait deux mois qu’on les a alertés [des nouveaux cas]. On leur a dit “arrêtez vos conneries, arrêtez de nous amener des gens qui ne sont pas testés. Il y a assez de gens, de travailleurs ici !”, s’énerve un saisonnier confiné.

Les allées et venues des cars de Terra Fecundis continuent. Une nouvelle arrivée est prévue la semaine prochaine selon des saisonniers confinés en contact avec leurs collègues. D’autres ont pu regagner l’Espagnen, après sept à neuf jours de quarantaine. D’après les médias espagnols, sept d’entre eux sont à présent contaminés.

 

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Sandrine Lana
Journaliste indépendante qui a quitté l'hyper-centre de Marseille pour l'hyper-vert de la Provence. Je travaille sur les thématiques médico-sociales, sociétales et migratoires pour la presse française et belge. J'associe parfois mon travail à celui d'illustrateurs pour des récits graphiques documentaires.
Hélène Servel

Commentaires

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  1. MarsKaa MarsKaa

    Merci pour cet article sur un sujet majeur. On touche là à la santé publique, à l’exploitation des saisonniers étrangers dans notre agriculture, au fonctionnement des autorités locales… autant de sujets que certains préfèrent mettre sous le tapis… bravo pour votre reportage courageux qui en appelle d’autres.

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