François Crémieux : “L’AP-HM ne doit pas attendre que les plus précaires viennent à elle”

Interview
par Violette Artaud & Suzanne Leenhardt
le 29 Nov 2022
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Le directeur de l'Assistance Publique-Hôpitaux de Marseille, revient pour Marsactu sur les inégalités d'accès aux soins à Marseille. Il dessine le rôle que devrait, selon lui, jouer l'hôpital public dans ce contexte.

François Cremieux, directeur de l
François Cremieux, directeur de l'AP-HM, dans son bureau en novembre. (Photo : Emilio Guzman)

François Cremieux, directeur de l'AP-HM, dans son bureau en novembre. (Photo : Emilio Guzman)

Les chiffres vont tous dans le même sens. Les personnes les plus précaires sont souvent les plus éloignées du soin. Marseille, ville marquée par de fortes inégalités sociales, ne fait pas exception. François Crémieux, directeur de l’AP-HM, a fait ce constat dès son arrivée, en juin 2021. “À Marseille, selon les quartiers, l’espérance de vie varie de presque dix ans“, écrivait-il dans une tribune publiée l’année dernière. Quel rôle les hôpitaux de Marseille, qui subissent un manque structurel de personnel, doivent-ils jouer dans ce contexte ? Militant de SOS Racisme dans sa jeunesse, casque bleu plus tard avant de passer par l’Agence régionale de santé en Ile-de-France, François Crémieux estime qu’il faut aller directement vers la population la plus déshéritée. Comment et avec quels moyens ? Marsactu a souhaité l’interroger pour aller plus loin.

Lors de la dernière visite du ministre de la Santé, vendredi 4 novembre, vous avez décrit une fracture Nord/Sud dans l’offre de santé à Marseille. Quels sont les symptômes de cette fracture ?

Il existe une fracture territoriale en termes de richesses, de transports, de logement, d’éducation et donc de santé. Tous les indicateurs sont plus mauvais au Nord qu’au Sud. Quand on vit à Marseille, on sait à quel point cette fracture est forte et ancienne. On l’a vu avec le Covid, sur le nombre de jeunes qui quittent l’école sans diplôme, sur les chiffres du chômage. Ainsi que sur tous les indicateurs de santé : espérance de vie, vaccination (grippe et papillomavirus), dépistage du cancer du sein ou du cancer colorectal…

Globalement le risque de développer une maladie, d’être porteur d’une maladie chronique, le risque d’avoir une invalidité est plus élevé au Nord qu’au Sud. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’exception, il y a également des gens en difficulté dans les quartiers Sud. Mais cette fracture est caractérisée par une situation globale moins bonne dans le Nord.

Comment cette fracture se traduit dans le maillage de l’offre de soin ?

D’abord, c’est la médecine privée qui s’est globalement plutôt installée dans les quartiers Sud, à des endroits où il y avait des personnes en situation de pouvoir financer une partie de leurs frais de santé. Ce n’est donc pas un hasard si l’on a plus de médecins libéraux et de cliniques au Sud. Le dire, ce n’est faire offense à personne mais faire un constat. Dans ce maillage, l’hôpital Nord fait figure d’exception.

“Au Nord, l’une des missions de l’APHM est de renforcer l’offre de soins de proximité”

 

Comment l’AP-HM peut-elle jouer un rôle dans ce contexte ?

D’abord avec un hôpital Nord dynamique, grand, qui a tout une série de domaines d’excellence, en pneumologie et chirurgie thoracique notamment. Deuxièmement, on sait que l’hôpital ne suffit pas et qu’il ne répond pas à tous les besoins. Il faut donc être capable de déployer ce qu’on appelle une médecine de premier recours.

Là où il y a des médecins libéraux en grand nombre, c’est eux qui le font. Au Nord, l’une des missions de l’AP-HM est de renforcer l’offre de soins de proximité avec des spécialistes, c’est ce que nous faisons avec les centres de santé : nous en avons ouvert un premier aux Aygalades, un second doit ouvrir aux Flamants. D’ailleurs l’AP-HM n’a pas été la première à le faire. La Mutualiste l’a fait, Edouard-Toulouse a ouvert un centre proche de La Castellane. Aujourd’hui, il faut compenser le fait que ces quartiers sont peu attractifs pour la médecine libérale.

Il existe aussi une forme de désert médical hors de Marseille, notamment autour de l’étang de Berre. Est-ce que l’hôpital Nord fait tampon ?

Il y a des endroits où il manque des médecins, mais il ne faut pas oublier que dans notre département, globalement, il y a plus de médecins que partout en France. Le sujet, c’est plutôt la bonne répartition géographique des médecins. L’hôpital Nord fait un peu tampon, en prenant en charge des personnes qui viennent de plus au Nord encore : entre Martigues et Marseille ou entre Arles et Marseille. Mais ça ne suffit pas ! Les inégalités de santé augmentent depuis quelques années.

Vous disiez lors de la visite du ministre, que “l’avenir est du côté des libéraux”. Qu’entendiez-vous par là ? Vous pensez qu’il faut mieux encadrer la médecine libérale ?

Je me suis mal exprimé. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut que les libéraux s’installent dans les quartiers Nord. Pour ça, il faut que l’on ait des structures publiques fortes et pérennes. Espérer qu’ils viennent seuls, au milieu d’un désert médical, je pense que c’est illusoire. Il faut donc ouvrir ces centres de santé. Dans le cas où les médecins s’absentent, il y aura des centres de santé forts pour prendre le relais.

Faut-il mieux encadrer la médecine libérale ? Ce n’est pas à moi de le dire. Ce que je crois, c’est qu’il faut créer les conditions pour que la médecine, qu’elle quelle soit, aille aux devants des population les plus vulnérables. Aujourd’hui, ce n’est pas vraiment ce qu’il se passe. On a plutôt tendance à avoir l’offre de soin regroupée au même endroit, et pas forcément là où c’est le plus nécessaire.

“300 000 habitants vivent dans les arrondissements les plus déshérités de Marseille, on leur doit un résultat”

Vous avez également évoqué, lors de la visite de François Braun, la possibilité de définir avec l’Agence régionale de santé (ARS), des objectifs chiffrés en termes de dépistage pour pallier ces inégalités. Pensez-vous que l’ARS puisse tenir des objectifs ?

Je pense que l’on peut collectivement tenir des objectifs. Là aussi, l’expérience du Covid nous a montré qu’il ne suffisait pas d’apporter une offre de prévention, d’éducation, de vaccination, de soin et de réanimation pour que l’ensemble de la population s’en serve de manière égale. Parfois, plus l’offre est grande et plus on augmente les inégalités. Ceux qui savent utiliser cette offre l’utilisent bien, mais on oublie de faciliter son accès à ceux qui ont plus de mal.

Il faut se dire, par exemple, qu’il n’est pas acceptable que si peu de femmes rentrent dans des stratégies de dépistages de cancer du sein. C’est vrai aussi avec les maladies cardiovasculaires. Il faut que l’on change notre manière de voir les choses. Il faut que l’on arrête de penser que si chacun fait du mieux – c’est-à-dire les médecins, les hôpitaux et les centres de santé – on va compenser les inégalités. Cela ne peut pas fonctionner comme ça. Il faut, comme pour le Covid, avoir un raisonnement à l’envers : se dire que si l’on a 300 000 habitants qui vivent dans les arrondissements les plus déshérités de Marseille, on leur doit un résultat. Nous devons faire en sorte qu’ils aient accès aux soins auxquels ils ont droit.

Il faut que l’on se fixe des objectifs chiffrés sur la vaccination contre le papillomavirus, les maladies cardiovasculaires, le dépistage. Pas seulement l’ARS. C’est aussi l’Assurance maladie, Santé publique France, l’hôpital européen, Saint-Joseph, l’ensemble des hôpitaux de Marseille mais aussi les médecins de ville, les acteurs du monde associatif qui sont capables “d’aller vers” et de “ramener vers”, voire même les structures d’offices HLM.

Sauf que pour le moment, ces objectifs n’ont jamais été posés sur la table…

Dans certains domaines, on connait déjà les objectifs chiffrés : récemment le ministre a annoncé qu’il réfléchissait à rendre obligatoire la vaccination contre le papillomavirus. C’est une réflexion qui est en cours.

Dans le domaine du cancer, pour le dépistage organisé, l’Assurance maladie a des objectifs de taux d’entrée. Sur le dépistage des maladies cardiovasculaires, on peut dire au hasard 25%, mais je ne suis pas scientifique, ce n’est pas à moi de le déterminer. Mais si on définit qu’il faut avoir vu un gynéco au moins une fois dans sa vie avant 18 ans, c’est assez facile de se fixer des objectifs.

Il faut mettre en place l’ensemble du dispositif et faire en sorte de l’organiser, je pense qu’on est capables.

François Cremieux est à la tête de l’AP-HM depuis l’été 2021. (Photo : Emilio Guzman)

Être capable est une chose, le faire en est une autre. Pensez-vous vraiment que l’ARS, par exemple, pourrait être le garant de ces objectifs ? La mise en place d’une telle stratégie n’est-elle pas un peu utopique ?

Effectivement, il faut un pilote. Soit l’ARS, soit l’Assurance maladie. La difficulté, ce n’est pas de se fixer des objectifs – les médecins sont capables de nous dire les objectifs raisonnables – en théorie c’est même assez facile, nous ne sommes pas en manque de docteurs. Par contre, il faut l’organiser.

Ça n’a rien d’utopique, c’est ce qu’on a fait dans le cadre du Covid ! On ne s’est pas contentés d’ouvrir des centres de vaccination. Comme c’était une maladie infectieuse, on avait besoin d’un maximum de vaccination, alors on a rencontré des associations pour faire du porte-à-porte.

Vous espérez pouvoir vous appuyer sur les acteurs associatifs pour vous rapprocher au plus près des populations éloignées du soin. Mais n’avez-vous pas peur de vider de sa substance un hôpital qui ne va déjà pas très bien, que le social prenne le pas sur le médical ?

Non, parce tout cela ne relève pas principalement de l’hôpital. L’hôpital doit être là pour garantir des créneaux d’accès au soin. Le plus souvent, le but n’est pas de demander à l’hôpital de faire plus, mais aux associations de faire un peu différemment. Il ne faut pas se contenter d’attendre que les citoyens les plus précaires viennent à nous, mais contribuer à changer la réalité qui est que les plus pauvres et les plus précaires viennent moins.

Selon la CGT, il manquerait au sein de l’AP-HM 1000 postes, soignants et administratifs compris. Comment résorber les inégalités quand le service minimum est parfois difficilement assuré ?

Oui, nous avons un problème de personnel. C’était un peu le cas avant le Covid, ça l’est beaucoup plus après. Nous nous battons pour recruter un maximum de para-médicaux, en partie des infirmiers. Le messages est de dire « on a besoin de vous, rejoignez l’AP-HM ».

L’été dernier, on a recruté à peu près 250 jeunes, infirmières et infirmiers entre juillet et septembre, à la sortie des écoles. En ce moment on est dans une période de recrutement massif, à la fois pour remplacer ceux qui partent à la retraite, mais également pour combler les postes vacants.

Est-ce qu’il nous reste du travail à faire ? Oui. La crise de la bronchiolite est aujourd’hui le problème principal. On a des lits fermés parce que l’on manque d’infirmières en pédiatrie. Il faut affronter la réalité en face : nous avons des difficultés de recrutement. Il faut qu’on améliore l’attractivité en termes de rémunération, mais aussi les conditions de travail, que l’on fasse en sorte que le travail soit le plus plaisant et le plus agréable possible. Ça parait étonnant de dire ça, mais il faut que l’on vienne travailler à l’hôpital public avec plaisir.

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Violette Artaud
Suzanne Leenhardt

Commentaires

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  1. ericpiel ericpiel

    C’est curieux ce Monsieur, directeur de l’AP-HM, parle comme devrait parler le directeur de l’ARS !
    Mais il doit y avoir une ou des raisons à cela.
    EP

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  2. Dark Vador Dark Vador

    Lancinante et immuable la coupure Nord-Sud, évidemment dans tous les domaines. Un grand merci à tous les maires qui se sont succédés…

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  3. Alain Dex Alain Dex

    N’y a-t-il pas un local qui les attend à Plan d’Aou, dans le même bâtiment que la bibliothèque ?

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  4. julijo julijo

    un énième bilan de la santé publique dans notre ville.
    ce monsieur en parle très bien. sérieusement, on savait déjà tout ça, ça fait des années qu’on sait tout ça.
    “Il dessine le rôle que devrait, selon lui, jouer l’hôpital public dans ce contexte.” effectivement.
    mais ce n’est pas le cas. on en a la preuve quotidiennement avec les propos plutôt lénifiants du gouvernement.

    on a envie de lui dire : et alors ?
    ces inégalités étant posées, on fait quoi ?

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  5. printemps ete 2020 printemps ete 2020

    Je me pose des questions sur son honnèteté ?
    à suivre ..
    il faut des actes ,les mots ne suffisent pas ,

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  6. Jack Jack

    18 mois de poste pour dresser ce bilan vertigineux: il y a une fracture entre le Sud et le Nord. Un génie! Maintenant yaka fonkon… On attendait tellement mieux de ce directeur présenté comme une pointure

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  7. Marc13016 Marc13016

    Un directeur des Hôpitaux qui veut faire de la santé en dehors des hôpitaux ? Intéressant je trouve. Au moins, il y a une vision globale du sujet, et sûrement une stratégie réalisable et efficace. Après, évidemment, faut que ça suive !

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