Face aux membres d’un gang nigérian, la quête de justice de femmes victimes de viol

Reportage
le 16 Nov 2023
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Le procès du gang des Aro Bagas révèle les violences sexuelles subies par les exilées nigérianes à leur arrivée à Marseille. Le témoignage d'une victime a tourné à la confrontation.

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L'entrée du tribunal, rue Emile-Pollak. (Photo Violette Artaud)

L'entrée du tribunal, rue Emile-Pollak. (Photo Violette Artaud)

Tout le monde se souvient du mois de mars 2020, de l’angoisse du confinement et du repli à la maison. Esther, Joy, Chiamaka et Gabriele* étaient vulnérables parmi les vulnérables. Femmes, exilées du Nigéria, les quatre “amies” travaillaient en première ligne mais dans l’ombre, prostituées sur les trottoirs de Saint-Just (13e). Du jour au lendemain, les clients ne sont plus venus et la peur du virus a gagné l’Europe. Alors elles ont décidé de rester chez elles. Là où elles auraient dû être en sécurité. Si “une vingtaine d’hommes” n’avaient pas débarqué, machettes et couteaux en main, pour attaquer leur appartement mais surtout leurs corps et leur intégrité, lors d’un viol collectif d’une brutalité extrême.

Que s’est-il passé le 30 mars 2020, dans l’appartement du parc Corot occupé par les quatre femmes ? Trois ans plus tard, le tribunal correctionnel de Marseille se penche sur les faits. Depuis le 6 novembre, quinze Nigérians, membres supposés de la violente confrérie des Aro Bagas comparaissent devant les magistrats. Les premiers jours, les audiences se sont concentrées sur les violences qui ponctuent le quotidien du clan. Pour se recentrer, ces 14 et 15 novembre, sur le proxénétisme et les viols imposés aux femmes exilées. Sur les neufs femmes constituées parties civiles, seules deux se sont déplacées. La première a été entendue la semaine dernière. La seconde, Joy, a traversé la France pour venir cette semaine.

Joy fait partie des victimes de “l’attaque du 30 mars”. Lors de son témoignage à la barre, elle a répété ce qu’elle avait déjà confié au juge. Et les mis en cause ont continué à nier, fidèles à leurs premiers interrogatoires. Les viols subis par Joy et ses amies ne sont pas les seuls à figurer dans l’enquête, mais par leur violence, le tribunal leur a consacré une plus grande attention. Le présence de Joy n’y étant pas pour rien.

“Don’t be ashamed”

Le 29 mars 2020, déroule Joy devant les juges, “c’était le temps du Covid, on était quatre à la maison, et des hommes sont venus pour prendre notre argent”, explique-t-elle via l’intermédiaire d’un interprète anglais. “Parmi ces hommes, est-ce qu’il y avait Brown ? Levez-vous, monsieur”, interrompt la juge. L’homme se lève dans le box des prévenus. Il regarde la victime droit dans les yeux. Joy s’écrit : “Yes !” Brown prend un air sonné. “S’il ne me reconnaît pas, je peux enlever mes cheveux. Comme ça il me verra”, poursuit Joy, qui continue donc son témoignage tête nue, sa perruque posée devant elle. Ses yeux rivés vers ses agresseurs, son bras est levé, prêt à les montrer du doigt.

Ce jour-là, “ils ont volé tous nos téléphones. Ils voulaient voler notre argent, mais on n’en n’avait pas puisqu’à cause du Covid, on n’était pas allées travailler”, poursuit la partie civile. Ce jour-là, “ils étaient quatre”. Mais le lendemain, il y avait “beaucoup plus de gens”. Le lendemain, le 30 mars, les quatre femmes ont été violées, parfois par quatre ou cinq personnes, ont-elles dit durant l’enquête. Dans le box, les prévenus s’agitent. “Alors. Je vais faire lever des gens, pour tenter de comprendre qui a participé au viol, et qui a violé qui”, annonce la présidente. La séquence est inédite au tribunal correctionnel de Marseille. En droit, le viol est un crime passible d’un procès aux assises. Mais les magistrats, avec l’accord des victimes, ont fait le choix de “correctionnaliser” les faits, pour que ces derniers soient jugés dans des délais plus raisonnables.

Je sais que c’est dur mais c’est crucial. C’est le moment de raconter. Don’t be ashamed [n’ayez pas honte].

La traductrice, à la victime

Le prévenu Brown est de nouveau appelé. Il se lève. “Yes. Il m’a violée”, soutient Joy. Un autre homme, Newland, se lève à son tour. “Lui aussi”, poursuit la victime. Quant au prévenu Kelly, elle ne se souvient pas, “mais il était là ce jour-là. Je le connais.” Une voix d’homme s’élève du fond du box. L’échange tourne à l’intimidation. “You know me ? You know me ?” Un autre pouffe. La présidente : “qui parle ? Chut !” Joy se retourne et cache ses yeux dans ses mains. Le tribunal lui demande des détails sur les viols qu’elle a subis. La discussion devient difficile. L’interprète laisse sa place à sa collègue, une femme. Elle prend Joy par l’épaule et murmure, en anglais : “Je sais que c’est dur mais c’est crucial. C’est le moment de raconter. Don’t be ashamed [n’ayez pas honte].”

Du lundi au samedi, de minuit à 5h du matin

On passe aux questions. L’avocat de Brown, désigné par la victime comme le “leader” de l’attaque, demande à Joy s’il a violé d’autres femmes ce jour-là. “Je ne sais pas, je n’ai pas vu parce que je pleurais”, répond-elle. L’avocate d’un autre prévenu enchaîne : “Est-ce que vous avez reparlé avec les autres filles, vos amies, de ce qu’il s’est passé ?” Non, indique la victime : “J’ai quitté Marseille, et les filles aussi”. Un juge assesseur s’interroge : “Au fond, comment vous expliquez l’attaque du 30 mars ?” Pour Joy, “c’est parce que la veille, Brown a voulu prendre notre argent de la prostitution et vu qu’on n’en n’avait pas, il est venu nous attaquer. Il nous avait menacées.”

Le témoignage de Joy révèle, entre les lignes, un des rouages centraux du gang nigérian : le proxénétisme. Comme d’autres avant elle, l’enquête sur les Aro Bagas permet de documenter la prostitution forcée des exilées nigérianes, contraintes de remettre leurs gains à des hommes qu’elles disent ne pas toujours connaître, sous peine d’être agressées. Une des victimes avait expliqué aux enquêteurs se prostituer “tous les jours, du lundi au samedi”, de minuit à 5h du matin, à Saint Just. “Des fois, elle gagnait rien du tout et des fois, elle gagnait entre 50 et 60 euros par semaine”, rappelle la présidente.

C’est aussi l’histoire de Joy : arrivée à Marseille en 2019, elle se prostitue d’abord en partageant son argent avec sa sœur. Jusqu’au jour où des membres des Aro Bagas déboulent et la menacent de mort. À partir de là, des hommes venaient “deux fois par semaine” pour “fouiller les sacs”, explique-t-elle aux enquêteurs. Confirme-t-elle ses propos aujourd’hui ? “Absolument tout. Je le redis aujourd’hui et c’est la dernière fois. Après, vous ne me reverrez plus jamais à Marseille”, conclut Joy à la barre.

Silence des prévenus, absence des victimes

Ce mercredi, les mis en cause ont pu répondre. À commencer par Brown, l’un des cerveaux du groupe, qui parle toujours la mâchoire serrée, le regard acéré, dans un anglais britannique parfait. “Bullshit [conneries]. On peut pas dire des allégations comme cela, le viol a une définition scientifique. Et scientifiquement, mon ADN n’a pas été trouvé en elle. En tant que juges, vous devez savoir ce que le viol veut dire.” Selon Brown, si viol il y a eu, c’est en représailles parce que les femmes étaient soupçonnées de faire partie d’un clan adverse. Et tout cela, dit-il, il ne l’a appris que bien plus tard. Mais pourquoi donc intime-t-il à une des victimes de bien garder “son secret”, comme on l’entend sur une écoute téléphonique deux jours après les faits ? Selon Brown, le viol n’est pas une arme utilisée par les Aro Bagas. “Je suis éduqué, et mon objectif a toujours été la paix”, conclut-il.

Newland, nuque et mâchoires tatouées, est plus agité : “Je ne sais rien, je ne connais pas les femmes, ça me fait très mal qu’on dise que j’ai violé, mais vous allez rechercher la vérité. Et un jour, je compte bien retourner dans mon pays et raconter tout ce que les Blancs m’ont fait ici.” Son téléphone a borné au parc Corot le jour des faits. Quant à Mohamed, il n’est pas pointé par les écoutes, mais par une victime et un co-prévenu, qui avait entendu parler des viols, contrairement à ce que disent les autres mis en cause. “Moi, je suis venu pour demander l’asile et le groupe des Aro Bagas m’a aidé sur des choses, mais je n’ai rien à voir avec le reste. Je les ai aidés en retour, sur des bagarres, mais rien d’autre”, assure-t-il.

Dans le public, la presse venue les premiers jours a laissé place aux représentantes de l’Amicale du nid, une structure qui accompagne les femmes victimes de proxénétisme, dont certaines sont venues spécialement de Paris. Pour soutenir Joy dans son témoignage, et pour les huit autres femmes victimes dans cette procédure. Le délibéré est attendu pour le 24 novembre.

*Les prénoms ont été modifiés.

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Commentaires

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  1. Alceste. Alceste.

    Ce compte rendu comme l’article précédent décrit des gens odieux,violents, pervers.
    En résumé des sales types.
    Donc pas de gants.Réfugiés, clandestins ou demandeurs d’asile ,quelques soient leurs statuts,dehors.Et ne commençons surtout pas à faire fonctionner la fabrique à raisons donc à excuses. Cela est insupportable.

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