Pauvreté

Explosion de la précarité alimentaire : “J’ai peur de devoir voler pour mes enfants”

Reportage
le 20 Sep 2023
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Au local du Secours populaire de la Belle-de-Mai, la file d'attente des bénéficiaires de l'aide alimentaire ne cesse de s'allonger. Auprès de Marsactu, ils partagent leur crainte de ne plus être à même d'aligner les deux bouts.

Alors que le jour n
Alors que le jour n'est pas encore levé, chaque matin, la distribution du Secours populaire de la Belle-de-Mai a déjà bien avancé. (Photo : Roxanne Machecourt)

Alors que le jour n'est pas encore levé, chaque matin, la distribution du Secours populaire de la Belle-de-Mai a déjà bien avancé. (Photo : Roxanne Machecourt)

La file d’attente va parfois jusqu’à l’auto-école, dès 6 h le matin, alors que le local est situé 150 mètres plus loin“, évalue Nadia Zeraibi en secouant la tête. Les traits de son visage sont marqués d’une fatigue imparable. À 6 h 30, chaque matin, à l’exception du dimanche, elle ouvre les portes du Secours populaire, rue du docteur Léon-Perrin, à la Belle-de-Mai, en exhortant les bénéficiaires les plus matinaux à revenir un peu plus tard. Elle n’a pas la capacité de les accueillir tous à la fois et ne veut pas que les invendus récupérés la veille dans des supermarchés du quartier partent dès la première demi-heure.

Contraints de “classifier la pauvreté”

Bénévole depuis quarante ans au sein de cette antenne du 3e arrondissement, elle affiche aujourd’hui sa détresse face à une demande qui ne fait qu’augmenter et des provisions qui ne font que s’amoindrir. “Les dons ont largement baissé et comme tout coûte plus cher, nos paniers alimentaires ont été divisés par deux. À côté de ça, les supermarchés vendent les produits avec des dates courtes au lieu de nous les remettre, commandent des volumes moins importants avec la baisse à la consommation, et on récupère de moins en moins d’invendus“, détaille Nadia.

Nadia retire les fruits et légumes pourris des invendus destinés à la distribution. (Photo : Roxanne Machecourt)

À contrecœur, elle doit désormais appliquer la politique du “premier arrivé, premier servi“. “On aimerait pouvoir aider tout le monde, mais il y a tellement de bouches qu’on ne peut plus nourrir…”, complète d’un air préoccupé une autre Nadia qui effectue des maraudes pour le local de la Belle-de-Mai. Elle partage son désarroi de devoir depuis le début de l’année “classifier la pauvreté” en décidant de qui sera éligible à l’un de leurs 150 colis alimentaires distribués chaque mois. “Et plus ça va, plus les assistantes sociales nous envoient un monde incroyable”, souffle Nadia Zeraibi, désespérée.

Non loin des deux bénévoles, Julien fouille délicatement dans les cartons disposés sur toute la longueur de la pièce. Il opte pour un melon, quelques tomates, des produits secs. Il se dirige ensuite vers les frigos pour dénicher des yaourts et quelques plats cuisinés. Il est arrivé à la fin de ses droits au chômage il y a deux mois. Il touche à présent le RSA et fréquente depuis le Secours populaire. Idéalement, il aimerait pouvoir s’y approvisionner tous les jours, mais, conscient “qu’il n’y en a pas pour tout le monde“, il préfère éviter.

Vers une aggravation de la précarité

Avec l’inflation et le prix de l’énergie qui a explosé depuis janvier, certains bénéficiaires qui ne venaient qu’occasionnellement franchissent désormais les portes de l’antenne plusieurs fois par semaine. Derrière de petites lunettes rectangulaires, on lit l’inquiétude dans les yeux de Stephen. Face à “l’augmentation hallucinante” du coût de la vie et un RSA qui ne lui permet plus du tout de tenir jusqu’à la fin du mois, il n’a d’autre option que de venir tous les jours et “de faire un petit plein“, comme il dit.

Francine, 80 ans, fait ensuite son entrée. Le blanc de ses vêtements contraste avec l’obscurité du local. Cheveux au carré et soigneusement coiffés, elle discute un instant avec Nadia de son arthrose qui l’a empêchée de dormir la veille. Puis lui demande : “ça t’ennuierait de me laisser quelques œufs de côté quand tu en auras ?” La complicité entre les deux femmes est palpable. Cela fait plus d’une décennie que cette retraitée fréquente le Secours populaire.

Francine vient au Secours populaire tous les jours, afin de pallier sa “petite retraite”. (Photo : Roxanne Machecourt)

L’octogénaire a commencé à travailler dès l’âge de 17 ans. De longues années d’emplois de bureau avant de multiplier les contrats emploi-solidarité (pris en charge par l’État à hauteur de 65 % à 100 % du Smic jusqu’à sa suppression en 2005) à l’université en tant que secrétaire pendant 15 ans. Elle n’a jamais pu sortir de ces contrats. Aujourd’hui, avec l’inflation, sa “très petite retraite” l’empêche de se fournir ailleurs qu’au Secours populaire. Quant à la viande, ça fait longtemps qu’elle ne peut plus en acheter.

“Je voudrais juste pouvoir me nourrir avec mes sous à moi”

Au fil de la matinée, une bonne trentaine de personnes, en quête de quelques denrées parmi les cartons, se succèdent. La majorité du temps, la discrétion et le silence règnent au sein de la pièce. Les bénéficiaires échangent très peu entre eux. Une femme aux grands yeux marron clair l’explique par une certaine “pudeur” partagée, et une “distance” qu’ils gardent entre chacun. Elle préfère d’ailleurs ne pas être photographiée : “Ce n’est pas parce qu’on a honte, mais on préfère ne pas le crier sur tous les toits”.

Une bénéficiaire sélectionne des pommes, elle préfère ne pas être photographiée. (Photo : Roxanne Machecourt)

Abdoui Soilihi, 60 ans, partage ce ressenti. Lui est au chômage depuis janvier et confie ne pas réussir “à manger tranquille“. “Sans salaire, ce n’est pas la même chose. Je voudrais juste pouvoir me nourrir avec mes sous à moi“, précise-t-il, embarrassé, sans cesser de sourire.

Ce sentiment, Julien l’éprouve aussi. Depuis le début de l’année, il n’est plus appelé par les agences d’intérim et se retrouve au chômage après s’être séparé de sa voiture, faute de moyens financiers pour la faire réparer. Il retrace, penaud : “Au départ, j’avais honte de demander de l’aide, telle une fierté qui était mal placée. Me retrouver là, du haut de mes 42 ans, je n’y aurais jamais cru…

Des parents inquiets pour leurs enfants

Au-delà des situations individuelles, un bon nombre de bénéficiaires sont parents et partagent cette crainte de ne plus arriver à subvenir aux besoins de leurs enfants. C’est le cas d’Osama Alabdah et de sa femme, tous deux au chômage. Osama depuis un an pour des raisons de santé et sa conjointe depuis janvier. Ils peinent à finir le mois avec leurs deux fils et les 400 euros qui leur reste une fois le loyer déduit. L’un de leurs enfants est par ailleurs atteint d’un handicap, glisse-t-il.

Une fois qu’Osama repart les bras chargés de produits alimentaires, Nassima arrive au local, accompagnée d’une amie. Ses cheveux relevés laissent échapper quelques boucles et de grands anneaux dorés. Elles piochent parmi les dernières provisions et évoquent, l’une comme l’autre, leur sentiment de vivre dans un arrondissement souvent vu comme “le plus pauvre de France de plus en plus laissé de côté” par les pouvoirs publics. “Heureusement que Nadia nourrit tout le quartier“, fait remarquer son amie dans un sourire.

Nassima élève seule ses deux filles de 10 et 13 ans en accumulant quelques missions non déclarées. “La dernière m’a permis de payer le judo à ma fille, chose que j’avais dû lui refuser l’an passé“, avance-t-elle avec une once de fierté. Les lèvres pincées, elle confie récupérer de plus en plus régulièrement des produits qui dépassent la date de péremption ou des fruits à un stade avancé de maturité, à cause de la raréfaction des invendus : “pour l’instant, je garde le pourri pour moi et j’arrive encore à donner le meilleur pour mes enfants”.

“J’ai peur d’être forcé à voler”

Une crainte qui va encore plus loin pour certains parents tels que Matani, 54 ans, qui fréquente le Secours populaire depuis près d’une décennie. Avec deux enfants à charge et une maladie qui l’empêche de travailler, il confie dans un souffle : “Dire qu’avant, j’avais honte de ne pas pouvoir leur acheter de beaux vêtements… J’ai peur aujourd’hui d’être forcé de voler pour eux“.

Avant de fermer, Nadia a pioché dans les stocks pour sortir toutes les denrées qu’elle pouvait trouver pour cette maman et sa petite fille. (Photo : Roxanne Machecourt)

Près de lui, Nadia échange au téléphone et s’agace auprès de son interlocutrice qui lui fait part d’un souci de ravitaillement. “Regarde, elle est toujours inquiète de tout, alors qu’elle fait un boulot formidable !“, salue un bénéficiaire d’une voix pleine de reconnaissance. À 9 h 30, la responsable de l’antenne peut finalement souffler. Elle passe un dernier coup de balai avant de plier boutique. L’heure pour elle de se reposer avant de repartir pour la même matinée demain.

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Commentaires

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  1. MarsKaa MarsKaa

    Merci de rendre toute leur humanité à ces personnes dont certains politiques ou commentateurs parlent, se permettent de les juger, sans les connaître, ni connaître leur situation réelle.
    Et bravo aux bénévoles.
    Les valeurs de la République sont là.

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  2. Piou Piou

    C’est là-dedans que devraient aller nos impôts…

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