[Été 73, crimes racistes en série] Lounès Ladj, 16 ans, abattu par un commando à la Calade

Série
le 26 Août 2023
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À partir d'août 1973, Marseille est le théâtre d'une série de meurtres racistes. Ces évènements sanglants coûtent la vie à au moins 17 personnes en quelques mois. Pourtant, cette histoire peine à s'écrire. Un demi-siècle plus tard, Marsactu replonge dans cet été meurtrier. Second épisode, l'assassinat de Lounès Ladj, un crime resté impuni.

La photo de Lounès Ladj diffusée par la presse en 1973. (Montage : Marsactu)
La photo de Lounès Ladj diffusée par la presse en 1973. (Montage : Marsactu)

La photo de Lounès Ladj diffusée par la presse en 1973. (Montage : Marsactu)

De cette vie arrachée, il reste si peu : la mémoire de ses proches, des travaux journalistiques et un portrait sérigraphié brandi lors d’une manifestation spontanée. Au coin du boulevard de Paumont, sur les hauteurs de la Calade (15e), un macaron de bois déposé par une main anonyme, signale l’endroit où le jeune Lounès Ladj, 16 ans, est tombé, frappé de trois balles, le 28 août 1973. Il mourra à l’hôpital de l’Hôtel-Dieu, le lendemain matin.

Des victimes de la vague de crimes racistes de l’été 73, le jeune Lounès est la figure la plus emblématique. En raison de son âge, bien sûr, des circonstances de sa mort, mais aussi de la forme d’impunité dont ont bénéficié les auteurs de son exécution. 50 ans plus tard, de nombreuses zones d’ombres persistent encore autour de ce crime motivé par la seule haine raciste.

Il fait chaud ce soir-là, sur les hauteurs de la Calade. Comme le rapportera la presse, les grands frères du jeune Lounès l’ont plutôt dissuadé de sortir, “dans le contexte actuel pour éviter tout incident”. Ce jour-là, à Saint-Pierre, un imposant cortège accompagnait la dépouille d’Émile Guerlache, un traminot, tué par un déséquilibré algérien, au volant du bus 72. Dans les heures qui suivent, des ratonnades ensanglantent la ville.

Le 28 août 1973, soir de tensions

Lounès Ladj n’a que 16 ans et la rentrée approche. C’est encore les vacances, le jeune homme fait fi des conseils de prudence et monte sur les hauteurs de la Calade pour s’acheter un sandwich au bar-tabac le Terminus. Il s’assied ensuite sur un muret au coin de l’établissement. Il est 23 heures quand le jeune homme voit arriver une 403 blanc cassé qui descend la pente depuis le lycée Saint-Exupéry. Dans sa roue, une BMW beige. Le premier véhicule s’arrête au niveau du jeune homme. Une personne non identifiée l’interpelle en arabe. Lounès Ladj s’approche et les coups de feu partent depuis la porte avant droite. Les deux voitures quittent en trombe la scène de crime.

La cité transit de la Calade. Capture d’écran du documentaire de la RTBF de 1973.

Selon le récit des faits, établi a posteriori par les journalistes Alain Dugrand et Alx Panzani dans le livre Les dossiers noirs du racisme dans le midi de la France (Seuil) paru en 1976, le jeune homme a le temps de souffler “ils m’ont tué” aux témoins qui accourent pour lui porter secours. Appelés en catastrophe, ses frères Ahmed et Mohamed arrivent en même temps que les policiers qu’ils voient ramasser des douilles au sol, sans aucune précaution, ruinant toute chance de retrouver les empreintes de celui qui a chargé l’arme de poing.

Dans la tension extrême de cette fin août 1973, la fusillade fait la une de la presse locale. D’emblée, la police précise que “le garçon était connu de leurs services pour vols de cyclomoteurs“, comme le rapporte La Marseillaise. Le journaliste souligne à la phrase suivante que “la question du caractère racial de son assassinat n’en demeure pas moins posée”. Dans la ligne de son éditorial du 26 août, le très droitier Méridional, emboîte le pas sans retenue à la thèse policière : “le jeune Algérien abattu à Marseille : un petit délinquant”.

“Un brave garçon, un amour”

50 ans plus tard, dans son appartement, Malika Laatar secoue la tête quand on lui rappelle ce contexte. Voisine du jeune Lounès à l’époque des faits, elle a été mariée à son frère Mohamed durant plusieurs années. Ensemble, ils ont eu une fille : Soraya. Il y a quelques mois, Abed Benafia, l’époux actuel de Malika Laatar, a entendu Dominique Manotti qui présentait son livre Marseille 73, dans une émission d’Arte.

Il a reconnu sans peine Lounès sous les traits romancés de Malek. “J’ai tout de suite appelé Soraya pour lui dire qu’on parlait de son oncle à la télé“, raconte-t-il, alors qu’il reçoit Marsactu en compagnie de celle-ci et de sa femme. Malika Laatar garde un souvenir heureux de son enfance dans le bidonville de Saint-Barthélémy et de son adolescence dans la cité de transit de la Calade, où elle allait faire la connaissance du père de ses enfants et frère du disparu.

“Lounès était un brave garçon, un amour. Il était sérieux. Il allait à l’école où il devait faire une formation de plombier. Jamais il n’avait eu le moindre problème avec la police”. Elle se souvient avec acuité de ces jours de terreur dans la cité de transit. “Il y avait une vraie solidarité, explique-t-elle. On se serrait les coudes. Et ces jours-là, les pères algériens et même gitans se relayaient pour monter la garde”.

Le 31 août 1973, plusieurs centaines de personnes accompagnent le corps de Lounès vers un bateau pour l’Algérie.

Elle se souvient aussi avoir marché de la Calade jusqu’au Vieux-Port pour amener le corps au bateau qui devait l’embarquer pour l’Algérie, le 31 août. “Le cortège fort au départ de 350 personnes, est passé par la rue de Lyon et la porte d’Aix où il s’est grossi d’une centaine d’immigrés, avant d’atteindre la Joliette”, peut-on lire dans Le Provençal, le 2 septembre, qui dénombre également “des militants de mouvements d’aide aux immigrés non violents, militants de mouvements d’extrême gauche (on remarquait aussi trois prêtres catholiques et deux religieuses)”.

Dans la foulée de cette manifestation, dont La Marseillaise salue le “grand calme” et “l’austérité”, démarre dans les jours suivants une grève très suivie pour protester contre ces “ratonnades” qui se multiplient.

L’enquête relancée par les frères Ladj

Mais la mobilisation populaire n’accélère pas la manifestation de la vérité, bien au contraire. L’enquête judiciaire a été confiée à la Sûreté, l’équivalent aujourd’hui de la direction départementale de la sécurité publique, en lieu et place de la police judiciaire. “Rien n’avance dans ces affaires. Le plus souvent, le juge d’instruction se contente d’entendre les proches et de diligenter une autopsie pour connaître les causes du décès”, se remémore Alex Panzani, alors jeune journaliste à La Marseillaise qui suit les affaires judiciaires pour le journal communiste.

Ahmed et Mohamed Ladj entourent leur père. Capture d’écran d’un documentaire de la RTBF de 1973. Le racisme à Marseille ou la mort de Lounès Ladj.

Il est accrédité à l’Évêché et suit de près toutes les affaires qui défraient déjà la chronique. “Dans le cas de Lounès, il y a des témoins nombreux, on a un modèle précis de voitures qui ont tourné sur place, raconte-t-il aujourd’hui avec précision. Surtout ils ont des douilles, celles d’un 7,65 modèle Unic qui est le matériel de base d’un policier. À partir de ces éléments-là, ils ont clairement de quoi avancer“.

La famille va récolter des preuves essentielles, appuyée par un gendarme du quartier.

Pourtant ce n’est pas du côté de la police, que ça bouge. Persuadés que la mort de leur frère est mise à l’étouffoir, la famille Ladj se démène de son côté, bien épaulé par Jean Dissler, leur avocat. “À l’époque, c’est mon oncle et mon père qui ont mené l’enquête par leurs propres moyens, retrace Soraya Ladj, née après ces évènements. Mon père a pris contact avec un gendarme qu’il connaissait du quartier parce qu’il n’avait pas confiance dans les policiers”. Les deux frères quadrillent le 15ème arrondissement à la recherche de témoins qui auraient aperçu les deux véhicules. Mais l’information capitale viendra d’une connaissance à eux qui sort des Baumettes. Là-bas, on sait qui a tué Lounès Ladj.

Comme le racontent Alain Dugrand et Alex Panzini en 1976, dans les Dossiers noirs du racisme dans le midi de la France, Mohamed Ladj donne cette information à un gendarme à la retraite qui organise une rencontre avec un de ses collègues de la section de recherche. Deux lettres anonymes appuient l’hypothèse des frères Ladj : les noms tombent. Il y est question d’un certain Raymond M. dit Monmond, un boucher de La Viste dont le frère est incarcéré.

Le gendarme n’a pas fait grand chose mais il a passé des coups de fil et mis les flics sous pression, raconte Alex Panzani. Du coup, la police judiciaire s’est auto-saisie de l’affaire et a entendu Raymond M. dans le cadre d’une autre affaire qui n’avait rien à voir. Ils ont fini par lui faire lâcher le nom de l’auteur principal, François Canto, un sous-brigadier de la sûreté“. Les deux hommes fréquentent le même club de tir à la Viste. Raymond M. est un colleur d’affiches de la droite locale. L’embryon d’un commando se dessine.

François Canto, un assassin policier

Le juge d’instruction se retrouve dans l’obligation d’agir, François Canto est arrêté, inculpé d’assassinat et écroué en détention provisoire en octobre 1974. Il passe aux aveux dès sa première audition. Les preuves de son implication sont sous les yeux des policiers de la sûreté depuis des mois. Ce pied-noir de Tunisie est dans la police depuis 1957, plutôt bien noté, selon ses supérieurs. Malade du cœur, il a multiplié les congés maladie durant l’année 1973.

Il est en congés, le 28 août quand il monte à la Calade et tire avec son arme de service qu’il a conservée de manière irrégulière. Il viendra la reposer à l’Évêché, le 4 septembre 1973. Elle est donc dans un râtelier, à quelques mètres de l’équipe de la Sûreté, chargée de l’enquête. C’est bien de cette arme que proviennent les trois balles qui ont fauché Lounès Ladj. Sa voiture est une 403 beige.

Ce soir-là, le commando est parti du club de tir de la Viste dont François Canto est président dans le but manifeste de tuer un arabe pour “venger” la mort du traminot Émile Guerlache, enterré le même jour. Mais les circonstances réelles de cette ratonnade ne seront jamais éclaircies. Pire, ce sont Ahmed et Mohamed Ladj qui vont être mis en cause.

Les deux frères emprisonnés

La fille de Mohamed fouille sur son téléphone. Elle a retrouvé une manchette du journal Libération du 4 décembre 1974 : “Arrêté pour avoir découvert le policier meurtrier de son frère Ladj Lounès”. “Je sais qu’il a fait six mois de prison pour rien à cette époque-là, confie-t-elle au sujet de son père. Mais je ne sais pas pourquoi”. Dans l’article de Libération, le journaliste Alain Dugrand ironise sur la coïncidence entre la découverte du policier suspect et l’arrestation de Mohamed Ladj :

“Le 21 novembre au matin, Mohamed est arrêté à son domicile à l’heure du laitier par des flics. Accusation : vol qualifié. Belle aubaine pour les flics marseillais. Mais des questions posées par cette arrestation pourraient trouver réponses dans les jours qui viennent. De multples tracasseries seront employées par la police contre la famille Ladj. Mohamed, de toute façon, n’est pas seul”.

Dans le livre qu’il cosigne avec Alex Panzani et l’avocat de la famille Jean Dissler, Alain Dugrand est plus précis. Il évoque le braquage d’une banque à la Madrague-Montredon auquel auraient participé des connaissances des deux frères, mis en cause par les trois malfaiteurs. Mais lesdits braqueurs ne tardent pas à se rétracter.

Cela n’éteint pas tout à fait les poursuites contre les deux frères qui se retrouvent menacés d’expulsion. “Il faut se souvenir qu’à l’époque, le statut des immigrés était régi par une circulaire qui les rendait expulsables du jour au lendemain, pose son avocat Jean Dissler, aujourd’hui installé à Colmar. Et là, on se retrouvait dans la situation absurde où la préfecture voulait expulser un homme qui était par ailleurs mis en cause dans un dossier judiciaire. Ça ne tenait pas“. L’affaire ne débouchera jamais.

La vérité judiciaire n’a pas été dite

Quant à la mort de Lounès Ladj, celle du suspect principal François Canto d’un malaise cardiaque en prison achève d’épaissir le brouillard sur les circonstances de son acte. Malgré l’évidence de l’existence d’un commando, personne n’a tenté de trouver le troisième homme qui accompagnait Canto dans sa 403. Le seul complice retrouvé, Raymond M., assure à l’époque avoir voulu suivre son copain pour l’empêcher de faire une bêtise.

Plus personne ne se souvient d’un procès aux assises de ce dernier. “Pour moi, les faits ont été correctionnalisés et il s’en est sorti sans condamnation”, estime Alex Panzani. Jean Dissler n’a pas gardé en mémoire une issue judiciaire. Mohamed Ladj est décédée en 2021. Quand à son frère Ahmed, il reste persuadé que certains des assassins de son frère ont poursuivi leur vie en toute impunité.

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Commentaires

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  1. MarsKaa MarsKaa

    C’est effarant. Les raisonnances avec, aujourd’hui, le discours de certains, à droite. On n’est pas sorti de cette Histoire.

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  2. kukulkan kukulkan

    quelle horreur ! les 50 ans de cette sombre année 1973 aurait du être commémorée en grande pompe par la Ville… une occasion ratée encore une fois…

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    • neplusetaire neplusetaire

      Le 21 février 2021 inauguration de la plaque commémorative de l’assassinat d’IBRAHIM ALI et l’avenue qui porte son nom. J’ai été attristée de ne pas entendre un rappel de l’assassinat raciste en 1973 de LADJ LOUNES âgé de 16 ans à moins de 2 km.

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  3. Lecteur Electeur Lecteur Electeur

    Un grand merci et bravo à Benoit Gilles pour ces rappels d’histoire du racisme criminel à Marseille. Pourquoi aussi peu de commentaires ? Qui ne dit mot consent dit on mais s’agit –il d’un consentement au racisme ou d’un consentement au rappel historique ?

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