[Été 73, crimes racistes en série] La grève générale en réponse à la haine
À partir d'août 1973, Marseille est le théâtre d'une série de meurtres racistes. Ces évènements sanglants coûtent la vie à au moins 17 personnes en quelques mois. Pourtant, cette histoire peine à s'écrire. Un demi-siècle plus tard, Marsactu replonge dans cet été meurtrier. Dernier épisode : quand la mobilisation spontanée et massive des travailleurs immigrés réplique à l'horreur.
Une affiche appelant à la grève générale du 3 septembre. (montage Marsactu)
En remontant les sources de l’époque, il semble que personne ne l’avait vue venir. Et pourtant, elle a bien existé. Le 3 septembre 1973, une grève massive des travailleurs arabes de Marseille et des alentours vient répondre à la vague de meurtres qui a touché des ressortissants algériens au cours des semaines précédentes. Une mobilisation de travailleurs pour répliquer à l’horreur.
Le mot d’ordre est simple : “grève générale contre le racisme”. À Marseille, ils seraient entre 18 et 40 000 à avoir débrayé. Le Provençal, cité par la chercheuse Rachida Brahim, estime que 60 % des 30 000 travailleurs “nord-africains” des Bouches-du-Rhône y prennent part. Les commerçants arabes sont appelés à baisser leur rideau, et beaucoup répondent à l’appel. Dans la France des années 1970 qui puise largement dans la main-d’oeuvre de ses anciennes colonies, une telle mobilisation ne peut pas passer inaperçue.
Au cours du mois de septembre, les appels à la grève pour dénoncer les crimes racistes se propagent à d’autres villes de France. Et en décembre après l’attentat du consulat d’Algérie, qui cause la mort de quatre personnes, d’autres grèves seront de nouveau très suivies à La Ciotat, mais aussi à Fos-sur-Mer, Marseille et à Martigues, comme le comptabilise précisément Le Monde à l’époque. Pourtant, de ces actions, on ne trouve aucun récit détaillé dans la presse locale. Et cinquante ans après, les témoignages directs des manifestants sont devenus très rares. Participant à l’oubli de ces semaines marquées par la terreur, mais aussi, dans un second temps, par la mobilisation sociale.
Mouvement spontané
Deux moments, dans deux villes du département, forment les étincelles de ces mouvements de travailleurs. Le 31 août 1973, à La Ciotat, les chantiers navals sont le théâtre d’un premier débrayage après deux actes racistes très violents survenus en deux jours. Un représentant de l’Amicale des Algériens en Europe, organisation liée au gouvernement algérien, en livre ce récit dans Le Monde : “Le premier s’est produit avant-hier [le 29 août], vers minuit. Deux individus venus en auto ont mitraillé les baraquements d’un bidonville algérien et les baraquements où dorment également des Algériens dans une carrière de La Ciotat. Il n’y a pas eu de victime. Hier soir [le 30 août], c’est un cocktail Molotov qui a été jeté dans un appartement où dormaient des Algériens”. En réaction, 1500 ouvriers algériens du port cessent le travail, comme les y encouragent des tracts qui circulent dans le port.
À Marseille, l’appel à la mobilisation survient le lendemain, le 1er septembre, lors du cortège de plusieurs milliers de personnes qui suit le cercueil du jeune Lounès Ladj, 16 ans. “Le jour où on raccompagne le corps de Lounès Ladj pour l’envoyer en Algérie, c’est une grande marche, digne, silencieuse, avec un recueillement exemplaire. Ce jour-là, un membre du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) prend la parole et annonce la grève générale deux jours plus tard”, se remémore Mustapha Mohammadi, aujourd’hui âgé de 76 ans et se revendiquant toujours militant du MTA. L’organisation, qui souffle en 1973 sa première bougie, a joué un rôle clé dans l’appui à ces soulèvements. Elle est fondée par des militants de gauche originaires du Maghreb issus des “comités Palestine”, souvent étudiants et opposants dans leurs propres pays.
“À cette période le travail qu’on faisait, c’était d’intervenir dans les hôtels meublés, auprès de ceux qu’on appelait les célibataires, et d’inciter les gens à la prudence pour ne pas se retrouver seul au retour des chantiers. On était aussi présents sur les marchés, à des événements, pour dénoncer cet état de fait et la passivité des services de police et de l’État français”, détaille Mustapha Mohammadi.
À la stupéfaction générale, ça a été un triomphe”
Le 3 septembre, Marseille voit des milliers de ses travailleurs arabes rejoindre le piquet de grève. “À la stupéfaction générale, ça a été un triomphe. Les gens étaient pris à la gorge, la seule arme qu’ils avaient, ils l’ont prise“, résume Samy Johsua, militant historique de la gauche marseillaise, la vingtaine à l’époque. La veille, des militants avaient sillonné la ville, ses chantiers et ses hôtels meublés, pour diffuser l’appel. “Je me souviens de prendre le bus à 4 h 30 pour aller partout distribuer des tracts pour annoncer la grève aux ouvriers des quartiers Nord”, retrace celui qui officiait alors au sein du mouvement trotskiste Révolution.
Quand ces immigrés ne travaillent pas, est-ce que vous les voyez toujours comme des violeurs, des agresseurs ?
Smaïne Idri, MTA
“Ce jour-là, devant les entrepôts où les patrons venaient chercher la main d’oeuvre journalière, il n’y avait personne, illustre Smaïne Idri, membre du MTA. Il y avait un piquet de grève. On a eu des discussions avec des patrons qui nous disaient “mais nous, on y est pour rien” mais on leur expliquait que c’était trop grave”. Pour lui comme pour tous les militants d’alors, le levier du travail était le bon pour marquer l’opinion publique. “Ce qu’on voulait dire c’est, en réponse à l’éditorial haineux et odieux de Gabriel Domenech : « quand ces immigrés ne travaillent pas, est-ce que vous les voyez toujours comme des violeurs, des agresseurs ? » C’était assez impressionnant comme moment”.
Meeting au Saint-Georges sous haute tension
Dans les jours et les semaines qui suivent, le mouvement va se prolonger. Des appels à cesser le travail fleurissent à travers la France, à Paris, Nice ou plus près à Toulon. À Marseille, quelques jours après première la grève, des organisations d’extrême gauche dont la Ligue communiste révolutionnaire, le Parti socialiste unifié et Révolution tiennent un meeting antiraciste dans une salle municipale située immeuble Saint-Georges, à deux pas des Catalans, dans une atmosphère lourde et sous les menaces de l’extrême droite. “Il y avait un climat de terreur, on avait un service d’ordre très outillé, on s’attendait à une agression, les invités se désistaient un par un”, se rappelle Samy Johsua, qui souligne que “pas une manifestation pour les étrangers ne se faisait sans menaces de l’extrême droite”.
La soirée se déroule finalement sans accrochage notable, mais pas sans commentaires acerbes du droitier Le Méridional qui en trace un compte-rendu depuis l’extérieur de la salle dans son édition du lendemain. Le journaliste, un dénommé R.H. Poulard, s’y offusque que la “manifestation extrémiste” a mobilisé plusieurs cars de CRS et de policiers, restés à distance, tandis que les “gauchistes”, “casqués et armés de barres de fer, tenaient le trottoir”. Les militants “gauchistes” de l’époque préfèrent se souvenir avec malice de l’édition pirate du Méridional qu’ils avaient réalisée pour l’occasion. À sa une, on pouvait lire : “Le Méridional est un journal raciste (…) incite à la haine et au meurtre” ou “aujourd’hui, votre journal ne ment pas”.
La gauche “classique” et la CGT à distance
Si l’extrême gauche et certaines associations soutiennent le mouvement des travailleurs contre la vague de haine, les syndicats traditionnels s’en tiennent à bonne distance. Une posture qui laisse aujourd’hui un goût amer à beaucoup des militants de 1973. “Quand on a fait la grève générale, les syndicats sont tombés des nues, ils ne comprenaient pas que cette grève puisse avoir lieu sans négociation avec les employeurs, sans réunion préparatoire, s’enorgueillit encore Mustapha Mohammadi. L’injustice, l’impunité des criminels et ceux qui surexploitaient la main d’œuvre, les syndicats ne se sont jamais souciés de ça. Tout le monde nous a invisibilisés, nous n’existions pas. Car on ne votait pas”.
L’attitude de la CGT se révèle particulièrement ambiguë. Dans La Marseillaise du 4 septembre de cette année-là, on peut lire un communiqué du syndicat enjoignant les travailleurs immigrés à ne pas prendre part à ces grèves, vues comme des “manœuvres“. L’union départementale estime que cette mobilisation va “gêner leurs luttes revendicatives au côté des autres salariés en fin de compte et toujours diviser pour gêner l’expression du mécontentement montant de toute la classe ouvrière”. Le lendemain, La Marseillaise publie un nouveau texte reconnaissant que le premier pouvait “prêter à confusion” alors qu’il ne fallait y voir qu’une “mise en garde faite contre l’utilisation qui peut en être faite et l’isolement qui peut en résulter pour les travailleurs immigrés”.
On leur disait, prenez en compte les problématiques de racisme et de logement indécent, et si vous ne le faites pas, on fera notre mouvement.
Smaïne Idri, MTA
Au motif de ne pas diviser la classe ouvrière en fonction de son origine, la CGT refuse d’entendre que les travailleurs immigrés ont des revendications propres, à commencer par la lutte contre le racisme qu’ils subissent. “Il y a eu de l’incompréhension, confirme Smaïne Idri. Les syndicats disaient : « ce sont des militants comme les autres ». On leur disait d’accord, mais alors prenez en compte les problématiques de racisme et de logement indécent, et si vous ne le faîtes pas, on fera notre mouvement”. Le MTA, proche de l’extreme gauche maoïste française, trouvera parfois une oreille plus attentive dans d’autres organisations. “Nous étions beaucoup plus aidés par la CFDT qui nous prêtait ses locaux et ses rotatives pour imprimer les tracts et les affiches”, cite notamment Smaïne Idri.
Déjà encarté à la CGT en 1973, le militant marseillais Charles Hoareau était un tout jeune adulte. Il replace ces tensions dans le paysage politique des années 1970 : “l’extrême gauche voulaient remettre en cause la gauche classique et réglait des comptes. Les organisations comme Révolution voulaient manger du stal’ et la gauche voulait chasser du gauchiste…. Mais on peut quand même dire qu’il y a eu une réelle timidité dans la gauche classique, et que la CGT n’avait pas toute la virulence qu’il aurait fallu. Même si elle a eu le mérite de calmer et de contenir les plus haineux”. Lui-même a pris part aux manifestations des travailleurs immigrés malgré les mises en garde de l’union départementale. “Bien sûr, on nous prévenait que c’était des arabes gauchistes, mais à 18 ans, je n’écoutais pas les appels au calme”, sourit-il.
Un milieu associatif en construction
Les manifestants peuvent en revanche s’appuyer sur un milieu associatif en appui aux immigrés qui se structure tout juste à cette époque. Dans la région, depuis 1972, les actions de soutien aux travailleurs étrangers sans-papiers dans les chantiers et les exploitations agricoles se multiplient, entre autres sous l’impulsion du MTA. À cette époque, les Algériens peuvent bénéficier d’accord bilatéraux pour travailler en France légalement, ce qui n’est pas le cas des autres ressortissants du Maghreb, qui viennent souvent travailler clandestinement. Avec la hausse du chômage, le gouvernement a annoncé un durcissement de la législation prévu pour fin septembre 1973, via les circulaires Marcellin-Fontanet, et les bras de fer se multiplient.
À Marseille, l’association protestante la Cimade occupe déjà ses locaux à un angle de la rue de la République. On s’y concentre sur les cours d’alphabétisation pour les immigrés, mais le lieu va progressivement devenir au cours de l’année 1973 un repaire politique. Au point que son responsable, Berthier Perregaux, un ex-pasteur suisse, accusé de comploter contre l’État français, se retrouve expulsé de France au moment où les crimes racistes atteignent leur pic à Marseille. “C’est le seul Suisse de toute l’histoire à jamais avoir été expulsé”, ironise Samy Johsua.
“On m’a dit « vous vous occupez d’affaires françaises qui ne vous concernent pas.» Je pensais qu’en tant que Suisse et pasteur la France ne m’expulserait pas, confie-t-il à Marsactu. On était une cinquantaine de Français à Marseille à s’occuper de défendre les immigrés, des groupes de gauche, d’extrême gauche”.
Le 3 septembre 1973, au matin de la première grève, le responsable local de la Cimade est expulsé de France vers la Suisse.
Le cas de Berthier Perregaux illustre la paranoïa des autorités vis-à-vis de toute forme de militantisme pouvant venir en appui aux travailleurs immigrés. En août 1973, il est en vacances en famille. Une procédure d’expulsion à son encontre a été lancée au début de l’été pour avoir soutenu des travailleurs clandestins demandant leur régularisation. À son retour à Marseille, il est cueilli au réveil par un équipage conséquent de policiers le 3 septembre, qui le conduisent à l’aérodrome des Milles, direction Genève. Le Suisse rebelle ne pourra donc pas prendre part aux actions des jours suivants. Mais c’est en partie dans le local de son association qu’elles continueront de s’organiser. Alors que les pouvoirs publics sont accusés de fermer les yeux sur les crimes commis, la nouvelle de son expulsion aura l’effet d’un signal politique désastreux. Il est le troisième militant expulsé cet été-là à Marseille.
Le protestant ne pourra pas revenir en France, sauf autorisation spéciale, jusqu’en 1981. Il garde un souvenir précis de ces années marseillaises, qu’il compte raconter dans un récit en cours de finalisation. “C’était l’éveil, la prise de conscience des immigrés de leur force, de leur force politique, analyse-t-il. Avant ils étaient considérés comme rien du tout, et cette prise de conscience a eu lieu dans toute la France. Syndicats, partis politiques, tous se sont rendus compte que l’immigration était une force avec laquelle il fallait compter, et qu’il n’était plus possible de les ignorer”.
Débat ouvert et coup de pression diplomatique
En novembre 1973, le quotidien Libération envoie un reporter à Marseille pour évoquer les conséquences des événéments de l’été. Il formule en d’autres mots l’émulation politique en cours : “une frange de la population s’est mobilisée, avec l’extreme gauche et les militants arabes dans une campagne antiraciste qui obtient un certain succès : prévue pour une quinzaine, elle en est à un mois et demi et de très nombreux débats ont lieu dans tous les quartiers”.
Si les manifestations ont donné la parole à ces travailleurs terrifiés par les assassinats racistes et souvent exploités, une autre réaction aura un effet massif sur la prise de conscience de la société française. Le 19 septembre 1973, le président algérien Houari Boumédiene, annonce la fin de l’émigration de travailleurs de son pays vers la France, tant que leur sécurité ne sera plus assurée. Un coup de pression économique, mais aussi diplomatique, qui cause une belle frayeur notamment aux entrepreneurs provençaux.
Une perle d’archives résume le sentiment de panique qui a pu alors émerger. On y voit le président de l’Union patronale des Bouches-du-Rhône interrogé par l’ORTF sur l’annonce du gouvernement algérien. Choisissant chacun de ses phrases avec prudence, il se lance à mots couverts dans une opération pro-travailleurs algériens : “il est certain, qu’à moyen terme si ces mesures devaient être maintenues … nous savons que l’économie française a besoin de travailleurs immigrés…”.
Est-ce l’effet de la réponse digne et massive des travailleurs immigrés ? La conséquence du coup de pression de Boumédiene et de l’inquiétude du monde économique ? Ou encore l’écho des appels au calme formulés depuis l’archevêché ? Impossible de le savoir. Fin septembre, la vague d’assassinats racistes semble se clore à Marseille, avant la dramatique réplique que constituera l’attentat du consulat d’Algérie trois mois plus tard. De ces mois tragiques, beaucoup de récits sont tombés dans l’oubli, faute d’archives, faute d’écoute aussi.
Anonymement, un Marseillais qui ne souhaite pas révéler son identité, a pris sur lui de déposer en 2019 des plaques à l’endroit de la mort de chacune des victimes de cet été sanglant. Modestement, il explique à Marsactu que sa démarche est très intime, étant l’enfant de parents français et algériens. Lui-même est né en 1973. Pour les cinquante ans de ces événements, qui sont aussi les siens, il y a quelques jours, il a réparé les plaques et reposé les celles qui avaient disparu. Une commémoration intime et discrète, à défaut d’une cérémonie officielle pour cet épisode sombre de l’Histoire de la ville.
Commentaires
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Bravo pour cette série indispensable ! Les combats des opprimés pour faire reconnaître leur dignité sont une leçon pour tous. C’était il y a 50 ans seulement et tout à été fait pour recouvrir de mépris puis d’oubli le juste combat de ceux qui sont toujours assignés à travailler dur et à se taire sous les insultes et les agressions.
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merci pour ces article. Quel scandale que la Ville n’ait prévu aucune commémoration…
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Votre série sur ce sujet est vraiment superbe et nécessaire. Le qualificatif de “spontanée” dans le chapô de l’article à propos de la mobilisation est peut-être exagéré.
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