[Été 73, crimes racistes en série] Climat de terreur
À partir d'août 1973, Marseille est le théâtre d'une série de meurtres racistes. Ces évènements sanglants coûtent la vie à au moins 17 personnes en quelques mois. Pourtant, cette histoire peine à s'écrire. Un demi-siècle plus tard, Marsactu replonge dans cet été meurtrier. Troisième épisode : comment la peur a contaminé le quotidien des familles maghrébines jusqu'à modifier leurs habitudes.
Une rue du quartier de la porte d'Aix dans les années 70. (montage Marsactu)
En 1973, le grand secteur composé des rues entre la gare Saint-Charles, la porte d’Aix, le cours Belsunce et la rue Colbert était plus simplement connu comme le “quartier arabe”. Des milliers d’Algériens notamment, à la faveur de mesures facilitant leur travail en France suite aux accords d’Évian, y vivent, pour travailler dans la pétrochimie, les chantiers navals ou la construction, dans une ville et une région qui bâtissent très vite pour compenser une explosion démographique.
Dans le quartier, les bars et restaurants composent le tissu social de la communauté maghrébine. Parmi ces nombreux établissements, Hocine Bioud se souvient de l’un d’entre eux en particulier. En 1973, il a 13 ans, et s’il n’y habite pas, son père tient un restaurant de brochettes rue Bernard du Bois. Les vacances scolaires sont un rendez-vous pour aller mettre la main à la pâte dans l’affaire familiale. “On travaillait beaucoup, notamment le week-end. La clientèle était composée de Maghrébins, qui travaillaient à Port-de-Bouc ou pour construire le métro”, se souvient-il. Il raconte des souvenirs d’enfance heureux, dans une communauté solidaire, mais toujours sur un fond de tension, bien avant le meurtre d’Émile Guerlache, assassiné par un déséquilibré algérien. “Les contrôles de la police des travailleurs étaient constants, et se passaient souvent mal. J’ai vu des gens se rebeller, ils étaient embarqués pour se prendre une raclée”.
“On me disait de ne jamais rentrer seul”
L’ambiance est particulière cet été 1973 : Le Méridional n’est pas très lu dans cette communauté, mais la nouvelle de l’édito de Gabriel Domenech fait rapidement comprendre à tout le monde que le contexte, déjà très tendu, allait prendre un tournant dangereux. Les clients parlent, lisent, échangent, et l’adolescent écoute. “J’entendais qu’il y avait des réseaux qui s’organisaient pour attaquer les arabes seuls la nuit, ou au petit matin. Au fusil, ou tabassés. J’entendais des rumeurs qui disaient que certains Tunisiens étaient embauchés pour frapper des Algériens, pour semer la discorde chez les maghrébins. On me disait de ne jamais rentrer seul, de faire attention.”
Il n’y avait plus personne après 18h vers Belsunce, comme un couvre-feu.
Mustapha Mohammadi
Mustapha Mohammadi est un machiniste de 26 ans cette année-là. Il se souvient d’une peur qui monte dans la communauté. “L’information circulait, cours Belsunce, porte d’Aix, mais pas par les journaux. Les restaurants et cafés arabes jouaient un rôle important dans la diffusion des informations, et des comités de vigilance d’habitants se sont formés pour raccompagner les travailleurs notamment, car ceux qui ont été massacrés étaient isolés, habitaient seuls. Les gens étaient déjà bien conscients de la présence de la haine raciste, et même si on n’achetait pas le journal, on voyait les titres. La consigne était de se protéger, car les gens voyaient que la police ne les protégeait pas : non seulement elle s’en lavait les mains, mais en plus, elle protégeait les tueurs”.
Lui aussi, se souvient d’un quartier normalement animé le soir, qui ferme pour se protéger en juillet 1973 : “Il n’y avait plus personne après 18h vers Belsunce, comme un couvre-feu. Seule la police circulait, pour contrôler et embêter le premier basané qu’elle voyait”.
“Les événements n’étaient pas relayés dans les journaux”
La fréquentation du restaurant du père d’Hocine Bioud se fait donc plus diffuse en fin de journée : “Les gens sortaient de moins en moins le soir, et quand ils le faisaient, c’était en groupe, pour se protéger.” Celui qui, à l’époque n’est encore qu’un enfant, se rappelle d’un événement en particulier, qu’il gardera probablement en tête toute sa vie. “C’est peut-être le souvenir qui m’a le plus marqué. Un matin comme un autre, on travaillait dans le restaurant le rideau fermé, pour faire les brochettes avec mon père. J’avais entendu une explosion, que j’avais pris pour un pot d’échappement qui pétait. Mon père m’a rapidement dit que non, ce n’était pas un pot d’échappement, mais un coup de feu. Quelques heures plus tard, on a eu la nouvelle : quelques rues plus loin, un arabe qui se rendait au travail avait été tué”.
Un événement de plus, qui marque encore la communauté arabe de Marseille en 1973, mais n’a pas l’air de faire écho au-delà. “Mon père achetait Le Provençal tous les jours à cette époque, et les informations n’étaient pas relayées dans le journal mais autour des tables du restaurant”. Mustapha Mohammadi se souvient également : “Il y avait beaucoup de désinformation : les massacres étaient rarement relayés, et lorsqu’ils l’étaient, c’était décrit comme une rixe entre compatriotes algériens qui s’est mal finie”.
“Ce n’était pas un climat, c’étaient des actes”
Dans les quartiers Nord aussi, la situation est tendue. Yamina Benchenni et sa famille habitent à Bassens, “cité transit” de la ville, où les bus et camionnettes viennent tous les jours chercher de la main d’œuvre, et le travail ne manque pas. Son père fait partie de ces ouvriers, et la famille a déjà été touchée par un crime raciste. L’assassinat de l’oncle maternel de Yamina, à Narbonne, l’année d’avant sans que le coupable ne soit retrouvé, a beaucoup marqué la famille : “Mes parents étaient toujours très touchés. Ils avaient intériorisé la France comme un pays raciste, qui nous tuait. Donc cette année-là, mes grands frères avaient pour instruction de ne sortir que pour aller travailler”.
Les événements de l’été 73 confirment aussi là-bas un contexte déjà compliqué. “La police qui contrôlait les gens était souvent composée de rapatriés, d’agents qui parlaient en arabe, qui se comportaient comme dans une guerre d’Algérie qui continue. Ils propageaient une forme de terreur, ce n’était pas dû qu’à la mort du chauffeur de bus. La peur, ce n’était pas un climat, c’étaient des actes. Les parents tentaient de nous protéger, mais les oreilles des enfants traînaient, on savait des histoires.”
Mon père avait toujours un sac prêt devant la porte, avec l’essentiel, et une arme notamment. Au cas où il devait partir à n’importe quel moment, pour protéger sa famille.
Yamina Benchenni
Et à Bassens aussi, il y a un couvre-feu qui s’installe : “Mes frères, qui étaient plus âgés, ont été interdits de sortie très rapidement. On savait qu’à la suite de l’assassinat du chauffeur de bus, il allait y avoir des représailles. Forcément, on savait qu’un arabe allait payer, n’importe lequel, sans raison. Et le quartier était composé à 90% d’arabes. La solidarité de l’information s’est vite mise en place. On connaissait les gens dans le quartier qui étaient armés, officiellement pour célébrer les mariages. Mon père avait toujours un sac prêt devant la porte, avec l’essentiel, et une arme notamment. Au cas où il devait partir à n’importe quel moment, pour protéger sa famille”.
Marseille est aussi souvent un lieu de transition pour les travailleurs immigrés, qui poursuivent la route vers le reste de la France, là ou il y a du travail, et avec eux, l’information, les nouvelles des attaques, des meurtres. Mustapha Mohammadi se souvient d’une ambiance de travail particulièrement tendue : “Sur le chantier, les employeurs exploitaient les travailleurs arabes. Puis en rentrant le soir dans le quartier, ils risquaient de se faire massacrer”.
Hamid Aouameur habite à Paris en 1973 et fait partie des fondateurs du Mouvement des travailleurs arabes (MTA), formé quelques mois plus tôt. Lorsqu’il se rend, cet été-là à Marseille, il se rend à la rencontre des ouvriers immigrés, sur les chantiers navals de la Ciotat notamment. “Nous connaissions déjà la situation, on avait déjà perdu des gens, avec plusieurs meurtres les années précédentes. Sur les chantiers, les gens étaient donc organisés pour être en sécurité, car la menace des meurtres racistes planait”. Et c’est justement du monde ouvrier qu’arrivera la réponse politique à cette vague de terreur.
Commentaires
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Il est vrai que ces assassinats n’étaient pas relayés par la presse car, en 1973, j’avais 17 ans et, bien qu’assez politisé je n’en n’en avais pas entendu parler. On savait qu’il y avait des “ratonnades” perpétrées par des fachos du GUD ou autres mais pas des assassinats.
Mais attention Marsactu, quand vos journalistes parlent de “policiers rapatriés” qui faisaient des contrôles sans ménagement, de ne pas stigmatiser (pour reprendre un mot à la mode) toute cette communauté pied-noir. Ces gens là étaient d’abord des policiers, des policiers exerçant sous les présidences de Pompidou puis de Giscard. On était dans l’après 68 et le gouvernement montrait les muscles. Blocages de tout un quartier avec contrôles systématiques et remarques désobligeantes, cars de CRS garés toute une journée sur la Canebière sans qu’il y ait eu le moindre événement… On avait alors le sentiment d’être en présence d’une armée d’occupation. Nous étions jeunes et pleins d’espoirs mais c’étaient des années grises. On pourra critiquer la politique de Mitterrand, le revirement de 83, etc, mais 81 fut un vrai soulagement.
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